L’abord divertissant de certains genres cinématographiques peut parfois éclipser leur aspect philosophique et politique. Ainsi, certaines œuvres grand public de science-fiction gagneraient à être étudiées sous cet angle plus complexe. Snowpiercer : le transperceneige (2013), de Bong Joon-ho, a reçu de nombreux éloges. Thomas Agnelli du magazine Première pariera ainsi dès sa sortie en salle que le film « devrait marquer l’histoire du cinéma de science-fiction ».
Snowpiercer, c’est d’abord l’adaptation d’une bande dessinée française éponyme de Jean-Marc Rochette que Bong Joon-ho découvre en pleine pré-production de The Host (2006). L’histoire, que le réalisateur décrit comme une « arche de Noé », suit sur les survivants d’une nouvelle ère glaciaire contraints de traverser le monde dans un train lancé à toute vitesse. Les passagers se regroupent dans les wagons en fonctions de leurs classes sociales, les plus défavorisées végétant dans les derniers compartiments. Lors d’une conférence de presse en 2008, Bong Joon-ho compara cette compartimentation au sentiment inconfortable que l’on peut ressentir en sortant d’un avion où l’on découvre « tous les sièges vides en business class après avoir passé dix heures à voler confiné en economy class ». Aussi le coeur du film loge-t-il moins dans la peinture graphique d’une quelconque apocalypse que dans l’évocation d’une économie à bout de souffle. Dans cette même conférence de presse, le réalisateur l’avoue lui-même : le décor du film est spectaculaire, certes, mais ce n’est pas le spectacle qu’il souhaite montrer…
LE CONDUCTEUR ET LE DERNIER WAGON
En se concentrant sur l’opposition des conditions de vie des personnages, le film pointe une dynamique particulière de la société. Et celle-ci n’est pas sans rappeler la dialectique du maître et du serviteur que développe Hegel dans La Phénoménologie de l’Esprit (1807). En effet, le film oppose deux groupes qui s’affrontent pour obtenir le pouvoir sur le train et leur monde, mais qui ne peuvent exister l’un sans l’autre. Pour Hegel, la conscience a besoin d’autrui pour se reconnaître, et celle-ci ne peut s’épanouir que dans le cadre d’une relation de maître à serviteur. Il s’agit en quelque sorte d’un combat pour se faire reconnaitre comme être humain. Cependant, si le combat se termine par la mort, alors aucun n’obtient la reconnaissance. Ainsi, il faut un gagnant et un perdant, un conducteur et des passagers des derniers wagons. Dans Snowpiercer, on apprend que les passagers du dernier wagon vivent dans des conditions sordides parce qu’ils n’ont pas acheté de billet pour se permettre de voyager. Le conducteur et architecte du train, Wilford (Ed Harris), les a laisse pourtant vivre parce que ces passagers lui sont indispensables pour maintenir l’équilibre du train et la survie de tous. Wilford est donc le gagnant de ce combat pour la reconnaissance de la conscience. Il vit en tête du train, dans le plus grand luxe, mais solitaire et totalement hors du monde. Bien qu’il paraisse au courant de la situation des passagers, il ne montre aucune compassion pour eux, et n’a aucun scrupule à sacrifier des enfants pour l’avancée de son train. Les passagers du dernier wagon incarnent donc ses débiteurs ou ses serviteurs. Même si tous les passagers du train lui doivent la vie, ce sont les seuls qui parviennent à survivre dans de telles conditions. Leur misère les pousse alors à une révolte menée par Curtis (Chris Evans) assisté par les conseils de Gilliam (John Hurt). Cependant, il ne s’agit pas de la première tentative de révolte des passagers du dernier wagon. On apprendra, dans la séquence de confrontation entre Wilford et Curtis, que la précédente révolte échoua parce que Gilliam était de mèche avec le conducteur. Pourquoi cette union improbable ? Pourquoi vouloir maintenir cet ordre social injuste ?

