Casino : Martin Scorsese au purgatoire

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Casino

Loin d’être une itération mineure du modèle indépassable que serait Les Affranchis (1990), Casino (1995) représente la vraie apothéose de la carrière de Scorsese : une fresque documentaire et intimiste, dont les différentes facettes se rejoignent dans le portrait d’une chute, personnelle et collective, au sens quasi religieux du terme mais sans tomber dans l’exemplarité. Plaidoyer divulgâchant pour un chef d’œuvre insuffisamment encore reconnu comme tel.

LA FIN DE L’HISTOIRE DE L’OUEST

Sur l’affiche originelle du film, trois personnages apparaissent : Sam « Ace » Rothstein (Robert De Niro), Ginger McKenna (Sharon Stone) et Nicky Santoro (Joe Pesci). Mais si l’on y regarde bien, un quatrième personnage, central, apparaît au bas. Ce personnage, c’est Vegas. Avec Casino, Scorsese l’assume : il ne s’agit pas d’un Mean Streets (1973) ou d’un Affranchis de plus, comme les critiques de l’époque ont pu le lui reprocher. Casino est un film réaliste, sur une ville et sur une époque. Citons ses propos : il s’agit d’ « un film sur Vegas dans les années 1970 », « d’une certaine façon un documentaire » sur la Mafia locale, afin de « surtout montrer comment l’argent sort » de ce « parc d’attractions pour adultes ». « Nicky » Pesci se fait plus clair encore : le film montre comment « le pognon qu’on pique, on se le fait piquer ». Le plan séquence redoutable qui montre, au début du film, le chemin emprunté par l’argent blanchi, est éloquent par lui-même, témoignant par des moyens proprement cinématographiques d’une telle ambition.

Le film se base sur la véritable histoire de Frank Rosenthal, directeur de plusieurs casinos dans les années 1970, dont le parcours a été raconté dans un roman par le journaliste et futur scénariste du film, Nicholas Pileggi. Rosenthal est certes le modèle du personnage incarné par De Niro, mais il est plus qu’un modèle : il est une source. En effet, son concours actif, tout le long du tournage, a été une précieuse garantie de véridicité en temps réel. Le propos originel est bien de montrer comment, dans ces années de tous les excès, chaque casino de Vegas appartenait d’une manière ou d’une autre, en sous-main, à une famille de la pègre. Thelma Schoonmaker, la monteuse du film, affirme comme une évidence que Casino prend une dimension plus ample que Les Affranchis : il s’agit de montrer un assemblage complexe, permettant aux gangsters de Chicago de devenir influents à Vegas en y montant des affaires clinquantes, sans pour autant y mettre les pieds, car trop connus. Vegas est alors une zone franche, échappant en partie aux règles traditionnelles en usage au sein des familles mafieuses, un « royaume du rêve pour les déclassés » selon son réalisateur. Le chroniqueur Nicky Santoro le dit bien à sa manière : « Au pays, on me coffrerait. Ici : on me récompense » . 

Casino est une fresque où le documentaire tutoie le polar, à travers le propos central qu’est la chronique d’un milieu, ou, plutôt : du milieu. Pourtant, Casino ne saurait se réduire au tableau d’un milieu, clos et interlope, et de ses excès : le Vegas qui y est dépeint est le modèle réduit de la démesure états-unienne, et non simplement celui de sa mafia. Scorsese utilise volontairement une expression très connotée pour décrire la ville : il s’agirait d’une « terre d’opportunités » pour criminels ; le rêve américain poursuivi par d’autres moyens, en somme. Toujours pour le citer, Vegas serait une « gigantesque machine qui reflèterait l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui », qui représenterait même, dans une dimension presque polémique, « la fin de l’histoire de l’Ouest » ; comprendre : sa conquête. Go west, young man, promettait le rêve expansionniste et colonisateur : Casino montre l’autre côté du miroir, le pendant au XXe siècle de « Comment l’Ouest fut conquis » (pour reprendre le titre du film de 1962), et, surtout, par qui il fut exploité. Les valeurs américaines traditionnelles sont partagées par les personnages ; l’attachement à la libre entreprise, par exemple, se ressent dans le choix des mots, comme lorsqu’Ace parle, pour le blanchiment d’argent, de ses innovations, alliées à l’ardeur de Nicky : de vrais capitaines d’industrie. « Il faut des jeunes (Italo-)Américains qui aient envie de devenir milliardaires » pourrait être leur credo. Dans cette zone franche, à la fois ilot et enclave, l’individualisme conquérant et le commerce sans entraves semblent indissociables de l’expansion entrepreneuriale de la pègre, et même dynamisés par cette dernière.

