On le sait en s’installant devant son écran – on s’apprête à regarder, ou plutôt à s’immerger dans le dernier acte de la saga mafieuse de Martin Scorsese, qui en gravit ici la marche la plus haute. Après les petites frappes de Mean Streets (1973), le clan local des Affranchis (1990), le grand banditisme de Casino (1995), nous pénétrons, toujours menés par Robert De Niro, dans l’Histoire avec un grand H : l’assassinat politique, celui de Jimmy Hoffa, chef du syndicat des routiers (et aussi celui du Président Kennedy), et l’échec de la baie des Cochons. Toutes affaires mystérieuses, jamais entièrement élucidées, derrière lesquelles se profile la mafia.
COMPLOT DE FAMILLE
Comme dans Les Affranchis, qui fête ses trente ans cette année, la voix off du personnage principal nous introduit dans le secret des innombrables combines qui agitent le milieu – rivalités personnelles, conflits d’intérêt, ambitions politiques, montages financiers douteux, subornation de témoins, passages en prison, hommes de paille qui prennent la grosse tête. Un petit milieu italien impénétrable pour les autres, car tout le monde (la chose est précisée dans les deux films) y porte les mêmes prénoms – Pete et Paul dans Les Affranchis, Tony dans The Irishman. Cette fois, nous voilà face au plus osé des dispositifs : réactivant des liens anciens entre la mafia et la famille Kennedy (par le biais de Kennedy père, impliqué dans de louches trafics à l’époque de la Prohibition), les gangsters entreprennent de truquer les élections. Une fois élu, ils comptent bien sur JFK pour leur renvoyer l’ascenseur en renversant Castro à Cuba, permettant ainsi à la pègre italo-américaine de récupérer ses casinos de La Havane. Ce sera sans compter sur Robert Kennedy, frère du nouveau Président et ministre de la justice au cœur pur, qui se lancera dans une croisade anti-mafia ; sans oublier, évidemment, le fiasco de la baie des Cochons. Une avalanche de péripéties, donc, à trois hauteurs distinctes au moins : le parcours de l’Irlandais Frank Sheeran (Robert De Niro), depuis ses débuts en petit chauffeur routier arrondissant ses fins de mois, celui de Jimmy Hoffa (Al Pacino) que l’on rencontre au sommet de sa puissance pour assister peu à peu à sa perte d’influence, et les présidences Kennedy et Nixon. Pourtant, ce foisonnement d’événements n’est qu’une distraction, et la filiation d’un film de gangsters scorsésien à l’autre une duperie. Si The Irishman regorge d’échos des Affranchis, son propos est en fait tout autre, on est au delà de l’autocélébration.

Le casting des Affranchis, en 1990 © Warner Bros

Le casting de The Irishman, en 2019 © Netflix
LA CORDE
Dans Les Affranchis, tout tournait autour des fantasmes du jeune héros, de son désir de se sortir de la sinistre vie des gens ordinaires. De la première phrase de son récit (« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être gangster ») à sa conclusion (« Je vais finir ma vie comme un plouc ») prononcée devant un pavillon de banlieue, quintessence de l’American way of life des classes moyennes. Là n’est pas ce qui anime le récit de The Irishman bien qu’il s’agisse aussi d’un flash-back (ou plutôt deux flash-backs enchâssés), celui, cette fois, d’un très vieil homme. Un très vieil homme qui, un beau jour de 1975, s’était passé la corde au cou sans le savoir encore, condamné moralement, en acceptant de partir sur la route pour assister à un mariage, avant que cette expédition ne se transforme en trahison suprême. Mais ce destin était déjà tracé, comme son itinéraire sur la carte routière qui ressemble à une corde de pendu. La culpabilité, le remords, la rédemption peut-être, sont au cœur de cet égrènement de souvenirs : les scènes où Sheeran apparaît en vieux pensionnaire d’une maison de retraite incluent souvent des statues de la Vierge. Tout le long du film, les regards noirs de sa fille quasi-muette, enfant puis adolescente puis adulte, ponctuent les actes criminels du héros, assortis d’un seul commentaire : « Pourquoi ? » Qu’a-t-il à espérer de l’au-delà, quand les seules traces de sa défunte femme sont des cendriers à vider dans toutes les pièces de la maison ? Lorsque la caméra suivait, en un long et célèbre plan-séquence, le Henry Hill des Affranchis (Ray Liotta) pénétrant dans un restaurant, c’était pour nous résumer avec virtuosité toute sa trajectoire de vie : de l’entrée de service à la meilleure table. Ou encore, dans une des scènes restées les plus fameuses, c’était l’occasion de nous présenter toute une galerie de personnages amis. The Irishman s’ouvre de la même manière, mais cette fois, la caméra cherche en vain un visage familier, c’est le désert. Autrement dit, vous qui avez la nostalgie des Scorsese de la grande époque pourrez jouer à trouver ici des citations, mais ce sera davantage que des maniérismes. Les mêmes techniques narratives, le fait même qu’elles soient reconnaissables, vous raconteront une tout autre histoire si vous y prêtez attention.