© Jae Hyuk Lee/Le Pacte
D’après Hegel, dans la relation maître et serviteur, les deux parties ont réciproquement besoin l’une de l’autre. Cela paraît évident du côté du maître, mais en quoi cette servitude sert-elle aux autres ? Dans Snowpiercer, cette soumission leur permet tout d’abord de rester en vie. On peut le constater au début du film lorsque des gardes cherchent un violoniste parmi le dernier wagon. Un couple se propose, mais seul l’homme est choisi. Pour séparer le couple, les gardes frappent la femme, mais la gardent en vie. Malgré la colère des passagers, la révolte ne naîtra pas de cet incident. Face à un danger de mort, la soumission semble le seul choix possible pour survivre. Et bien que l’on ne connaisse pas la raison qui poussa Gilliam à travailler aux côtés de Wilford, on peut imaginer qu’il ne s’agit que d’un instinct de survie. Lors de son dîner avec Curtis et de la révélation de son lien avec Gilliam, Wilford lui affirme que « la tête et la queue vont de pair » et déclare qu’il considérait le vieil homme comme « un ami ». Il reconnaît ainsi cette dynamique entre le dernier wagon et lui, avec ce besoin réciproque de l’autre dans cette situation. Même dans la révolte, Curtis aidait secrètement Wilford sans le savoir. Dans les combats, de nombreux passagers du dernier wagon ont perdu la vie et ont ainsi assuré une certaine régulation dans le train. Mais pourquoi ne pas les tuer directement, puisque c’est ce que Wilford se résout à faire lors de la distribution des œufs ? Il semblerait qu’il s’agisse d’une des tâches que Wilford donne à faire à ses « serviteurs ». Ainsi, ils le servent en se révoltant. Cependant, cette révolte, bien qu’anticipée par Wilford, constituera aussi sa perte. En jouant ainsi avec la vie des passagers de son train, il propose de montrer une nonchalance face à la mort. En dégustant un steak, il déclare à Curtis : « La frontière entre la vie et la mort est bien mince » sans être absolument terrifié par une telle idée. Et c’est bien là le problème d’après Hegel. Le maître, vivant dans l’oisiveté, oublie sa peur de la mort, tandis que le serviteur agit constamment avec cette perspective en tête. Cette angoisse le pousse à l’action, ici la traversée du train, ce qui pousse du même coup au progrès historique. De par leur condition, les passagers du dernier wagon sont contraints au mouvement, à l’évolution, et incarnent donc les agents de la révolution historique.
Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’esclave dans la personne même du maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’esclave qui le réalise et le parfait.
LE TRAIN COMME HISTOIRE
D’après Hegel, l’Histoire peut et doit progresser. Dans Snowpiercer, ce mouvement est représenté plutôt littéralement par la traversée des passagers du dernier wagon vers l’avant du train. Cette mouvance permet un rappel visuel des révolutions, avec le motif de la foule qui manifeste, mais permet aussi de montrer littéralement la réalisation d’un progrès via leur avancée progressive dans le train. On peut donc penser que le train représente l’Histoire du monde, et que les révoltes tentent de changer son cours, de le faire progresser vers une issue considérée comme idéale. Mais pour Hegel, le progrès de l’Histoire fonctionne au travers de guerres et d’évènements significatifs, mais constitue surtout le moyen pour l’Esprit de se « découvrir lui-même ». Il est donc intéressant de ne pas retenir uniquement l’aspect violent de leur traversée, mais plutôt l’aspect intellectuel de cette progression. Outre leur langage, les enfants, et les adultes des premiers wagons, connaissent aussi des slogans à la gloire du train et de son créateur. Aussi, ils semblent connaître par cœur la vidéo de présentation de la vie de Wilford – mais cela n’empêche pas l’institutrice d’expliquer la situation, plutôt pour les spectateurs derrière leur écran. On apprend qu’avant l’ère glaciaire, Wilford était critiqué pour son train, « mais il savait quelque chose » que ses critiques ne connaissaient pas. L’idée que Wilford soit un être omniscient s’insinue ainsi dans l’esprit des passagers – et des spectateurs. Lors de son apparition, Wilford appartient à un univers totalement différent du reste du train. Lui non plus n’a pas de fenêtre dans son wagon, pourtant il sait tout et voit tout. Il vit au cœur du train, dans son moteur, et son tournoiement infini a quelque chose de quasiment divin. Plus tard, le sacrifice d’un enfant pour parvenir à poursuivre sa route évoque les sacrifices humains à des divinités. Hors des vidéos de propagande de Wilford pour les jeunes esprits, le train continue d’être sanctifié – même par des non-croyants comme Curtis, qui semble d’ailleurs hésiter un instant sur la proposition du conducteur de prendre sa place. En effet, l’insurrection des passagers prend la forme d’une révolte violente au début du film. Les passagers du dernier wagon sont comptés par des gardes, mais leur plan pour traverser le train risque d’échouer s’ils ne