Un film de Quentin Tarantino qui finit bien, dans lequel une femme noire s’achète le droit au bonheur, est une chose suffisamment rare pour qu’on mérite de s’y intéresser. Ça tombe bien, puisque 2022 marque le vingt-cinquième anniversaire ans de la sortie de Jackie Brown. Si elle n’est pas la plus célèbre du cinéaste, l’oeuvre demeure peut-être la plus politisée de sa filmographie. Retour sur un chef d’oeuvre injustement trop mésestimé.
Mia Wallace, Beatrix Kiddo, Jackie Brown : autant de noms aujourd’hui ancrés dans les annales du cinéma mondial. Qu’elles soient toxicomanes, en quête de vengeance ou de liberté, les héroïnes de Quentin Tarantino n’ont eu de cesse de briser les tabous en renouvelant le rôle alloué aux personnages féminins dans les films. Jackie Brown en offre un parfait exemple. Pris en étau entre l’iconique Pulp Fiction et la saga Kill Bill, le film pâtit d’une certaine impopularité auprès du public. La faute aux autres grands succès du cinéaste ? L’oeuvre en question sort trois ans après Pulp Fiction et cinq ans avant Kill Bill, deux longs-métrages qui forment à eux deux un concentré de l’univers tarantinesque, autant que de l’imaginaire collectif qu’on lui prête.
Jackie Brown constitue une parenthèse dans la filmographie du réalisateur. Après le succès de Pulp Fiction, Quentin Tarantino décide de rendre hommage à la Blaxploitation. Ce courant cinématographique, né dans les années 70 aux États-Unis, a participé à la revalorisation de l’image des Afro-américains en les mettant en scène dans des rôles « dignes » et de premier plan, loin personnages secondaires ou des faire-valoir auxquels Hollywood avait pour habitude de le reléguer. Quentin Tarantino choisit d’adapter le roman Punch créole d’Elmore Leonard paru en 1992. L’intrigue ? Jackie Burke, une hôtesse de l’air (de couleur blanche), arrondit ses fins de mois, en faisant la mule pour le trafiquant d’armes Ordell Robbie jusqu’à ce que deux agents fédéraux ne compromettent ce petit trafic en l’arrêtant pour possession de drogues.
S’il reprend presqu’à l’identique le scénario du roman d’Elmore Leonard, Quentin Tarantino n’hésite pas à transformer le nom du personnage principal en Brown, écho facétieux à la couleur de peau de son interprète à l’écran, Pam Grier, icône de la Blaxploitation (Coffy, Foxy Brown) alors en pleine traversée du désert. Jackie Brown redonne également un nouveau souffle à la carrière de Robert Forster, un régulier des séries B old school dans les années 70-80, plus tard redécouvert dans Breaking Bad. Quentin Tarantino lui offre le rôle de Max Cherry, un chargé de caution qui tombe sous le charme de l’héroïne éponyme.



JACKIE, CETTE DRÔLE DE DAME
Le scénario semble a priori banal, d’autant plus qu’on y retrouve les éléments classiques du film policier : trafic de drogues, violence, meurtres et histoires d’amour manquées. Autant de piliers du cinéma de Quentin Tarantino. Sans compter l’attention accordée à la bande originale qui offre des moments d’anthologie musicale (mentionnons la séquence d’ouverture dans l’aéroport où « Accros the 110th street » de Bobby Wommack résonne tandis que Pam Grier se dirige vers le tarmac). S’il possède bien l’ADN de son auteur, Jackie Brown préfigure aussi les thématiques qui émailleront le reste de la filmographie de QT. À commencer par l’importance accordée aux personnages féminins. L’héroïne incarnée par Pam Grier sert de prétexte à une mise en abyme narrative vertigineuse. L’histoire d’une hôtesse de l’air afro-américaine qui parvient à berner le système écrit en parallèle celle de son actrice. Le succès du film ? Un doigt d’honneur aux studios, alors peu enclins à confier des rôles de premier plan à des femmes noires âgées de plus de 40 ans (une situation qui n’a toujours guère changé à l’heure où paraît cet article). Héroïne tarantinesque, Jackie Brown s’affranchit progressivement de la tutelle masculine, contrairement à la Mia Wallace de Pulp Fiction.
