Dune : les trahisons de Denis Villeneuve

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Dune

« Monumental », « historique », « film de l’année » : la critique ne tarit pas d’éloges à l’égard de Dune. Denis Villeneuve, réalisateur polarisant, a d’ores et déjà réussi son pari, en convaincant son public-cible d’avoir réalisé selon ses propres dires « un Star Wars pour adultes ». Le problème ? Son public-cible compte bien un large panel d’adultes… Qui ne sont pour la plupart ni des lecteurs de Dune ni des fans de space operas.

DUNE, PREMIÈRE PARTIE

Qu’est-ce qu’une bonne adaptation ? A partir de quels critères peut-on considérer qu’une transposition à l’écran est réussie ou ratée ? C’est la question que pose Dune, ou plutôt Dune – Part One, la production ayant délibérément caché au public que Denis Villeneuve n’adaptait que la moitié du premier roman avec un titre mensonger, donc, sur ses affiches. Une semaine après sa sortie, et d’après un consensus extraordinaire allant d’un extrême à l’autre du spectre de la critique française – et à quelques exceptions près, elles-mêmes dénigrées pour s’être opposées à la doxa – il est de bon ton de dire que ce Dune est un chef d’œuvre, déjà appelé à faire date dans l’histoire de la science-fiction, une révolution mature et adulte du genre, comme si celle-ci n’était restée depuis les débuts du cinéma qu’un parent pauvre du 7e art, voué à vendre du sucre pour les enfants et les simples d’esprit, sans aucune considération artistique. Méliès, Lucas, Kubrick, Carpenter, Verhoeven, Scott, Cameron, Tarkovski, Honda, Otomo, Spielberg, Miller, les Wachowski : les voici toutes et tous balayés d’un simple revers de la main par Denis Villeneuve, devenu un maître absolu incontesté et surtout incontestable. Comprendre ce plébiscite demande de remonter quelques temps en arrière, lors d’une des premières projections presse de Dune en préambule à la campagne marketing digne de la Panzerdivision de Warner Bros. Un critique souligne le paradoxe suivant : toute la salle semblait avoir été soufflée par le film, applaudissait à tout rompre, et pourtant, de leur propre aveu, aucun des journalistes n’avait lu le livre. Voilà pourquoi Dune pose la question de l’adaptation. La théorie du « peu importe l’adaptation du moment que le film est bon » ne tient la route qu’à condition de mépriser le livre. Car dans le cas contraire, c’est qu’on considère sa forme, son style ou son fond comme dignes d’intérêt. Et c’est cet intérêt qui en justifie son adaptation. Logiquement, toute adaptation d’un livre digne d’intérêt se doit de transmettre un strict minimum du sens et de l’essence du livre à l’écran pour justifier sa transposition d’un médium à un autre. 

Attention néanmoins aux absolutismes et aux vérités toutes faites. Ce n’est pas parce qu’on a lu le livre d’origine que notre avis est forcément plus éclairé ou parole d’évangile. Un puriste ne fait pas de facto un bon critique. Cependant, il a un avantage sournois sur celui qui n’a pas lu le livre : il sait de quoi le film est censé parler. Le non-connaisseur ne peut que tenter de le deviner par le point de vue de l’adaptation. On en revient donc à cette question : qu’est-ce qu’une bonne adaptation, si ce n’est avant tout un bon film ? 

Une bonne adaptation ne doit pas trahir le propos du matériau d’origine ni la pensée de son auteur. Oui, on peut omettre, couper, remplacer des moments par d’autres, caricaturer, schématiser, prendre des raccourcis. Ou même trahir, mais avec style, si l’œuvre d’origine le requiert. C’est d’ailleurs nécessaire si le livre a certaines limites qu’un film peut alors transcender. On pense ici aux adaptations de James Bond d’après l’œuvre de Ian Fleming. Dans le registre de la science-fiction, le livre 2001, l’odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke donnait des réponses, alors que les questions dominent largement le film de Stanley Kubrick. Starship Troopers, lui, passe d’un manifeste militariste sur le papier à une satire antimilitariste à l’écran. Ce type de « trahison » reste tolérable, même admirable puisque ces films s’avèrent mieux écrits que les livres qu’ils adaptent. Mais dans le cas de Dune, pareille opération est-elle souhaitable ? Le propos de Frank Herbert était-il si problématique au point de devoir nécessairement le détourner ?

Dans les années 70, Alejandro Jodorowski avait essayé d’adapter Dune en ne reprenant que certains éléments du livre. Un choix d’auteur plutôt logique. Plus tard, Lynch accouchera d’un résumé express du livre au terme d’une production mouvementée sous l’égide de Dino De Laurentiis. Au tournant du XXIe siècle, la mini-série de John Harrison (trop souvent oubliée) décompose l’action de façon si plate que le soap prenait le pas sur le space opera. Villeneuve, enfin, réussit à condenser en un film les plus mauvaises idées de ses trois prédécesseurs en ne conservant que ce qu’il lui plaît, quitte à se passer de cohérence narrative ou à cacher le lore comme l’envisageait Jodorowski. Son résumé lorgne vers la mauvaise caricature lynchéenne, Villeneuve se contentant d’une mise en scène platement terre à terre des grandes lignes d’une moitié du livre.

