Total Recall de Paul Verhoeven (1990) est la très libre adaptation d’une nouvelle de Philip K. Dick, Souvenirs à vendre. Qui dit Dick dit réalités alternatives, mémoire altérée, questionnement sur l’identité, le libre arbitre et tutti quanti, autant de thèmes qu’on retrouve dans d’autres adaptations cinématographiques : Blade Runner (R. Scott, 1982), Minority Report (S. Spielberg, 2002) ou encore Paycheck (J. Woo, 2003).
VOYAGE AU CENTRE DE LA MÉMOIRE
Plantons d’abord le décor de cette réjouissante bobine. Douglas Quaid rêve toutes les nuits de la planète Mars, où il vit avec une femme brune. Sauf qu’en vérité il n’a jamais quitté cette bonne vieille Terre, où il est l’époux d’une femme blonde. Obsédé par ces visions nocturnes, il décide de se payer les services d’une entreprise qui offre à ses clients la possibilité de vacances fictives grâce à l’implant de faux souvenirs. Et là, c’est le drame. À peine les techniciens ont-ils commencé la procédure d’implantation que tout se détraque, et Quaid se retrouve dans la peau d’un agent secret poursuivi par une bande de méchants qui veulent lui faire la peau. Aussi prend-il la poudre d’escampette pour rejoindre la planète Mars où il espère résoudre quelques angoissantes questions : qui est-il, d’où vient-il, où va-t-il… Et très vite le doute surgit : est-il dans la réalité ou dans les souvenirs qu’il a achetés ? La suite des aventures de Quaid devient dès lors assez difficile à résumer, tant le film est riche en rebondissements et en ambiances différentes. Total Recall joue en effet sur plusieurs registres à la fois, et c’est l’un de ses points forts. Nous avons en premier lieu affaire à un film d’action, un véritable thriller avec force fusillades, courses poursuites et viriles bagarres au cours desquelles ce brave Arnold casse du méchant à tour de bras (astuce : le bruit des os broyés est en fait celui de branches de céleri cassées en deux). C’est ensuite un film comique où, dans sa première partie, Schwarzy n’hésite pas à dynamiter son image en incarnant un personnage un peu benêt qui ne comprend rien à ce qui lui arrive et encaisse moult coups de pied dans les roustons. Rassurons-nous, car dans la seconde partie il redeviendra le personnage auquel nous sommes habitués, une impitoyable machine à casser du céleri. Total Recall est aussi un film satirique qui dénonce les dérives de la société américaine à l’époque de Reagan et de Bush père : la planète Terre est inondée de logos, de publicités : Hilton Hotels, Casio, Fuji, Philips, Marlboro, Sony, Lite Beer, Coca-Cola… La planète Mars, qui de son côté s’abreuve de Pepsi, est aux mains d’une dictature mise en place par des grandes entreprises qui exploitent les ressources minières en vue de fabriquer des armes, et vendent l’air conditionné aux Martiens asservis. Le parallèle avec les colons britanniques s’appropriant la terre des Amérindiens est ici transparent. La charge est certes moins virulente que dans Robocop du même Paul Verhoeven sorti trois ans plus tôt, mais elle est bien là, évidente. Total Recall, enfin, aborde les thèmes de la réalité, des mondes virtuels, de la mémoire altérée, de la schizophrénie, sujets éminemment dickiens que l’on retrouve dans Blade Runner, Minority Report, Paycheck, Impostor (G. Fleder, 2002), L’Agence (G. Nolfi, 2011) et dans d’autres films encore qui empruntent à cet univers : The Truman Show (P. Weir, 1998) eXistenZ (D. Cronenberg, 1999), Inception. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est fabriqué ? Y a-t-il une frontière infranchissable entre monde réel et monde alternatif ? Les rêves sont-ils la matière de nos vies ? Suis-je Tchouang-tseu rêvant d’un papillon, ou un papillon rêvant de Tchouang-tseu ?


DE TOTAL RECALL À MINORITY REPORT
Attention divulgâchage à l’horizon. Plusieurs éléments donnent à penser que Quaid vit un rêve : il veut se retrouver dans la peau d’un espion, et c’est bien ce rôle qu’il va endosser ; il veut rencontrer une jeune femme brune – dont l’image s’affiche à l’écran lorsqu’on paramètre son rêve – et c’est bien elle qu’il va rencontrer ; un médecin employé par la société Rekall viendra le voir plus tard, lui expliquera que tout ceci n’est qu’une illusion chimique, lui racontera la suite et la fin de l’histoire et c’est exactement ainsi qu’elle se déroulera, jusqu’à un fondu au blanc final suggérant une lobotomie. Pas de doute, nous sommes dans un rêve programmé. Mais plusieurs autres scènes nous suggèrent au contraire que son expérience est bien réelle : une goutte de sueur coule le long du cou du toubib menacé par le flingue de Quaid ; s’il n’était qu’une projection mentale, il n’éprouverait pas cette frayeur ; certaines scènes du film mettent en scène les méchants uniquement ; si nous, spectateurs, pouvons y assister, cela signifie que nous ne sommes plus dans l’esprit de Quaid ; par conséquent, nous sommes dans la réalité. Comment peut-on être à la fois dans un rêve et dans la réalité ? Y aurait-il deux mondes qui coexistent ?
Quaid serait pris dans un rêve programmé qui dérape et le mène vers la lobotomie – ce que nous suggère la fin -, et en même temps serait de plain-pied dans la réalité puisqu’il devait être le héros de Minority Report, prévu pour être la suite de Total Recall (le retard dans sa mise en œuvre conduisit scénaristes et producteurs à abandonner cette idée, à en faire un film indépendant – à l’instar des deux nouvelles de Dick). Être ainsi et être autrement en même temps, telle est la question. Fin du divulgâchage. Total Recall, malgré son côté farcesque grand-guignolesque, nous place au cœur des questions que se posait Philip K. Dick, et l’on ne peut rêver meilleure introduction à l’univers de cet écrivain si étrange et si fascinant qui déclara, lors du festival international de science-fiction de Metz en septembre 1977 : « Un tas de gens prétendent se rappeler des vies antérieures ; je prétends, moi, me rappeler une autre vie présente. Je n’ai pas connaissance de déclarations semblables, mais je soupçonne que mon expérience n’est pas unique. Ce qui peut l’être, c’est le désir d’en parler. »
A la production : Buzz Feitshans, Ronald Shusett, Mario Kassar, Andrew G. Vajna, Robert Fentress & Elliott Shick pour Carolco Pictures et TriStar Pictures.
Derrière la caméra : Paul Verhoeven (réalisation). Gary Goldman, Ronald Shusett & Dan O’Bannon (scénario). Jost Vacano (chef opérateur). Jerry Goldsmith (musique).
A l’écran : Arnold Schwarzenegger, Sharon Stone, Rachel Ticotin, Ronny Cox, Michael Ironside, Marshall Bell, Mel Johnson Jr., Michael Champion.
Disponible sur : Ciné + en janvier 2022.