Film culte dès sa sortie en 1984, Gremlins de Joe Dante a marqué l’imaginaire collectif. Si l’arrivée de Noël est l’argument narratif du récit, il n’est pourtant pas forcément évident d’associer le film à la liste de fictions à regarder à l’approche des fêtes. Déjouant les stéréotypes du genre, la vision qui nous est donnée de ce non-événement nous déconcerte, et de fait, nous pousse à nous interroger sur le rapport que notre société occidentale entretient avec cette période particulière de l’année, dont la représentation cinématographique en serait l’un des symboles privilégiés.
Comment définir le parfait film de Noël ? Gremlins (1984) de Joe Dante répond à cette question en prenant le contre-pied des critères généralement attendus. Cette transgression, à la fois thématique et narrative, prend appui sur une subversion des codes que nous prenons plaisir à voir travestis, au sens propre du terme, par ces créatures démoniaques sorties de nos nuits de réveillons. L’histoire a, en apparence, le cadre spatio-temporel traditionnel du conte cinématographique de Noël, et le film s’ouvre d’ailleurs, avec, en fond, « Christmas (Baby please come home) », sur un père achetant, pour l’occasion, un cadeau à son fils, en l’occurrence l’adorable petit Gizmo. L’atmosphère est tout entièrement emprunte de ce supposé « esprit de Noël », avec la reprise du chant classique « Silent Night » pour la bande originale, dont de nombreux titres contribuent à créer cette ambiance propice à l’évasion chimérique, voire enfantine, des fêtes, comme « The Gift » ou « The Lab/Old Times ». C’est justement l’enfance qui, par la perversion dont elle risque d’être la victime, devient le cœur du film. Que signifie en effet la transformation du petit Gizmo en Gremlin, si ce n’est ce passage de l’innocence affective du jeune âge à la dégradation morale de notre société de consommation ? Gizmo ne produit des Gremlins que dans la mesure où il est considéré comme un simple jouet, et non plus comme un être à part entière. Sa transition maléfique symbolise la déperdition de notre capacité à savoir aimer l’autre dans son authenticité, au profit d’une simple perception utilitariste et envieuse de notre environnement. La multiplication des Gremlins traduit ce dévoiement de la singularité première des êtres, détournés en objets impersonnels qui s’accumulent comme autant de marchandises prêtes à être commercialisées sans aucun état d’âme.
Gizmo incarne cette frontière poreuse entre l’amour et la cupidité, en nous montrant qu’elle peut être rapidement franchie : il est facile de se laisser emporter, sans, parfois, en être pleinement conscients, par la fièvre tentatrice de la surconsommation intempestive des fêtes de fin d’année. Les Gremlins, pilleurs verts aux yeux rouges, saccagent nos foyers aux couleurs de Noël, tout comme le délire consumériste risque de se déverser dans l’intimité de nos réunions familiales. Gizmo est là pour nous rappeler l’émotion originelle de Noël, qu’il s’agit de raviver et de perpétuer à travers les âges. Le chaos du film ne fait que témoigner de la volonté de préserver ce qu’il détruit sous nos yeux : l’ouverture de nos cœurs, contre le repli sur soi forcené d’une société aveuglée par son propre individualisme. Les Gremlins ont en cela une fonction fondamentalement cathartique ; le plaisir que nous avons à assister à cette destruction grandeur nature de nos repères civilisationnels nous révèle l’importance de nos valeurs ainsi menacées. Comme dans la tragédie antique, terreur et pitié font ici bon ménage pour nous purger de nos passions mortifères, et nous conduire à la prise de conscience salvatrice de la nécessité de reprendre en main notre destin commun.



LA MASCARADE DES GREMLINS
Gremlins ne se limite pas à une simple distorsion plaisante des ressorts narratifs du traditionnel récit de Noël, en nous proposant un message bien plus complexe, aux résonances philosophiques significatives, celui de l’idéal collectif auquel tous nous aspirons réellement. L’esprit de Noël ne serait plus à saisir dans la matérialité d’un cadeau, auquel nous avons voulu assigner Gizmo, mais dans ce qui, justement, le caractérise en tant qu’esprit, à savoir une vibration, un écho, une onde, qui se propagent et résonnent dans notre âme. L’intention du film se cache dans le chant timide, attendrissant de Gizmo, cette parole qui nous émeut et qu’un rien pourrait briser si l’on ne cherche pas à la protéger. Elle est là pour nous rappeler que Noël peut ne plus être ce qu’il est supposé représenter, et que cette période des fêtes ne fait que refléter, en vérité, la précarité de nos relations affectives. Si le film nous incite à retrouver l’élan altruiste des festivités, il nous expose aussi à la fragilité même de cette convention sociétale, qui peut, derrière son vernis réconfortant, dissimuler une profonde solitude, telle que la vit Gizmo, exclu et persécuté par les Gremlins. Noël n’est pas forcément réjouissant pour tout le monde, que l’on soit endeuillé, malade ou sans abri, et Gizmo nous présente la possible tristesse ressentie lorsque nous nous retrouvons seuls au moment où le monde entier célèbre les retrouvailles et l’allégresse, parfois insolente, des soirées enflammées.
Être fidèle à l’esprit de Noël, ce serait aussi prendre en considération la souffrance inhérente à l’isolement circonstanciel à laquelle nous pouvons tous être potentiellement confrontés, et l’attachement à Gizmo nous relie à cette différence qui normalement nous sépare. Au visionnage de Gremlins, nous pouvons nous rendre compte de la possible confusion qui existerait entre « feel good movie » à l’issue duquel nous sommes comme déchargés d’un poids, et le film de Noël, qui supposerait alors une forme d’introspection nouvelle, capable de nous interroger sur notre rapport aux autres et à nous-mêmes. Les fêtes de fin d’année ont tendance à occulter ce qui risquerait sûrement d’en déranger les effusions inconscientes. Gremlins nous expose en cela les travers cachés de nos injonctions sociétales à jouir à outrance, et nous ramène à la reconsidération de l’essentiel, qui serait alors le secret de ce fameux « esprit de Noël ». En regardant Gizmo, nous tenons désormais à privilégier ce qui importe réellement aux yeux au-delà de la superficialité des conventions, et avons envie de manifester une certaine reconnaissance envers ce qui nous est donné à recevoir en ces jours de fêtes. Cette petite créature ne demande pas plus : aimer et être aimée en retour. Tel serait l’esprit de Noël, aussi sincère et posé que le chant de Gizmo, hymne humble et généreux de la sympathie universelle. Gremlins est davantage un film de Noël par ce sentiment qu’il inspire que la mascarade qu’il dénonce. Surtout, peut-être est-il le premier à être en mesure d’interpeller, par exemple, celle ou celui, qui, alité(e) dans sa chambre d’hôpital pour le réveillon, retrouvera en Gizmo le compagnon fictif qui lui donnera espoir, en prouvant que l’esseulement d’un moment est le gage de l’amour retrouvé.