Dune
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DENIS VILLENEUVE N’AIME PAS LE SPACE OPERA

L’échec de Villeneuve provoque d’autant plus la frustration qu’il se camoufle dans un objet d’esthète parfaitement calibré pour un public adepte des filtres Instagram et du minimalisme – soit en contradiction totale avec les descriptions d’Herbert, et surtout sa pensée. La palette colorimétrique du livre ne se limitait pas à des variations monochromes austères. Aucun vaisseau n’était identique. L’action n’était pas découpée dans une purée de sable illisible. Les armées se distinguaient facilement les unes des autres. La riche culture d’Arrakis se déployait sous les yeux du lecteur. Villeneuve, lui, évacue la moindre trace de vie. Les personnages semblent être des figurines de luxe désincarnées. Ils ne rient ni ne mangent presque jamais. Tout sentiment est réduit au maximum. Leur mort, mise en scène d’une manière exagérément ampoulée, ne suscite pas la moindre émotion. Dans l’adaptation « intégrale » de Lynch, on prenait le temps de manger, d’écouter de la musique, de tomber amoureux, de ressentir l’immensité d’un voyage interstellaire.

Le space opera de Denis Villeneuve ne laisse d’ailleurs que très peu de place… Au space operaQuid du voyage Caladan-Arrakis ? Un simple raccord. Comment voyage-t-on dans cet univers ? « L’épice permet de plier l’espace » dit le film. Par qui ? Comment ? Rien n’est jamais montré. Les Navigateurs, des créatures monstrueuses et fascinantes chez Herbert, sont ici totalement oubliés, alors qu’ils sont primordiaux à la saga. Tout l’arc narratif de Paul et de son fils Leto II pose la question du Complexe du Messie. Cette dernière, sabordée et effacée, n’apparaît que furtivement dans un seul petit dialogue au cours duquel Paul accuse sa mère d’avoir fait de lui un monstre en le préparant génétiquement à devenir l’Élu. Puis, plus rien. En évinçant donc le voyage spatial, les Navigateurs ou pire, en modifiant profondément l’apparence monstrueuse du Baron Harkonnen, Denis Villeneuve rejette tout ce qui fait la spécificité du genre du space opera, une méthode qu’il a d’ailleurs déjà appliquées à d’autres sous-genres avec Premier Contact (2016) et Blade Runner 2049 (2017). Doit-on consentir à chacune de ces omissions sous prétexte de simplifier le récit ? Où sont les monstres et les mutants ? Comment l’épice modifie-t-elle les corps et les consciences ? Pourquoi ne trouve-t-on pas d’eau sur Arrakis ? Ceux qui découvriront la saga avec ce seul film ne le sauront pas. Villeneuve se passe de l’essentiel dans un film qui consacre paradoxalement plus de la moitié de son temps à tout exposer.

Imaginez que le premier film de la saga Harry Potter n’adapte que la moitié du premier roman, cachant ainsi autant que possible la magie, sans jamais expliquer les origines d’Harry, le filmant une dizaine de fois en gros plan les yeux dans le vague, perdu dans ses pensées, mais jamais Hedwige, ni le serpent qui parle, ni les cours, ni les Dursley. Que la scène de Quidditch se passe dans le noir complet sans qu’on ne vous en explique les règles, ni vous apprenne clairement à distinguer les joueurs de chaque équipe. Que ce premier film se termine sur le troll dans les toilettes et que le réalisateur vous dise qu’il ne souhaite faire qu’une trilogie des deux premiers livres et surtout, ne pas toucher à la suite. Oseriez-vous affirmer qu’il s’agit là d’une bonne adaptation ? Villeneuve ne fait pas autre chose…

Dune
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PANIQUE SUR ARRAKIS !

Le minimalisme, ou l’épure, n’est pas en soi un mal ou un bien. Mais chez Villeneuve, il s’accommode d’autant moins du gigantisme que celui-ci oublie souvent d’utiliser l’intégralité de son cadre. L’information nécessaire à un plan occupe ainsi en général tout au plus 10 ou 15% de l’écran, le reste disparaissant dans le noir, le flou, le vide ou un aplat de couleur. Là où on serait en droit d’attendre à un spectacle épique et plein, on a plutôt l’impression de voir un Dune à la manière de Dogville (L.V. Trier, 2003), sans décors et dans le noir. Restreindre ainsi le talent du chef opérateur Greg Fraiser – qui n’utilise souvent que deux focales pour cadrer des dialogues ou des combats – revient à demander à un bon musicien de recomposer une symphonie de Mozart à l’aide d’une poignée de notes. En d’autres termes, la grammaire de mise en scène de Villeneuve est d’une pauvreté étouffante. Son découpage est atroce, la caméra bouge peu ou mal, les raccords n’ont parfois aucun sens et participent à la confusion des très rares scènes d’action. Le montage n’arrange pas son affaire : impossible de réellement saisir les ellipses temporelles. Le rasage de Jason Momoa varie ainsi par exemple d’une scène à l’autre sans raison.