Scorsese, provocateur, dépeint dès lors le libre marché local (et national) comme une lutte à mort d’autant plus vaine qu’elle n’a pour toute prétention que l’accès à un luxe toujours plus tapageur ; réaliser ses rêves en toc passe par le fait de détruire ceux des autres. « Ace », à son sommet, le dit au travers d’une litote : « Manque de peau, Nicky avait un rêve différent. »Il ne faut donc pas croire que les coups portés au système mafieux représentent un progrès démocratique ou un espoir de plus grande salubrité publique, vu la tournure que prend le film. Le show-business, l’incarnation même de l’emprise mafieuse locale, n’occupe qu’une scène, comme s’il n’était rien de plus qu’une des nombreuses émanations de la corruption, et non son pinacle, comme s’il était voué à échapper, discrètement, au grand ménage apparent ; comme si Scorsese laissait subrepticement entendre que le fait de confondre starisation et malversation demeurait d’une actualité toujours confondante. Plus encore, quand Vegas tend à devenir, en 1983, plus familiale, la ville ne devient pas plus transparente, au contraire : comme a pu l’exprimer Scorsese, « c’est devenu plus insidieux ». D’un côté, le Vegas des années 1970 est celui du clinquant de la mafia, des petites frappes rêvant trop haut, régies par des familles qui assurent une modération minimale ; de l’autre, le Vegas actuel s’avère une simple démocratisation du siphonnage des bourses individuelles par les acteurs de la grande Bourse, agents économiques aux méthodes industrielles, impersonnelles, dont le blanchiment s’appelle optimisation et la puissance de frappe, la respectabilité économique. Entre les deux, il n’y a qu’un pas, qui n’est pas nécessairement à l’honneur du second.

Si Casino, selon son metteur en scène, est un film « qui a une histoire mais pas d’intrigue », c’est qu’il dresse tout autant le portrait de personnages complexes que celui d’un lieu à son âge d’or : l’El Dorado des excès, du mauvais goût en son royaume, de la prolifération mafieuse et d’une ruée vers l’argent par définition insatiable. Le verdict de l’Ancien Testament n’est jamais loin : « Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est pas remplie ». Par conséquent, gare, dans cet ambigu Eden des bas-fonds, aux self-made men trop ambitieux, qui pensent que la Mare Nostrum suffisamment ruisselle et déborde.

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Tournage de Casino, 1995 © Phillip V. Caruso / Universal
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Tournage de Casino, 1995 © Phillip V. Caruso / Universal

L’ECCLÉSIASTE SONNE TOUJOURS DEUX FOIS

« Malheur à l’homme seul ! » proclame L’Ecclésiaste. Quand Scorsese, après sa Dernière Tentation du Christ (1988), revient au film de mafia, il garde en tête ces propos qu’en tant que chrétien contrarié (il se dit catholique non-pratiquant) il ne peut ignorer. C’est que cet adage de l’Ancien Testament, qui associe la solitude à une plaie, l’isolement à un péché, peut très bien être lu comme le credo de cet autre milieu, moins catholique… Credo que Casino illustre parfaitement, dans toute sa dimension de film choral.  Qui ne respecte pas le collectif périra par le collectif. Le film rappelle régulièrement que les « familles » ne sont jamais bien loin, surtout quand les héros ont tendance à les perdre de vue. Pastichant à plaisir les codes traditionnels du film de mafia, Scorsese les représente dans l’obscurité, toujours en groupe, jamais loin d’une table. Quand les pontes apparaissent à l’écran, c’est collectivement, pour tenir conseil, fût-ce dans un tribunal qui n’est, après tout, qu’une occasion parmi d’autres de se réunir. Quand un personnage central du film parvient à s’extraire de l’emprise de Vegas pour partir en cavale solitaire, c’est pour mieux se faire avoir par un autre collectif : un gang.

