Only Lovers Left Alive : pour une nouvelle esthétique de l’amour

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Sorti en 2013 et présenté en Sélection officielle à la 66e édition du festival de Cannes, Only Lovers Left Alive, de Jim Jarmusch, nous plonge dans l’intimité hypnotique d’un couple de vampires, qui, à travers les âges, tentent de laisser leur emprunte esthétique dans un monde progressivement délaissé des vivants. Le véritable élixir d’éternelle jeunesse se consomme alors dans les métamorphoses de l’art, l’idéal d’un amour immortel qui fait oeuvre dans une fascinante célébration du cinéma.

Une femme allongée sur son lit, un homme affaissé sur son canapé. Les plans se juxtaposent, la platine fonctionne, sintercale entre les prises, rythme lintrication de ces deux personnages, lhypnose de ces deux tableaux vivants, cette transe dune musique qui se fait étreinte. Only Lovers Left Alive est lhistoire du prolongement de cette scène douverture, de cette recherche, dans la dualité matérielle, la séparation contingente de la chair, de lunité spirituelle de deux êtres. Ici, le vampirisme ne renvoie en rien à la mythologie traditionnellement représentée au cinéma, mais est plutôt le symbole de la quête métaphysique dun absolu à trouver dans losmose éphémère avec lart, louverture répétée à la rencontre éternelle entre deux âmes prêtes à ne faire quune dans la tangence continue de leur rencontre. Le couple de vampires (Tilda Swinton et Tom Hiddleston) sapproprie le génie de lhomme pour mieux sextraire de sa condition, ressusciter la beauté oubliée de ses œuvres dans nos sociétés modernes. Leur amour est cette nouvelle esthétique, limmortalité la nouvelle modalité sensible de cette résonance entre deux âmes, cette transfiguration alchimique de lexpérience humaine à partir de son sang, des faibles pulsations de son cœur presque éteint, détourné de la vocation qui faisait jadis sa grandeur.

Le Pacte
Le Pacte
Le Pacte

LE VAMPIRISME COMME ART D’AIMER

Quils soient à Détroit ou Tanger, les deux personnages errent dans ce même paysage de la désolation, des vestiges dun au-delà queux seuls ont connu, et tentent désespérément de raviver dans lombre de leur existence surnaturelle. Lui égrène des notes mélancoliques sur sa guitare, elle relit les mêmes classiques du passé, tous deux sacralisent le passage du temps dans leur vécu de ce qui est désormais hors datteinte, seulement palpable dans lininterruption de leurs retrouvailles, lors desquelles la mémoire devient présente, l’éternité une réincarnation. Ici, les vampires révèlent linhumanité de lart et du temps, leur transgression continue des limites de lincarnation dans lextase dune vision, lillumination de réminiscences. Avec eux, nous parcourons les siècles dans la simple actualisation du souvenir dans leur regard, traversons les rues désertes de labsolu en nous rendant compte quil suffit peut-être de réapprendre à le percevoir à travers l’étrangeté du monde actuel. Leur nuit est une lumière, la manifestation dune vérité obscurcie dans le jour, le témoignage que limpossible est à portée de main, jusqu’à lultime renversement : les vampires ressuscitent nos morts, sont davantage fidèles à la vie que les vivants eux-mêmes.

Tous deux sont des sur-vivants, des êtres qui parachèvent la nature humaine dans son dépassement même. Lorsque la vie sapprête à rendre son dernier souffle, lorsquil ny a plus despoir, seul lamour persiste, sauve, annonce la transformation du sang, de l’égarement de lhomme, en lor immortel de lart. Sur-vivre répond à cette exigence de création commune à lart et à lamour, et cest précisément ce que rend visible la fin du film, où la menace de mort se dissout devant le consentement du couple à continuer à être leur hantise, le rappel incessant de leur nécessité vitale. La mort serait moins linterruption brutale de la vie que lextinction silencieuse de luniversalité dune civilisation conquise dans lhéritage de ses chefs d’œuvre, la perpétuation de l’émotion unique ressentie à leur contact. Les vampires sont porteurs de ce message transgénérationnel : aimer, cest avant tout créer, de telle sorte que les véritables morts ne sont pas ceux que lon croit.

Only Lovers Left Alive est alors un manifeste esthétique, où la figure des vampires est une manière paradoxalement vivante de combler le manque-à-être de lexistence dans la subversion continue de son sens. Eux seuls nous montrent quil est possible de convertir lappel physique du sang, les besoins fondamentaux du corps, en une expérience-limite des données sensibles, où la vie, dans sa brutalité originelle, devient la vocation transcendante dune œuvre, limpulsion originale dun style comme art daimer.

A la production : Mark Burg, Oren Koules, Chris Rock, Daniel J. Heffner, James Wan et Leigh Whannell pour Twisted Pictures et Serendipity Productions.

Derrière la caméra : Darren Lynn Bousman (réalisation). Pete Goldfinger, Josh Stolberg et Chris Rock (scénario). Jordan Oram (chef opérateur). Charlie Clouser (musique).

A l’écran : Tom Hiddleston, Tilda Swinton, Mia Wasikowska, John Hurt, Anton Yelchin, Jeffrey Wright, Slimane Dazi, Carter Logan..

Sur Ciné + en : février 2023.

Copyright illustration : Lisa Korsakova.