Serpico : quand Sidney Lumet filmait le déclin de l’empire américain

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Tout le monde ou presque connaît Serpico. Le film de Sidney Lumet continue de ravir les cinéphiles d’hier et d’aujourd’hui. Cette aura doit à la collusion entre plusieurs facteurs. Le dialogue entre réalité, fiction et popularité s’inscrit dans le cadre d’une construction plus générale, mettant en jeu l’image du film autant que celles de personnages ou interprètes. A l’occasion de son cinquantième anniversaire, retour sur les coulisses de cette œuvre culte.

Frank Bullitt, Jimmy Doyle et Buddy Russo et Harry Callahan : seriez-vous capable de retrouver les noms des films où apparaissent ces quatre personnages ? Mon premier s’appelle Bullitt (P. Yates, 1968), mon deuxième se nomme French Connection (W. Friedkin, 1971) et mon troisième s’intitule Inspecteur Harry (D. Siegel, 1971). Ces films, pour la plupart cultes, doivent beaucoup au talent de leurs interprètes principaux. Le rôle du flic intègre, prêt à tout pour que justice soit faite, a souvent propulsé l’acteur qui l’incarne au firmament de la gloire. En 1973, avec Serpico, Sidney Lumet réussissait le double exploit d’imposer au langage courant un film et son personnage éponyme. Avant de devenir l’antonomase de l’honnêteté, la sortie de Serpico en décembre 1973 coïncide avec une période politique agitée.

Depuis quelques mois, l’opinion américaine est ébranlée par une affaire d’état destinée à faire date dans le pays de l’oncle Sam. Tout commence le 17 juin 1972. Cinq hommes en train de poser des micros sont arrêtés à l’intérieur de l’immeuble du Watergate, où siège le QG du parti démocrate à Washington. L’enquête souligne que les cambrioleurs ont agi pour le compte du « Comité de réélection du président ». Cette révélation est, dans un premier temps, passée sous silence par la presse jusqu’à ce que deux journalistes du Washington Post ne s’emparent de l’affaire. Aidés par un mystérieux informateur du nom de « Deep Throat », ces derniers vont cependant publier des informations sur les liens entre les espions sous les verrous et la présidence, mais aussi sur les financements douteux associés à la campagne du président Richard Nixon, élu en janvier 1969. Malgré ces découvertes, celui-ci assure sa réélection en novembre 1972. Il faut attendre février 1973 pour que le Sénat ouvre une commission d’enquête sur ce qu’il convient d’appeler le « Scandale du Watergate ». 

Les Américains découvrent médusés l’envers du décor de la Maison Blanche à l’issue des retransmissions en direct, à la télévision, des auditions menées par la commission sénatoriale en charge de l’enquête. Obstruction à la justice, abus de pouvoir et système d’écoute : telles sont les « pépites » que découvrent au fur et mesure le public. Ne pouvant plus renier son implication dans l’affaire, Nixon est contraint de démissionner en août 1974. Dans ce contexte de suspicion généralisée, où la confiance dans les institutions est profondément égratignée, Sidney Lumet décide d’adapter le « Serpicogate ». Au début des années 70, la politique n’est pas la seule à choir de son piédestal. En 1970, le maire de New-York, John Lindsay créait la commission d’enquête sur les allégations de corruption policières (plus connue sous le nom de « Commission Knapp »). Cette initiative politique faisait suite aux révélations du sergent David Durk et du policier Frank Serpico. Ce dernier n’avait cessé d’alerter les autorités à propos de la corruption qui gangrenait le New York City Police Department (NYPD).

John Lindsay, 1965 © Walter Albertin
Frank Serpico, 1971 © Ed Molinari/NY Daily News
Frank Serpico, 1971 © Ed Molinari/NY Daily News

SERPICO, UNE CERTAINE HISTOIRE DE L’AMÉRIQUE

Après les remous suscités par le Watergate, l’Amérique a besoin de se reconstruire une nouvelle image (de façade). Alors que le doute domine les esprits, période de suspicion oblige, quoi de mieux que Serpico pour remonter le moral des troupes ? L’histoire d’un flic qui part en croisade contre la corruption de ses pairs possède tous les ingrédients d’un film hollywoodien taillé sur mesure pour un pays en manque de héros. Et la Paramount l’a bien compris. Elle confie alors à Waldo Salt et Norman Wexler le soin d’adapter la biographie Serpico de Peter Maas, publiée en 1973. Ce choix ne doit rien au hasard. On doit, en effet, aux deux scénaristes les films les plus emblématiques de l’époque. Citons rapidement Macadam cow-boy (J. Schlesinger, 1969), Joe (J. G. Avildsen,1970) ou encore Le Retour (H. Ashby, 1978).

Le point commun entre tous ces films ? Mettre en scène des citoyens marginalisés qui accèdent au statut de héros. Si cinéma américain a toujours raffolé des antihéros magnifiques, les années 70 indexent cette tendance sur un nouveau courant cinématographique sous l’intitulé « New Hollywood », en écho aux bouleversements politiques et sociaux qui émanent, pour beaucoup, des mouvements contestataires issus de la contre-culture. La marginalité s’incarne désormais à l’écran à travers des personnages anticonformistes. Ces derniers s’habillent en hippies et refusent les compromissions nauséabondes encouragées par le gouvernement. La jeunesse qui rêve d’un autre monde voit enfin arriver sa bombe humaine en la personne de Al Pacino.