Scorsese, prolongeant et prenant à rebours Le Parrain III (F.F. Coppola, 1990), ne voit pas l’Église comme une mafia, mais perçoit dans la mafia une dimension ecclésiastique, en prenant le mot dans son sens originel : un rassemblement. Les capos pourraient tout à fait s’approprier le texte sacré, quand ce dernier proclame que « respecter les commandements est tout le devoir de l’homme ». Qui ne respecte pas cette table de la loi est voué à la chute. Ce n’est pas innocent si, en plein cœur du film, l’ « Ace » De Niro va accomplir l’une de ses premières erreurs, malheureusement la plus lourde, en perdant le sens du collectif. En refusant de reprendre à son service un ignare de première, seulement parce qu’il est « le beau-frère de », en refusant de se compromettre avec un incapable coûteux, le film proclame bien que l’enjeu de la compétence ou de l’incompétence n’est rien face à l’institution familiale. Le dernier des insignifiants peut entraîner la chute de l’édifice complet, au sein d’un lieu qui, lui-même, n’est qu’une ode urbanistique à la médiocrité : vouloir s’en extraire au nom de nobles sentiments est vain. De Niro pèche en prenant la fiction de self-made man, en laquelle il croit partiellement se reconnaître, pour argent comptant… Et en remuant le couteau de la méritocratie dans la plaie, quand il l’assortit d’une métaphore du jeu, avec une feinte candeur : « on gagne parfois », dit-il au shérif, beau-frère contrarié. Son interlocuteur comprendra très bien la provocation.

Comme dans toute tragédie, en plus du cycle ascension-chute, le spectateur ne peut que compatir avec De Niro, et le soutenir dans premier temps : d’autres auraient perdu patience avant lui. Pourtant, quand il s’enfonce dans son refus de se compromettre, tout le décalage de son attitude se fait ressentir, son erreur devient une faute ; et, quand il transfigure son refus en show télévisé, la tragédie se transforme en farce, à l’issue nécessairement macabre. D’autant qu’un incompétent peut en cacher un autre, et annoncer une nouvelle chute lui aussi. Toute la clôture du film, en effet, tourne elle-même autour d’un malhabile de première, une véritable catastrophe, le mot ayant pour premier sens, justement, un retournement final ; cette fois-ci, la farce, qu’incarne un personnage par trop bavard et avide de finances transparentes, devient tragédie, du fait de l’ampleur de ses conséquences. Le film confirme alors ce qui était latent depuis le début, volontairement souligné par Scorsese : la hauteur de vue mythologique d’un Parrain (1972) est bien loin. Ici, un Vito bling-bling doit compter sur un entourage qui est le pire de Sonny & Fredo Corleone réunis. L’homme seul est voué à chuter ; un homme seul peut être voué à faire chuter, d’autant plus s’il n’est pas le plus fin du lot. C’est que « le nombre de fous est infini » : l’Ecclésiaste a encore frappé.