Entre les mains de la police, qui souhaite s’en servir comme d’un appât, Jackie Brown échafaude un plan ingénieux. Travailler main dans la main avec les forces de l’ordre constitue pour elle une opportunité en or, celle de pouvoir gagner sa liberté. Ainsi, l’appât devient une redoutable prédatrice qui se joue aussi bien de la police que du crime. Jackie Brown trouve en la personne de Max Cherry un complice. A-t-elle profité de ses sentiments ? S’est-elle servie de lui ? Le film ne nous donne pas la réponse. Max Cherry affirme avoir agi, lui, de son plein gré. « Personne ne lui a mis le couteau sous la tempe », pourrait-on ajouter. Jackie Brown, donc, personnage énigmatique, loin de Mia Wallace – et ses allures de Louis Brooks vamp – réminiscence cinéphile de la Brigitte Bardot du Mépris.
Jackie Brown offre un personnage féminin qui s’écarte des sentiers (re)battus de la femme vénale et fatale. Ici, l’héroïne a conscience d’évoluer dans une société raciste dominée par des hommes blancs. Consciente aussi d’être discriminée pour sa couleur de peau et son âge sur le marché du travail, Jackie Brown se contente d’un job dans une compagnie aérienne qui la sous-paie. L’hôtesse ne craint pas tant de perdre son travail que de ne plus pouvoir en retrouver en cas de condamnation. Jackie Brown n’a d’autre choix que de se livrer à de menus trafics afin de pouvoir (sur)vivre au sein d’un système qui ne laisse aucune réelle perspective d’avenir aux personnes racisées et/ou issues des « minorités ». En partance pour l’Espagne au terme du film, l’héroïne signe ainsi son divorce définitif avec la « Terre promise » américaine.



JACKIE BROWN AU PANTHÉON
Jackie Brown, film féministe ? Assurément non. S’il a certes l’audace de mettre en scène une femme noire dans un rôle de premier plan au milieu de la fine fleur du star-system hollywoodien, le long-métrage n’en porte pas moins les tares et les traces de son auteur, amoureux des films de série B aux accents nanardesques et pas féministes pour un sou. Depuis presque trente ans, Quentin Tarantino s’ingénie à rendre hommage à un type de cinéma longtemps snobé par la critique. Jackie Brown lui permet de s’engouffrer dans la brèche d’un cinéma soucieux de dépoussiérer la figure du personnage féminin dans les films d’action. « La vengeance est un plat qui se mange froid » : un dicton que ne renierait ni Jackie Brown, ni ses sœurs jumelles Beatrix Kiddo et Shosanna Dreyfus, chacune conquérant sa liberté au prix d’une bataille revancharde, voire parfois mortelle.
Jackie Brown possède toutefois une place un peu particulière dans l’univers tarantinesque. Vingt-cinq ans après sa sortie, le long-métrage reste le seul dans la filmographie du cinéaste à mettre en scène une héroïne afro-américaine. On oublierait presque Kerry Washington dans Django Unchained (2012). L’actrice interprétait cependant un rôle secondaire, éclipsé par le héros éponyme. Jackie Brown, elle, reste le moteur de l’intrigue qu’elle joue et désamorce à sa guise, se drapant dans un costume d’hôtesse de l’air, d’ordinaire source des fantasmes patriarcaux, ici déconstruits. Un rôle qu’elle interprète aussi avec une ironie jubilatoire. Son cynisme et son indépendance activent une liberté déjà en puissance. L’oeuvre sonne alors comme un retour précoce du politique chez Quentin Tarantino. Comme si le cinéaste voulait racheter la scène purement gratuite du viol raciste de Marsellus Wallace par deux policiers blancs dans Pulp Fiction. Si on ne peut lui offrir vraiment un ticket pour le royaume des films féministes, Jack Brown ne démérite pas sa place au panthéon du 7e Art.
A la production : Quentin Tarantino, Lawrence Bender, Richard N. Gladstein, Elmore Leonard, Bob & Harvey Weinstein pour A Band Apart Films, Miramax Films, Lawrence Bender Productions & Mighty Mighty Afrodite.
Derrière la caméra : Quentin Tarantino (réalisation & scénario). Guillermo Navarro (chef opérateur).
A l’écran : Pam Grier, Samuel L. Jackson, Robert Forster, Bridget Fonda, Michael Keaton, Robert De Niro, Michael Bowen, Chris Tucker.
Sur Ciné + en : décembre 2022.