« Greta Garbo, and Monroe, Dietrich and DiMaggio / Marlon Brando, Jimmy Dean : on the cover of a magazine ». Il y a trente ans, en mars 1990, Madonna inaugurait une décennie de musique pop avec un tube, un titre énorme, incontournable aujourd’hui encore, culte en somme : « Vogue ». Un mot, et voilà que déjà surgissent des images de danseurs en noir et blanc, inexpressifs comme du papier glacé, ainsi que des mouvements de bras évoquant les ballrooms des clubs interlopes du New-York des années 80. Car son succès, « Vogue » le doit autant à sa production imparable qu’à la vidéo qui l’illustre. Celle-ci est en effet signée d’un grand nom du clip des 90s, un certain David Fincher…
STRIKE A POSE
Parlons d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître, un temps où le clip musical n’était pas une vitrine pour marques en manque de visibilité, mais un véritable support artistique. En 1981, les États-Unis lancent MTV, une chaîne dédiée au clip qui va révolutionner la manière dont on conçoit, vend et consomme la musique. Désormais, un chanteur ne s’écoute plus, il se regarde ; sa voix compte autant que l’esthétique qui accompagne ses chansons. Les artistes qui se démarquent sont ceux qui embarquent dans cette nouvelle aventure visuelle, au premier rang desquels se distinguent Michael Jackson et Madonna. Pendant deux décennies, le trône du roi et de la reine de la pop music s’équilibre sur deux pieds : un catalogue de tubes indémodables et des vidéos pensées comme de véritables courts-métrages, hautement référencées et réalisées par des pointures. Chez Jackson, la galerie est impressionnante : Martin Scorsese (qui lui offre un clip de plus de 16 minutes, hommage à West Side Story, pour son tube « Bad » en 1987), Spike Lee (deux clips pour une chanson – « They don’t care about us » – en 1995) ou encore Herb Ritts (« In the Closet », 1992). Chez Madonna, le tournant des années 90 est surtout marqué par un nom, qui lui offrira pas moins de quatre clips quatre ans : David Fincher. Dans les années 80, David Fincher n’est pas encore connu du grand public comme le grand réalisateur qu’il est. Son nom circule en revanche pas mal auprès des maisons de disques et des chanteurs, pour lesquels il réalise des vidéos. La petite sauterie saturée de filtres jaunes des Gypsy King pour « Bamboleo » (1989), c’est signé Fincher. Fincher également les déambulations mélancoliques de l’« Englishman in New York » Sting (1987). Fincher toujours le défilé de supermodels dans « Freedom!’ 90″ de George Michael (1990) ou la romance ambiance « film de boules bling bling » de « Who is it » du décidément incontournable Michael Jackson (1993). Mais c’est peut-être avec Madonna qu’il tissera sa collaboration la plus riche.
QUATRE CLIPS POUR UN MYTHE
En 1989, Madonna est permanentée comme jamais, son teint blanc comme un fond de tarte enfariné rayé de deux énormes sourcils noirs. Elle a une trentaine d’années et déjà plus de cinquante millions de disques vendus au compteur. Elle est la plus grande star féminine du moment, tout simplement. Son quatrième album, « Like a Prayer », doit être celui qui lui apportera l’estime des critiques en plus du succès populaire. Après le scandaleux single du même nom (dont la vidéo, culte dans tous les sens du terme, voit Madonna jouer les tentatrices auprès d’un Christ afro-américain), la chanteuse fait le choix du très féministe « Express Yourself« . Don’t go for second best, baby! Et c’est exactement ce que la chanteuse fait en choisissant pour le clip David Fincher, qui lui offre une vidéo uchronique bourrée de références visuelles au Metropolis de Fritz Lang, dans laquelle la chanteuse incarne une cheffe d’entreprise régnant sur un monde d’engrenages, de pistons qui fument et de mecs en débardeurs trempés de sueur.