La Dernière Tentation du Christ, 1988 © Universal
Casino
Générique de Casino, par Saul Bass © Universal

L’amour foutre

Casino fait le portrait d’une ville, d’une époque, d’un milieu, mais sans jamais quitter de vue le plus intime. Thelma Schoonmaker dit volontiers à quel point le film contient deux histoires : celle de la pègre, d’un côté, de l’autre, celle d’individus aux sentiments complexes et adverses. Scorsese y dresse le portrait d’une Bonnie et d’un Clyde (sexualisé, cette fois) dont la cavale tourne en orbite autour de machines à jeux, et, surtout, dont la belle échappée ne se fait pas l’un avec l’autre, mais l’un contre l’autre. Quand il dresse un résumé du film, on pressent que son réalisateur met d’une certaine manière en scène sa version perverse d’un film d’aventures à la John Huston : « l’histoire de deux personnages qui courent après un sac rempli d’argent. Ils sont mariés et ils veulent cet argent. »

Car Sin City est une terrible machine séductrice, au sens le plus diabolique du terme : à travers la relation entre « Ace » De Niro et « Ginger » Stone, le mafieux Roméo tombe ici amoureux, inconditionnellement et sans réciproque, d’une Juliette corrompue. Cette histoire d’amour n’avait rien pour durer, si ce n’est le démon Vegas : Ginger, selon Scorsese, « vend son âme au système » seulement faute de ne pouvoir résister au faste auquel « Ace » lui donne accès. Scorsese aime les personnages féminins en claire infériorité numérique mais à la complexité insondable : Ginger s’inscrit dans cette tradition. A l’inverse d’ « Ace », qui cherche à se faire un nom, à être un individu, à fonder une carrière comme une famille, celle-ci n’existe qu’en louvoyant. Tantôt acceptant de jouer les rôles imposés par la bonne société, tantôt rattrapée par les excès de Vegas, elle est loin, certes, d’être le parangon de la femme mariée, mais elle ne se résume pas pour autant à une vénale prostituée, soumise aux ordres d’un mari qui se ferait mac, ou d’un mac aux relents d’amant. Elle paraît, de fait, être celle qui court le plus après sa liberté, mais avec l’énergie du désespoir, et toujours pour se jeter dans de mauvais draps. Ses débordements de colère, de larmes, de sang, ne sont que la manifestation d’une vie qui déborde, qui aimerait ne pas dépendre des uns, sans avoir à tomber dans les bras des autres ; mais vivre le rêve américain de Vegas sans avoir les moyens de son ambition, c’est être condamnée à dépendre. Ses velléités d’individualisme sont promises à l’échec, car tantôt elle ne souhaite véritablement être seule, tantôt elle n’y parvient pas. Pour remplir sa vie, seul le tapageur demeure, notamment dans son rapport aux bijoux, qui traduit avec amertume sa quête de plénitude : « Ça fait trop si je les porte tous à la fois ? »

Il faut dire que, face à la loi de la superficialité qui régit à Vegas les relations humaines, seul « Ace » De Niro semble croire en la puissance salvatrice du sentiment amoureux. Le décalage avec Ginger en est comique : tandis qu’il rêve de s’extraire des bas-fonds de Vegas par une vie amoureuse et familiale empreinte de respectabilité, celle-ci ne recherche qu’une relation contractuelle, commerciale, prolongement logique des jeux d’argent. « Ace » ne fait guère preuve en la matière de lucidité : lors de sa première rencontre avec Ginger, cette dernière n’est-elle pas en train, littéralement, de jeter de l’argent en l’air ? Elle est d’ailleurs loin d’être la seule à percevoir le couple comme un investissement : « Nicky » Pesci, de manière signifiante, cache des diamants dans le chignon de sa femme. Quand il doit les récupérer, il la moleste, afin de s’assurer qu’elle n’en conserve pas par mégarde ; quand, dans une exclamation triomphante, le compte est bon, c’est seulement là, satisfait de la transaction, qu’il l’embrasse. Il est vrai que Ginger va plus loin, championne incontestée en la matière, dans la vision purement transactionnelle et matérialiste des relations humaines. Lorsque « Ace », insatisfait de seulement se destiner à des relations sexuelles avec elle, sans implication d’ordre émotionnel, la demande en mariage, elle retourne contre lui le lexique du casino, assumant de reproduire dans leur relation des rapports pécuniers : « Tu veux encaisser la mise ? » Ace, sans clairement mesurer l’ampleur de cette affirmation, entre, de manière funeste, dans son jeu : « Je mise tout d’un coup. » Le palier de la respectabilité nuptiale une fois atteint, leur relation ne change pas de nature pour autant : le mariage n’est qu’une itération de plus, dès ses fondements, d’une relation marchande, ce qu’Ace, touchant dans son idéalisme complètement déconnecté des faits, refuse explicitement de voir, laissant entendre qu’acheter une relation est un premier pas dans la construction de lendemains plus solides et romantiques. La putain cache bien à ses yeux la maman.