Le Bamboo Lounge et sa faune mafieuse dans Les Affranchis © Warner Bros

La maison de retraite de The Irishman © Netflix
LE RIDEAU DÉCHIRÉ
C’est particulièrement vrai de la voix off, devenue une marque de fabrique depuis Les Affranchis, en passant par Casino et Le Loup de Wall Street (2013). À la toute fin des Affranchis, Henry Hill, en plein procès, brise le quatrième mur et s’adresse directement au spectateur pour énoncer en quelque sorte la morale de son histoire : il ne regrette rien de rien. Au tout début de The Irishman, c’est un peu l’inverse qui se produit : la voix off de Sheeran prononce quelques phrases puis, soudain, son personnage à l’écran prend le relais. Nous, spectateurs, avions quitté l’histoire il y a trente ans à la fin d’un film, nous y replongeons au début d’un autre. D’ailleurs, De Niro jouait déjà un Irlandais dans Les Affranchis ; sa première réplique, lors de la scène où on le présentait au héros, était : « L’Irlandais est là. » Les yeux clairs de Ray Liotta, soulignés par le premier plan de son flash-back où il épie les gangsters par sa fenêtre, trouvent un écho dans les dérangeants yeux bleus dont De Niro est affublé. On reviendra plus tard à ce problème des images bidouillées, ce qui importe ici, c’est l’idée qu’il est impossible d’atteindre les échelons supérieurs si l’on n’est qu’un Irlandais. Pourant, malgré les apparences (ascension et chute), ce n’est pas la même histoire, c’est l’étape d’après. Henry Hill était bavard, très bavard, trop bavard (sa voix off est omniprésente), alors que très tôt la règle essentielle du milieu avait été énoncée : « Ferme toujours ta gueule. » C’était De Niro qui la prononçait. Le héros de The Irishman, De Niro encore donc, l’a intégrée : l’homme qui en savait trop gardera son secret sur l’assassinat de Jimmy Hoffa, et son récit en voix off se terminera par un silence, assourdissant car la mise en scène de ces dernières minutes nous préparait à entendre une phrase de conclusion.

Le jeune Henry Hill incarné par Christopher Serrone dans Les Affranchis © Warner Bros

Les drôle de regard bleuté de R. De Niro dans The Irishman © Netflix
Un autre procédé réutilisé ici – dans un tout autre esprit – confirme le basculement dans la thématique de la mort et du Jugement dernier, aux antipodes de la vitesse et de la jouissance : c’est l’arrêt sur image. Employés dans Les Affranchis pour laisser le temps au narrateur de fournir des explications sur les us et coutumes de la pègre, ces arrêts sur images interviennent dans The Irishman à chaque fois qu’un personnage apparaît pour la première fois, et sont assortis d’une information écrite sur sa future mort, presque toujours par balles. Là encore, on quitte le temps du récit pour pénétrer dans le domaine du châtiment divin. Tous ces personnages ont la mort aux trousses. Comme pour souligner encore la divergence entre les ressorts des deux histoires, leurs apogées respectives sont traitées dans deux styles opposés. La journée fatale de Henry Hill, menant à son arrestation, défile à un train d’enfer, musique grinçante, montage saccadé, tâches chronométrées, cocaïne à tous les étages. Celle de l’Irlandais se déroule presque en silence, les voitures glissent silencieusement, la couleur beige domine. On a changé d’époque, et cela transparaît dans un détail presque intime. En bonne place dans les tâches essentielles qu’Henry Hill devait mener à bien figurait la confection d’une sauce tomate à la viande. Les plans où on assiste à cette réalisation essentielle reprennent presque à l’identique ceux où Martin Scorsese filmait sa mère en train de cuisiner dans son documentaire familial, Italianamerican (1974). Laquelle mère joue un rôle de cuisinière de talent dans Les Affranchis, tandis que son époux tient aussi un petit rôle. Dans Les Affranchis, la vie, la vraie vie était là, avec sa texture et ses odeurs, s’introduisait en douce entre les scènes d’action. Dans The Irishman, c’est désormais la mort qui rôde, c’est à elle qu’on laisse les portes entrouvertes à plusieurs moments clés du film. Alors bien sûr qu’on pourrait égrener les clins d’œil, les citations d’un film à l’autre, par exemple la reprise de certains lieux comme le Copacabana, ou bien la scène de la cabine téléphonique où se joue une trahison : dans Les Affranchis, le héros est trahi, dans The Irishman il trahit ; c’est toujours De Niro qui joue le traître. Mais ce serait se cacher derrière un écran de fumée, un peu comme celui que constitue la grande affaire du de-aging.
JEUNE ET INNOCENT ?
Oui, le de-aging se voit. Pas tant sur les visages, qui naturellement sont différents de ceux de Pacino ou De Niro jeunes tels qu’on s’en souvient, mais dans le décalage entre des visages lissés et des corps un peu épais qui se meuvent d’une façon raide quand ils montent des marches, se lèvent ou s’assoient, procèdent à des tabassages. C’est peut-être là que réside la bonne idée : se servir des insuffisances du procédé pour, encore une fois, nous ramener à la thématique centrale du film, ce fichu temps qui passe, cette fichue culpabilité qui toujours rattrape ceux qui croyaient agir en toute impunité. Thématique qui finit par éclater de façon très crue dans la dernière demi-heure dépeignant les mafieux vieillis en prison. En particulier celui interprété par Joe Pesci, seul acteur du film à ne jamais jouer où on l’attend, sommet de calme, de froideur et de finesse, peut-être encore plus venimeux que dans ses rôles d’excités incontrôlables.

