Pourquoi faut-il revoir Sur la route de Madison ?

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De l’inspecteur Harry aux vieux Américains moyens fatigués de Gran Torino (2008) et de La Mule (2019), des westerns aux hagiographies de héros modernes forts conservateurs comme Sully (2016) ou American Sniper (2016), Clint Eastwood a eu plusieurs carrières de réalisateur. Sur la route de Madison occupe une place tout à fait à part, comme une escale, et pas seulement parce que c’est une histoire d’amour toute simple…

UN ANTI-ROAD MOVIE

Clint Eastwood a réalisé plusieurs magnifiques road movies – Josey Wales (1976), Honkytonk Man (1982), Un Monde parfait (1993)  – mais comme son titre français ne l’indique pas, Sur la route de Madison est justement un anti-road movie, une ode discrète à ceux qui n’arrivent pas à partir. Ceux qui continueront toujours à rêver en regardant les voyageurs passer, ceux qui, empêtrés dans leur « vie de détails », ne deviendront pas des héros. La littérature et le cinéma américain en sont pleins, de ces naufragés désespérément sédentaires – ce sont eux qui peuplent le Trailerpark de Russell Banks (1981), encore eux qui regardent, interloqués, le vieillard qui lui enfin a osé, dans Une Histoire vraie (D. Lynch, 1999). Ce pauvre vieux, réduit à tailler la route sur un tracteur rhumatisant faute de permis de conduire : chaque personne qui l’héberge le suit des yeux d’un air rêveur quand il redémarre à l’aube. Si j’osais… Alors que son mari et ses enfants sont partis quelques jours à la foire agricole, Francesca, fermière de l’Iowa, connaît une très brève liaison avec un photographe de passage. Des années plus tard, à l’occasion de la mort de leur mère, les enfants devenus adultes découvriront le récit de cette parenthèse dorée, couché par écrit à leur attention. « Les récits sur la route célèbrent des héros, des lieux et des valeurs qui dès le départ ont été mythiques et non réels, » écrit Ronald Primeau dans Romance of the Road  (1996). Ici on est ancré dans le réel : Meryl Streep vaque chez elle à ses occupations de mère de famille, sans chaussures, littéralement les pieds bien sur terre. Quand l’amour survient, il la rend attentive au vent, à l’air frais, à tout ce qui concrètement l’étreint. La caméra s’attarde ainsi tout au long du film sur une myriade de petites sensations physiques éprouvées dans la solitude : la brise, l’eau qui goutte encore du pommeau de douche, la vue, de loin, de l’homme torse nu. 

© Ken Regan/Warner Bros.

© Ken Regan/Warner Bros.

UNE INITIATION AU BONHEUR

Francesca n’est pas tout à fait étrangère au voyage. Elle avait quitté son Italie natale pour suivre ce soldat yankee, ce fermier dont la vie rangée n’était finalement pas tout à fait à la hauteur du rêve américain qu’elle avait fait, là-bas, à Bari. « From Italy to Iowa », résume gentiment le photographe, comme pour se moquer de cette dérive. Et c’est dans une voiture, aux côtés de son époux, que se refermera pour Francesca l’occasion de s’enfuir à nouveau. Dehors, planté au milieu du carrefour, Clint Eastwood l’attend, trempé sous une pluie battante, mais elle n’osera pas se mouiller. La voiture, le symbole même de la route, de l’échappée belle, de la vitesse, devient une prison, le temps d’un gros plan sur la main de l’héroïne crispée sur la poignée, réduite à l’immobilité. Les hommes dans cette histoire sont un peu secondaires : le personnage du photographe est surtout un prétexte à cet éveil de la fermière engourdie. Et des deux enfants, c’est sur la fille que le film s’attarde davantage, c’est elle qui ose s’immerger complètement dans le récit de sa mère, allant jusqu’à enfiler la robe de celle-ci pour en lire les passages les plus intimes. 

Eastwood avait déjà adopté ce point de vue féminin dans un western, Pale Rider (1985), où deux femmes d’une petite communauté de chercheurs d’or, mère et fille, tombaient amoureuses du cavalier solitaire. La mère écoutait elle aussi la voix de la raison après une brève incartade, tandis que la fille laissait éclater sa passion. Mais on était dans un western, tout ceci se passait entre deux fusillades, alors qu’ici, les sentiments se déploient sans aucune agitation parasite. La sédentarité dominante de Madison n’est pourtant pas qu’une défaite. À la parenthèse amoureuse dans la vie de la mère en répond une autre, celle que vivent ses enfants adultes le temps de lire ensemble à haute voix les cahiers secrets dans la ferme parentale. De cette interruption statique du cours de leur vie, ils tireront une initiation au bonheur qui d’ordinaire se développe lors de voyages. De cette expérience, ils puiseront la force de s’attaquer aux insatisfactions de leurs propres vies. Et nous, vingt-cinq ans plus tard, revoyant Madison pour la cinquième fois, essuirons à nouveau quelques larmes de bien-être.

Sur la route de Madison (The Bridges to Madison County, 1995 – États-Unis) ; Réalisation : Clint Eastwood. Scénario : Richard LaGravenese d’après l’oeuvre de Robert James Waller. Avec : Meryl Streep, Clint Eastwood, Annie Corley, Jim Haynie, Victor Slezak, Sara Kathryn Schmitt, Debra Monk, Christopher Kroon, Richard Lage, Phyllis Lyons, Alison Wiegert, Brandon Bobst, Pearl Faessler R.E. « Stick » Faessler, Tania Mishler, Billie McNabb et Art Breese. Chef opérateur : Jack Green. Musique : Clint Eastwood, Lennie Niehaus et Buddy Kaye. Production : Clint Eastwood, Kathleen Kennedy, Michael Maurer et Tom Rooker – Malpaso Productions, Amblin Entertainment et Warner Bros. Pictures. Format : 1.85:1. Durée : 135 minutes.

En salle le 2 juin aux États-Unis, puis le 6 septembre 1995 en France.

Disponible en VHS le 15 octobre 1996.

Copyright illustration de couverture : Warner Bros./Roberto Yermo.