Si Vegas corrompt les sentiments, à l’inverse, l’amour auquel aspire « Ace » a tout pour faire s’effondrer l’édifice mafieux. Ginger joue le rôle la pièce coincée dans la machine, qui vient la gripper ; elle se fait astre obscur, qui va tout absorber. Là où tout le monde masque le fond d’irrationalité de son comportement, son impulsivité, ses émotions : elle, à outrance, les exhibe. « Ace » comprend vite que le sentiment amoureux, à l’image de Ginger, est ce qui résiste à son emprise. Le problème est que, plutôt que d’en prendre acte, il déploie un aveuglement nourri d’une obsession : celle d’in fine emporter la mise. Face à la désespérante absence de passion que lui renvoie en pleine face Ginger, comme un aveu d’échec qui saperait les fondements mêmes de sa réussite, il s’obstine à buter, en guise de premier pas, sur le mot « confiance ». Il répète en effet comme un mantra ce vœu pieux : si le coup de foudre n’est pas réciproque, il peut s’obtenir à la dérobée. Ce mot de « confiance » devient litanie absurde quand Ginger associe le moindre compliment personnel à un ticket de caisse : « Tu es merveilleux. Les bijoux aussi. -Tout ça n’est rien sans la confiance… » Quand elle avoue sans ambages qu’elle ne l’aime pas, « Ace » délivre une tirade de haut vol, pour la convaincre que rien ne vaut le respect mutuel comme ciment d’une relation, comme s’il cherchait avant tout à se convaincre qu’il avait raison de persévérer. Les scènes les plus tragicomiques du film proviennent de cette énergie qu’il déploie à intellectualiser ce qui n’a pas lieu d’être, ce qui n’est que passion, y compris quand la réalité saute aux yeux : par exemple, dans la scène du restaurant, où « Ace » calcule les dépenses qu’a pu réaliser Ginger, pour mieux démontrer qu’elle lui a menti. Il en vient à tenir compte des dépenses somptuaires de l’amant, James Woods (« même en comptant le prix de la montre, vu qu’il n’a aucun goût…»), pour tenter de comprendre les rouages d’un mensonge éhonté.

Quand « Ace » comprendra qu’il ne peut contrôler Ginger et qu’elle l’entraîne dans sa chute, ce sera trop tard : elle sera déjà imperméable à toute forme de compromis, inatteignable. Quand il en arrivera à se révolter et qu’il tâchera se montrer menaçant, il ne parviendra ni à la faire taire, ni jamais à visuellement la surplomber. Le superbe travail des diagonales lors de leurs disputes domestiques, quand « Ace » déploie sa colère, permet d’éviter la contre-plongée, la verticalité, comme s’il ne pouvait pas vraiment gagner. Suprême ironie, « Ace » réalisera en creux que le tic de langage fétiche des mafieux scorsesiens depuis Les Affranchis annonçait sa perte : en effet, malgré le grand nombre de scènes sans dialogues, simplement ponctuées par de la voix-off, le mot « fuck » revient à peu près dans chaque conversation… Jusqu’à ce constat final où le mot brille de mille feux en reprenant toutes ses acceptions : « I fucked up with her. » Avant même cette sentence, « Ace » a déjà peu à peu perdu, du fait de son entêtement, son acuité et ses moyens. Cet amour concourt à obscurcir son jugement, pourtant, aux premiers temps, si sûr ; ne parlons pas même de son impact sur Nicky.