Madonna dans le clip de sa chanson « Expression Yourself », en octobre 1989 © Crollalanza/REX/Shutterstock
La petite histoire raconte que la chanteuse et le réalisateur se sont embrouillés concernant la scène où Madonna, jouant les chattes, déambule à quatre pattes sous une table jusqu’à une gamelle de lait qu’elle lampe goulûment. Comprendre : pussy au pouvoir. Le budget est pharamineux : cinq millions de dollars, soit le clip le plus cher de l’époque et, encore aujourd’hui, le troisième de l’histoire de la musique. Quelques mois plus tard, Fincher pousse la Madonne à clipper « Oh Father », une ballade autobiographique jolie comme tout mais qui ne fit pas frissonner le public. Madonna se vexe et accuse le réalisateur de l’avoir poussée à prendre une mauvaise décision. « Tu m’en dois une, pépère. »

De la Metropolis de Fritz Lang à celle de David Fincher pour Madonna © DR
C’est donc tout naturellement que la chanteuse retape à la porte de David Fincher quelques mois plus tard. Elle a sous le bras Vogue, une chanson inédite signée Shep Pettibone (déjà auteur de « True Blue » et « Express Yourself ») qu’elle souhaite lancer au plus vite. Les délais de bouclage sont courts (« Je veux la vidéo prête pour mardi », dixit la Madonne au réalisateur), obligeant Fincher à renoncer à son intense travail habituel de préproduction. « Vogue » fut donc tournée à Burbanks (Californie) en seize heures à peine, après un casting sur le pouce ayant attiré plusieurs centaines de danseurs. Les décors sont sobres mais l’ambition est là, qui mêle les influences mode et cinématographiques contenues dans la chanson. A l’écran, les danseurs ont une démarche de podium, une impassibilité de papier glacé, des looks hérités du vieil Hollywood. Madonna, de son côté, porte une blouse transparente qui fera scandale, forcément. La photo de Fincher, quant à elle, emprunte directement à la peintre Tamara de Lempicka (dont plusieurs toiles ouvrent le clip) et à Horst P. Horst, photographe culte du magazine Vogue dès les années 50. Ce dernier, d’ailleurs, goûta fort peu cet hommage qui fut rendu sans son autorisation. Mais loin de se contenter d’une admiration béate du cinéma d’antan, Madonna et Fincher saupoudrent le tout de références au voguing, une danse née dans les clubs gays qui singe les défilés et poses des magazines. Madonna l’avait découverte lors de ses soirées pré-succès avec Keith Haring, elle la dévoile au grand public par cette vidéo. Ce n’est sans doute pas un hasard si Paris is burning, le premier grand documentaire sur le voguing, sort un an plus tard, en 1991. Dans « Vogue », on est entre fête à la Gatsby et ballroom new-yorkais, en plein territoire culte.

Madonna (à gauche) reproduit la célèbre photo de Horst P. Horst, Mainbocher Corset (à droite), prise le 4 mars 1939 © DR
Fincher et Madonna ne retourneront qu’un seul clip ensemble : « Bad Girl« , trois ans plus tard. Ce n’est d’ailleurs qu’après le refus d’un certain Tim Burton que Madonna se résolut à faire de nouveau appel au très pointilleux Fincher. Il se dit qu’une brouille autour de l’haleine de Christopher Walken brouilla définitivement le réalisateur et la reine de la pop. Qu’importe ! Ils avaient déjà offert à la musique une vidéo considérée par Rolling Stone comme le 28e meilleur clip de tous les temps, et qui valu à son réalisateur un MTV MVA de « Best Director ». Dernièrement, Ryan Murphy lui a rendu un hommage hilarant en le retournant intégralement pour un épisode de sa série Glee. Beauty’s where you find it! Joyeux anniversaire, donc, à ce monument de la musique qui illuminera vos tièdes soirées de confinement.
Copyright illustration en couverture : Agent X.