Et ce procédé du de-aging crée un pont avec un autre personnage joué par De Niro, dans un autre film de gangsters, mais pas de Scorsese celui-là – Il était une fois en Amérique de Sergio Leone (1984). Il y était aussi question de gangs, d’amitié et de trahison, et le récit procédait aussi par flash-backs sur plusieurs époques, s’étalant sur près de quarante ans. Mais c’est le procédé inverse qui avait été choisi : les stars et quelques seconds rôles avaient subi un faux vieillissement pour certaines scènes. S’il s’agissait à l’époque d’un simple maquillage, le problème était le même, on savait d’avance que ce n’était pas à cela que ressemblerait Robert De Niro ou James Woods vieux, et le résultat sonnait faux sans que cela n’enlève rien à la grandeur du film.
LE GRAND ALIBI
Scorsese émaille aussi son dernier film (en date) d’échos de films autres que les siens. Ainsi, Al Pacino, quand il prononce un discours politique face aux routiers, fait les mêmes gestes, reprend les mêmes intonations que lorsqu’il prononçait un discours dans une église en tant que maire de New York dans City Hall (H. Becker, 1996) ; la scène revient d’autant plus en mémoire que les paroles se ressemblent : « His side, my side, our side ! », « My city, your city, our city ! » Al Pacino encore, assis le temps de quelques plans sur sa terrasse au bord d’un lac, fait resurgir, presque de façon subliminale, le jeune parrain qu’il fut au moment d’ordonner la mort de son frère Fredo. Clin d’œil aux Parrain (F.F. Coppola, 1972 puis 1974) encore, que ce conseil de passer par les toilettes avant de se livrer à un meurtre dans un restaurant. Les références ne sont pas que visuelles, elles sont aussi sonores : le thème musical à l’harmonica de The Irishman ressemble beaucoup à celui de Touchez pas au grisbi (J. Becker, 1953), que l’on entend d’ailleurs discrètement tôt dans le film, au moment où le héros est présenté à une grande pointure de la mafia, interprétée par Harvey Keitel. Simples clins d’œil que tous ces échos, vraiment ? Scorsese affirme depuis longtemps, depuis qu’il s’est penché sur l’histoire du cinéma dans ses deux documentaires (Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain, 1995, et Mon voyage en Italie, 1999), que les grands films d’un pays forment une sorte de pot commun où tout réalisateur peut puiser pour continuer de construire du mythe. Ici, il s’est servi aussi bien des films de gangsters d’autres réalisateurs que des siens, façon d’affirmer son propre statut. Était-il nécessaire d’enfoncer le clou ? Il avait déjà proclamé il y a trente ans son ambition de s’inscrire dans la droite ligne de la légende américaine par le tout dernier plan des Affranchis : Joe Pesci (dont le personnage était pourtant mort bien plus tôt dans le film) resurgissait pour vider son arme face à la caméra, exactement comme dans l’épilogue fameux du Vol du grand rapide (E. Porter, 1903). Le florilège de citations qui parsème The Irishman n’est qu’un grand alibi pour se proclamer grand parmi les grands, comme si on n’en était pas déjà convaincus.

Justus D. Barnes dans Le Vol du grand rapide © DR

Joe Pesci vide son arme face caméra dans Les Affranchis © Warner Bros.
C’est cette lourdeur dans l’intention qui gâche un peu le film, surtout quand on revoit Les Affranchis dans la foulée. Peut-on affirmer pour autant que c’est un ratage ? Disons plutôt que le rythme très lent et l’exceptionnelle longueur de The Irishman, ainsi que ses considérations morales, peuvent nous séduire certains jours de vague à l’âme et nous laisser sur notre faim quand on aurait bien envie de mordre dans un Scorsese grinçant à pleines dents.
Copyright photo de couverture : Netflix/The Ringer illustration.