C’est que l’amitié elle-même ne ressort pas indemne de ce vaste blanchiment d’argent et de sentiments. Le lien amical, formé par « Ace » et Nicky, au cœur du film, en fait le véritable couple qui va surmonter, jusqu’au bout, les aléas de la vie à deux. Ce n’est pas innocent si Scorsese a décidé de tordre les faits historiques, pour ne garder des quatre criminels principaux de cette époque que la double figure présente dans ce film, celle plutôt diplomate (De Niro), celle plutôt directe (Pesci). Cette condensation permet de tendre le drame d’une amitié qui va certes être éprouvée, mais ne jamais céder, malgré la double menace qui plane : celle d’une Ginger qui joue avec le feu du triangle amoureux, celle de la mafia de Chicago. Raffinement dans le drame, cette dernière a choisi précisément Nicky, l’ami d’enfance, pour surveiller « Ace » : elle entend bien, en guise de retour sur investissement, que ni l’un ni l’autre ne perde le contrôle sur les affaires comme sur soi. Car Pesci est ici beaucoup plus raisonnable que dans Les Affranchis ; pour citer le jugement sans appel du metteur en scène : « Dans une autre ville, il aurait pu survivre. »

De fait, en sus du monstre Vegas et des erreurs tragiques des uns et des autres, c’est par l’histoire d’un amour illusoire, qui jamais n’aurait pu être sans les lumières trompeuses de la ville, que tout le château de cartes s’effondre, dès lors que Nicky est emporté dans le tourbillon de cette passion doloriste. La célèbre ouverture du film annonce clairement la couleur tragique ; « Ace », déjà muet, marche, sur le rythme de la voix-off, celle de ses regrets : « Quand tu aimes quelqu’un, il faut lui faire confiance, sinon à quoi bon… » avant de disparaître dans une explosion, révélatrice du crédit à accorder à autrui. C’est qu’en amour, c’est comme au casino : comme le dirait « Ace » : « Plus on joue, plus on perd. » L’Ecclésiaste lui-même n’est ici guère réconfortant pour qui veut trouver, entre deux règlements de compte, des réponses encourageantes pour sa vie de couple : si tous les personnages sont d’accord avec le précepte selon lequel il est nécessaire de « prendre du plaisir avec la femme que l’on aime », ils goûtent peut-être moins cet autre aphorisme : « celui qui augmente sa science augmente sa douleur ». « Ace » traduit cette phrase autrement : « L’amour coûte cher (Love costs money). »

Casino
Robert de Niro dans Casino, 1995 © Universal
Casino
Sharon Stone dans Casino, 1995 © Universal

LA CATHÉDRALE DE SCORSESE

L’Ecclésiaste est un livre empreint de pessimisme. L’individu y est présenté comme soumis au déterminisme, sans perspective assurée de salut. Scorsese prédicateur n’est pas moins cruel : selon lui, les personnages de Casino « ont réellement une âme car, la preuve, ils la perdent ». Cette démonstration implacable permet d’envisager le film entier comme la parabole d’une chute, explicitement annoncée dès le générique d’ouverture, dernière œuvre de la légende des génériques, Saul Bass ; un générique testamentaire pour le personnage aussi, tourbillon cinématographique qui tend à confondre les flammes de l’abîme éternel avec les lumières du casino, dans une esthétique de vitrail infernal.