l’exécutent pas à cet instant précis. Edgar (Jamie Bell) décide alors d’interpeller les gardes à propos de leur ration de nourriture. Les gros plans sur les visages des passagers qui protestent permettent tout d’abord de voir d’où naît ce mouvement de foule, puis, par le plan large sur la foule de dos, de comprendre sa progression. Les passagers sont montrés comme une foule compacte qui agit ensemble. D’ailleurs, leur insurrection ne pourrait fonctionner s’ils agissaient seuls, puisque le bélier serait impossible à manier. Cette foule ne diminuera pas avant la moitié du film, jusqu’à ce que la Conseillère Mason (Tilda Swinton) accepte de ne faire progresser dans le train qu’un petit groupe. Entretemps, la foule a largement diminué en raison d’une violente bataille semblant perdue d’avance pour les passagers des derniers wagons. Cependant, l’amenuisement de la foule ne gomme pas l’image de la révolte, puisque Curtis est le leader de cette révolte et continue d’avancer dans le train. Cependant, cette disparition démontre le véritable sujet du film. Bong Joon-ho l’affirmait : le spectacle n’est pas ce qui l’intéresse. En se concentrant sur l’avancée de certains personnages, le film se rapproche des idées d’Hegel puisque cela nous permet de capter l’évolution psychologique et intellectuelle de ceux-ci. Le dernier wagon n’a aucune fenêtre, et ses passagers ne savent pas à quoi ressemble l’extérieur – les plus jeunes ne l’ayant d’ailleurs jamais aperçu. Ils semblent donc être ignorants, et cela se confirme lorsqu’ils traversent la station où leurs rations sont confectionnées. Curtis découvre l’aliment principal – des cafards – et préfère garder cette information pour lui. Pourtant, pour certains, tel Curtis, cette traversée permet également d’apprendre, à la fois sur soi et sur le monde. C’est le cas pour Yona (Ko Ah-shung), la fille d’un ingénieur du train nommé Nam goong Min-soo (Song Kang-ho), enfermée à cause son addiction au Kronol. Son personnage particulier, autant ingénu que voyant, représente probablement le mieux cette évolution de l’Esprit. Née à bord du train, elle ne sait rien du monde. On peut imaginer qu’elle vivait dans les premiers wagons avant son enfermement, mais elle ne semble pas se mêler à cette population – à cause de sa tenue ou de son comportement. Lorsque les personnages traversent une serre, son père lui fait toucher la terre et l’éduque sur le monde extérieur. On peut d’ailleurs même la voir en position d’étudiante lors du passage dans le wagon-école. Yona se place elle aussi à la fenêtre lorsque la professeure explique à ses élèves « la Révolution des Sept ». Mais en plus des informations que celle-ci délivre, elle apprend également de son père, qui a lui-même connu ces périodes glacées. A l’arrivée des œufs durs du nouvel an, elle s’assied à la table d’un élève en tendant la main pour que l’homme lui distribue un œuf. Ce sera finalement son père qui le lui donnera. D’après Hegel, l’Histoire aurait une fin, qu’il ne développe pas, et qui viendrait avec la réalisation de l’Esprit sur lui-même. Yona, étant parvenue à une connaissance du monde et d’elle-même à la fin du film, signerait ainsi la fin de l’Histoire – et donc du train. Mais malgré la destruction du train, l’humanité va pouvoir renaître avec les deux derniers survivants, Yona et Timmy. Cette nouvelle humanité ne semble pas être destinée à s’affronter dans de nouvelles batailles, et d’ailleurs aucune relation de soumission/domination ne parait émaner de ce duo qui marche en se tenant la main. Est-ce le signe de l’accomplissement final de l’Histoire ou la mise en image des brèches des théories de Hegel ?

© Jae Hyuk Lee/Le Pacte
L’ÉTERNEL RETOUR
Les théories de Hegel se rapprochent de la théologie, et on le comprend assez facilement lorsqu’il écrit que « les hommes accomplissent leur intérêt, mais quelque chose de plus s’accomplit encore ». Ce « quelque chose » n’est pas nommé, mais il représente « un plan supérieur », ce qui peut facilement mener à évoquer l’intervention d’une divinité. Ainsi pour Hegel, les hommes « font l’histoire sans savoir l’histoire qu’ils font ». Et s’il est probable que l’on ne puisse se rendre compte des conséquences profondes de ses propres actions, Hegel le voit plutôt comme si les hommes n’étaient que des acteurs d’une histoire écrite par une force supérieure. Mais il s’agit d’une vision très singulière du monde. Si Yona représentait réellement le progrès de l’Histoire, le film ne pourrait se terminer sur un ours. En effet, cet animal est le symbole de la mère de tous les coréens selon la tradition, et évoque donc la renaissance d’un monde. L’Histoire continue, et surtout, elle retourne à son origine. Cette boucle temporelle s’accorde d’ailleurs avec la boucle perpétuelle des rails du train. Qu’importe l’avancée des personnages dans le train, ils ne faisaient au final que suivre un chemin déjà tracé. Et non pas tracé par une entité supérieure, mais par la structure même de l’Histoire qui ne progresse jamais réellement.