La direction artistique contribue de même à cette grande débâcle. Denis Villeneuve ne montre Arrakis pas comme un désert extra-terrestre ou dépaysant. Quand il filme les Fremen prier, il les dépeint comme des musulmans contemporains, sans aucun élément qui puisse nous indiquer qu’on se trouve des dizaines de milliers d’années dans le futur. Le judaïsme, très important dans la saga d’Herbert, est d’ailleurs ici totalement effacé… Le refus de l’épique se cristallise également dans la représentation des vers géants, véritables mascottes de Dune présentes à peu près sur toutes les couvertures des livres de la saga. Villeneuve les affuble de trous béants en guise de bouches, pour en faire de simples précipices. A deux reprises on les montre comme l’équivalent en CGI du Sarlaac du Retour du Jedi (R. Marquand, 1983). L’animal est ici dissimulé, comme un secret honteux, ou comme le requin des Dents de la mer (S. Spielberg, 1975). C’est la démonstration parfaite que Villeneuve est incapable de mettre en scène de l’imaginaire pur. La troisième apparition d’un ver, terriblement plus petit, se fait même dans la pénombre totale. Un plan conçu pour être iconique (Paul face au ver) devient ainsi raté et illisible, au même titre que l’image furtive des Fremen chevauchant les bestioles. Les vers n’ont droit au final qu’à quatre misérables apparitions sur le film entier (!) Plus de cent cinquante minutes auront été nécessaires à Denis Villeneuve pour accoucher d’un blockbuster radin. Comment donc envisager l’adaptation du quatrième livre de la saga dans lequel le personnage principal, le fils de Paul, devient lui-même un hybride de ver géant ? Impossible de réconcilier Villeneuve et Herbert dans une même vision : tout les oppose.  

Le casting quatre étoiles réuni devant la caméra de Denis Villeneuve ne compense pas le vide à l’écran. La plupart des noms illustres se contente de faire acte de présence, faute de rôles solides, quand les têtes d’affiche peinent à imposer une once de majesté à leurs personnages. Dave Bautista est ainsi réduit à un simple rôle de figurant parfaitement inutile à l’intrigue. Si Timothée Chalamet s’en sort le mieux, il est pourtant à la peine sur chaque moment-clé. Par exemple, l’épreuve de la boîte, qui est une étape importante dans l’arc narrtif du héros, est ici réduite à peau de chagrin. Là où il devrait ressentir toute la douleur qu’un corps peut endurer, son visage ne montre qu’une gêne passagère. Il fait alors face à une Charlotte Rampling impassible, la tête coincée dans un filet de pêche qui lui sert de costume. Le tout se situe dans un « rien » de gris et de noir. C’est le type de scène qui résume parfaitement à quel point le film peut devenir involontairement drôle. Dans le même registre, on colle au Baron Harkonnen des airs de Colonel Kurtz dans Apocalypse Now. C’est un parti-pris. On imagine d’ailleurs sans peine la raison, puisqu’il s’agit effectivement dans les deux cas d’antagonistes chauves assez corpulents. Mais le lien s’arrête là. Et le parti-pris devient incohérent quand on réalise qu’il s’agit de deux entités totalement antithétiques. Le film ne manque donc pas d’idées, mais elles ne produisent pas de sens pour autant. A ce titre, le fait de multiplier les visions de Paul détourne tous les enjeux des scènes qui se déroulent au temps présent. Tout ce qu’on voit en temps réel devient alors le simple accessoire d’une scène future, qu’elle se déroule une heure plus tard ou dans un futur film promis d’avance. Cela donne à l’ensemble du projet l’aspect d’un teaser géant pour sa suite. Ce qui ne serait sans doute pas aussi délicieusement ironique si cela ne venait pas d’un réalisateur critiquant les films Marvel en promotion.

Dune ne manque pas d’une vision d’auteur ni de choix marqués, mais tous sont mauvais. Villeneuve a décidé de filmer et monter son space opera comme une publicité pour parfum de luxe de 2h45, le résultat ne peut être que raté. Tout comme la musique de Hans Zimmer, réduite à un patchwork anonyme, ou les costumes qui ressemblent plus à du prêt-à-porter qu’à des tenues futuristes. On est alors en droit de poser une question :  que reste-t-il donc à Dune ? Tous les éloges du monde. Mais comme James Cameron l’a appris avec Avatar (2009) bien avant Villeneuve, les louanges s’envolent aisément au gré du vent, comme des grains de sable dans le désert…

A la production : Mary Parent, Denis Villeneuve, Cale Boyter et Joseph M. Caracciolo Jr. pour Legendary Pictures.

Derrière la caméra : Denis Villeneuve (réalisation). Jon Spaihts, Denis Villeneuve et Eric Roth (scénario). Greg Fraiser (chef opérateur). Hans Zimmer (musique).

A l’écran : Timothée Chalamet, Rebecca Ferguson, Oscar Isaac, Jason Momoa, Stellan Skarsgard, Stephen McKinley Henderson, Josh Brolin, Javier Bardem.

En salle le : 15 septembre 2021.

Copyright photos : Warner Bros./The Ringer