Le critique Alain Garel parle de Casino comme d’une « cathédrale », pour qualifier l’ampleur de sa réussite esthétique ; l’on peut tout autant utiliser ce mot, avec une connotation plus malléable, pour qualifier la ville de Vegas telle qu’elle y apparaît : une cathédrale de mauvais goût, certes, mais un vrai lieu de communion pour ceux qui ne croient plus, si ce n’est par tradition. La métaphore est présente à l’esprit du réalisateur, dans ses interviews, quand il parle de la ville comme d’un « sanctuaire pour voyous ». Les personnages eux-mêmes développent cette idée : « Vegas nous lave de nos péchés, comme Lourdes pour les estropiés. » Vegas est le paradis de ceux qui n’y auraient sinon pas droit, mais ce paradis aux airs de miroir déformant est lui-même déformé. Il peut en effet prendre un sérieux accent de purgatoire, et même devenir un enfer, quand il corrompt le sentiment amoureux, l’âme de Ginger, mais également l’esprit de ceux qui pensaient avoir les reins plus solides, à l’image de Nicky : comme l’affirme « Ace » : « Vegas l’a pourri. Vegas nous a tous eus. » Il n’est pas anodin que le paradis rêvé des criminels ne soit qu’un clinquant enfer, ou, selon l’angle avec lequel on éclaire cette boule à facettes, un paradis de pacotille. Le pouvoir destructeur de ce sanctuaire finit par se retourner contre lui-même : la vanité qu’il abrite le rattrape, les immeubles s’effondrent pour laisser place à une contrefaçon d’empyrée à bas coûts ; comme le dirait « Ace » : « Maintenant, on dirait Disneyland ». Un Disneyland pour personnes âgées, si l’on en croit la foule qui transparaît à l’écran pour entériner cette rude sentence, semblant jaillir d’une lumière blanche, comme si le nouveau Vegas devenait un au-delà réservé aux retraités. Vegas sans la mafia, c’est le vice présenté comme convenable ; l’extorsion demeure, rampante, impersonnelle mais industrielle : « Avant, on se connaissait ; maintenant, c’est un aéroport. »

Le regard serré, vide, d’ « Ace » trahira malgré tout sa mélancolie face à ce paradis perdu, bûcher d’une vanité dont il s’excuse moins qu’il ne la regrette. Tout le film peut être lu comme une vanité autour de ce personnage, au sens d’une œuvre d’art qui représente de manière métaphorique le temps qui passe, la mort et, surtout, la vacuité de l’être humain et de ses passions. « Ace », faute d’avoir perçu le vide de ses aspirations, va peu à peu se faire dévorer par ses futiles prétentions. Il étale même d’une certaine manière sa superbe inconsistance à travers tout le clinquant qui l’environne : ses vestes fluorescentes tape-à-l’œil, son côté John Barrymore en robe de chambre ; le cadrage même le condamne, lorsque sa tête paraît plus grosse que le casino. Au faîte de sa gloire, il ôte son pantalon entre deux rendez-vous ; il refuse de frapper l’amant de Ginger par refus, signifiant, de se salir les mains, laissant ce soin à des sous-traitants. Quand il définit les usages à Vegas, il se pose comme centre gravitationnel, non sans lâcher un « fuck » fétiche : « Il y a trois façons de faire, la bonne, la mauvaise, et la mienne. » Scorsese compare son « absolu contrôle de lui-même » à une forme d’« arrogance », à une version mafieuse d’Alec Guinness dans Le Pont de la rivière Kwaï (D. Lean, 1957). On peut même percevoir une forme de rêve démiurgique derrière l’omniscient « œil dans le ciel », comme appelle « Ace » ses caméras de surveillance.

Sam Rothstein comme bien d’autres figures cinématographiques de mafieux avant lui, c’est l’hybris théâtral, niché derrière son surnom : l’hybris, ce sentiment d’orgueil qui aveugle le personnage, et qui, davantage que stimuler son ascension, va provoquer sa chute. Scorsese définit le tragique du film ainsi : « La seule chose qui compte, c’est le pouvoir », « Ceux qui étaient impliqués ont franchi des limites qu’ils n’auraient pas dû dépasser », ils se voient « forts, surtout dans leur tête, et c’est pour ça qu’ils chutent ». Les autres personnages, qui le voient comme un havre de mesure, ne réalisent pleinement l’hybris d’ « Ace » qu’après que le mal est fait, eux-mêmes aveuglés par leur tempérament : quand ils s’écrient : « Qu’est-ce que tu fous à la télé ?! », c’est trop tard ; le film est tourné, la provocation envers les anciens est consommée. « Ace » ne reconnaît son hybris que rétrospectivement, à travers la référence mythologique, assénée en voix-off : « Les dieux nous souriaient, et je me suis compliqué la vie. » Il faut dire que R. Richardson, à la photographie, ne l’a pas aidé, lui qui avait pour consigne de mettre en avant ces tentantes « mains qui brillent » : dans la « ville de l’absence de limite » (Scorsese), la séduction est une tentation, et la tentation, perdition.