Tout avenir meilleur que l’on souhaite à l’humanité est nécessairement aussi un avenir pire sous plus d’un rapport […] Chaque saison a ses avantages et ses champs particuliers, excluant ceux des autres.
Ainsi, est-ce que le monde d’avant le train était meilleur ? Était-il pire ? En tout cas, il était différent. Est-ce que la vie hors du train de Yona et Timmy est meilleure ? Est-elle pire ? En tout cas, elle est différente. Chaque période a ses aspects positifs et négatifs. On pourrait considérer que la fin du film évoque une évolution, car le tyran Wilford n’existe plus, les personnages sont libres. Mais on pourrait aussi y voir la fin de l’humanité, puisqu’il s’agit d’enfants livrés à eux-mêmes dans des conditions adverses, en pleines montagnes enneigées. Le film nous incite à imaginer une idée de progrès par la traversée des personnages, et surtout par l’ouverture des portes. A chaque porte, Yona et son père obtiennent une récompense, du Kronol. Et d’une certaine manière, le spectateur également. On accompagne les personnages, et on se prend à souhaiter les voir atteindre leur but. On a alors forcément en tête l’idée d’un progrès en marche. Mais cette traversée peut également être vue comme une continuité sans fin. Et après tout, le film ne nous offre aucune fin clairement exposée pour Yona et Timmy. Au contraire, elle offre de nombreuses possibilités. On quitte l’enfermement claustrophobique du train qui n’offrait aucun avenir pour les passagers autre que celui imaginé initialement par Wilford. Le film se termine sur une page blanche à écrire pour les personnages à travers cette neige immaculée.

© Jae Hyuk Lee/Le Pacte
LE CULTE DU TRAIN
D’ailleurs si le film tend à se rapprocher de façon marquée des idées de Hegel, c’est bien parce qu’un « être supérieur » semble tout contrôler jusqu’à l’explosion finale. La scène dans le wagon de la salle de classe nous offre un aperçu de l’éducation dispensée et reçue dans le train, et le culte créé autour de Wilford et du train. Les enfants présents vivent surtout dans les wagons de tête du train, et font part de leur dégout pour ceux vivant en queue de train. L’une des petites filles utilise même un langage vulgaire, que l’on devine appris en écoutant les adultes. Comme Wilford, elle ne monte aucune empathie pour les passagers des derniers wagons, et proclame avec un sourire qu’ils dorment dans « leur propre merde ». Effrayée, la conseillère Mason lui rétorque que c’est faux, et termine par son tic de langage « So it is » (« C’est ainsi) ». Ce tic de langage démontre l’impossibilité des personnages à penser par eux-mêmes, à sortir du chemin tracé – par Wilford, par le train. Il n’y a qu’une seule vision du monde, qu’une seule vérité : celle de Wilford. Par cette sanctification du train, lui-même allégorie du monde et de l’Histoire, on peut comprendre les liens avec les écrits de Hegel. Tous les choix des personnages semblent poursuivre un plus grand dessein – celui de l’avancée du train – en leur qualité d’acteurs de l’Histoire plutôt que de simples auteurs. Le train écrit lui-même leur destin, bien plus que Wilford qui découvre sa finitude. Mais la destruction de cette divinité de ferraille offre une possibilité de renouveau aux personnages et démontre un certain optimisme du réalisateur. En effet, il y a quelque chose d’assez défaitiste à imaginer que nos actions ne pourraient jamais être réellement nôtres, et qu’il n’existe qu’une unique modalité de fin pour notre Histoire. Yona et Timmy peuvent écrire un futur grâce à leurs actions et à une somme de connaissances acquises tout au long de leur traversée à bord du train et ainsi ne pas reproduire les erreurs du passé. Derrière les scènes spectaculaires, Bong Joon-ho travaille des dynamiques complexes. Snowpiercer ne fut sûrement pas imaginé avec des liens si proches des théories de Hegel et de Nietzsche, mais lorsque l’on raconte le monde, on fait nécessairement de la philosophie. Le réalisateur nous offre une histoire cruelle certes, mais avec une conclusion pleine d’espoir pour l’émergence d’une nouvelle l’humanité qui saurait tirer les enseignements de notre Histoire. Yona et Timmy se voient ainsi offrir la chance de recommencer à zéro et peut-être de s’extraire de cet éternel cycle grâce à leur apprentissage qui a permis la destruction du train – une opportunité qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des survivantes du Dernier train pour Busan (2016) de Yeon Sang-ho.
Copyright illustration en couverture : Kikuo Johnson.