Serpico n’arrive pas comme un cheveu sur la soupe. Dès ses débuts au cinéma, l’acteur se spécialise dans les personnages en marge de la société. Son deuxième film, Panique à Needle Park, réalisé par Jerry Schatzberg en 1971, le plonge dans l’enfer de la drogue. Au moment où les États-Unis se lancent dans une guerre ouverte contre les toxicomanes, l’acteur choisit d’incarner un héroïnomane à hauteur d’homme. Même chose avec son troisième film Un après-midi de chien (S. Lumet, 1975). Sa troisième apparition au cinéma impulse une fructueuse collaboration artistique entre l’acteur et l’univers musclé de Sidney Lumet qui lui offre alors le rôle d’un braqueur prêt à tout pour financer la transition de son épouse transgenre. Cette audience accordée à ce que l’Amérique ne veut pas voir atteint, dans la filmographie du comédien, son point culminant en 1973. L’acteur tourne à nouveau sous la direction de Jerry Schatzberg et Sidney Lumet. Son rôle de vagabond lunaire dans L’Épouvantail lui vaut les faveurs de la critique (l’œuvre obtient en effet la Palme d’or), tandis que Serpico confirme définitivement son statut d’icône populaire.

Paramount Pictures
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DAVID CONTRE GOLIATH

Le succès de Serpico doit beaucoup à la rencontre entre l’acteur et son personnage. Une collusion s’installe d’emblée entre deux légendes. L’icône populaire Pacino devient la légende urbaine Serpico. Serpico, à l’instar de n’importe quel héros de cinéma, condense des mythologies diverses. Le personnage éponyme se nourrit d’une image qu’il construit, à la manière d’un jeu de miroir. Serpico est un apparatchik de la police à l’image de son interprète dont il renforce l’image d’acteur-caméléon. A l’instar de son personnage, Al Pacino a su conserver un statut à part, en se frayant un chemin au sein d’une industrie qui reste fortement dominée par les studios. Si Frank Serpico a vu sa popularité grimper avec le film, celle-ci a pris d’emblée une dimension quasi divine grâce à l’interprétation du comédien.

Il faut dire que Sidney Lumet met le paquet question références christiques. Le look hippie de Serpico évoque un Jésus des temps modernes. Raconter l’histoire d’un policier parti en croisade contre la corruption a d’ailleurs tout pour plaire à un cinéaste qui raffole de mettre en scène les coulisses du pouvoir judiciaire. Ainsi ce dernier peut-il disséquer le (dys)fonctionnement des institutions qui gèrent le pays. Le constat est morose, pour ne pas dire franchement révoltant. Le réalisateur compose un brulot fortement inflammable qui répond à ses obsessions cinématographiques. Ce dernier décortique les mécanismes du crime organisé dans la police new-yorkaise en se demandant à qui il profite réellement. Au flic ou au système qui le cautionne en silence en s’en mettant plein les poches ? Un peu des deux dirait le cinéaste. Son film s’inscrit dans un cinéma résolument engagé.

Serpico prend le relai la presse, en accordant une audience de masse à une affaire politique embarrassante pour le gouvernement en place. Serpico comprend qu’il vaut mieux être un ripoux qu’un bon flic. L’honnêteté se paie à coup de balles dans la poitrine. Le personnage incarne un Messie dont l’arrivée révèlera au peuple ce qu’il ne devrait pas voir. Le héros s’engage sur un long chemin de croix. Longue est l’attente avant de pouvoir endiguer la corruption qui règne au sommet. Sidney Lumet en profite pour dénoncer la récupération politique savamment orchestrée par le pouvoir. Sa médaille en chocolat rassemble fort à la carotte donnée au canasson obéissant. Le témoignage de Serpico s’avère fort utile à une institution, qui en profite pour se lancer dans un mielleux mea culpa pour mieux redorer son blason. Le cynisme s’affiche ainsi sans complexe lors du procès final. Le héros rêve d’une police un peu moins corrompue. Pour le politiquement correct, on repassera plus tard. Le bouc-émissaire choisit la démission. Le système peut reprendre son souffle. Il n’a perdu ni la mise, ni la face.

A la production : Dino De Laurentiis, Martin Bregman & Roger M. Rothstein pour Paramount Pictures.

Derrière la caméra : Sidney Lumet (réalisation). Peter Maas, Waldo Salt & Norman Wexler (scénario). Arthur J. Ornitz (chef opérateur). Mikus Theodorakis (musique).

A l’écran : Al Pacino, John Randolph, Jack Kehoe, Biff McGuire, Tony Roberts, M. Emmet Walsh, Barbara Eda-Young, Cornelia Sharpe.

Sur Ciné + le : 2 octobre 2022.

Copyright photos : Paramount Pictures.