Si tout est vanité, alors, pour les personnages, le désert de Vegas, lieu reflet de leur âme, est le désert de leur propre inanité. Tous leurs efforts se résument à se débattre pour mieux au final emprunter une impasse. Rien de nouveau sous le soleil, d’autant plus quand il tape fort dans les Mojaves. Ce n’est pas pour rien si les règlements de compte s’y terminent, enterrant les rêves et les espoirs des uns sous les illusions de grandeur des autres. Il est significatif qu’« Ace », tout habillé de blanc, attendant Nicky au beau milieu du désert, soit filmé de loin, en plan général, comme pour rappeler la futilité des ambitions humaines. La terrifiante vanité des personnages n’appelle au final que de la pitié, celle qu’éprouve le spectateur face au récit rétrospectif, en voix-off, d’une vie placée sous le sceau de la vacuité, à courir après puis regretter des paillettes déjà disparues. Voilà la morale de toute cette débauche de fluides corporels : à quoi bon ? La fantasmagorie, du moins un temps, aura été belle. Scorsese assume aller bien plus loin que ce qui était en germe dans l’épilogue des Affranchis : tout Casino en serait le prolongement, « sur le thème de la solitude et de l’abandon ». La construction du film entière annonce la couleur : le montage s’appuie principalement sur une voix-off testamentaire, accompagnée d’une bande originale « ironique, triste, amère » (Scorsese), appuyée sur des plans séquences et des jeux de lumière devant lesquels les personnages s’effacent. Ce parti-pris permet de longues scènes dans lesquelles les personnages demeurent muets, déjà figés, déjà passés. Cela est d’autant plus flagrant dans la seconde moitié du film : le déclin y est filmé avec une voix-off en retrait, plus discrète, comme laissant voir ce qu’elle a encore du mal à narrer.

Casino montre des âmes en lutte dans le désert des prétentions humaines : elles ne sont qu’un souffle, prêt à disparaître. Souffle, c’est le sens originel du mot vanité : « Ace » semble ironiquement ne pas le percevoir lorsqu’il souffle, pour se porter chance, sur les dés, qui deviennent alors un reflet, celui de sa propre vie. En a-t-il conscience lorsque le film se clôt, lorsque son regard final prend à témoin le spectateur ?« Je pouvais encore rapporter. Et ça s’arrête là. » « Ace » n’a peut-être pas saisi pleinement ce constat d’échec, ou plutôt vit avec : même si son monde s’est effondré, il continue à poursuivre son chemin, en mode automatique, en continuant à « rapporter » pour d’autres. Cela n’a guère plus de sens, mais sa vie, après tout, en a toujours été dénuée. Sam « Ace » Rothstein devient malgré lui l’allégorie de l’acédie : sa vie incarne à elle seule ce concept, qui désigne l’ennui, le dégoût, et, ici, le découragement ontologique. En un mot : le Silence (2016), auquel le réalisateur a dédié un film. La vanité des ambitions initiales transparaît par le retour final à la case départ ; The Irishman (2019) donnera le coup de grâce aux mafieux scorsesiens, poussant la logique jusqu’au bout, en privant son protagoniste d’une véritable ascension, afin qu’il ne jouisse pas même de la seule consolation qui demeure dans Casino : le souvenir glorieux d’une chute. Au final, seule demeure, au grand jour, la solitude. « Ace » l’avait peut-être compris, lorsqu’il constatait qu’au moins,« la nuit, on ne voit pas le désert. »

Casino de Martin Scorsese, à revoir sur Ciné + Frisson le 12 février.

Copyright illustration : Universal Pictures / The Ringer.