Shining

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Si vous avez peur de la moquette à hexagones oranges, si les jumeaux vous mettent mal à l’aise, ou si vous marquez toujours un temps d’hésitation avant d’entrer dans un labyrinthe ou une chambre d’hôtel portant le numéro 237, vous pouvez dire « Merci M. Kubrick »…  Pour célébrer le mois des films d’horreur, attaquons-nous, sans hache mais à la plume, au monument du septième art qu’est devenu Shining. Explorez donc avec nous les tortueux méandres de sa création. On vous l’assure, vous en ressortirez indemnes. Mais peut-être pris d’une furieuse envie de découvrir ou revoir le film. À vos risques et périls…  

UN NOUVEAU DÉFI INTELLECTUEL

Année 1966. Stanley Kubrick est un réalisateur prolifique et reconnu, ses trois derniers films (Spartacus en 1960, Lolita en 1962 et Docteur Folamour en 1964) ayant été nommés ou ayant remporté plusieurs Oscars. Célèbre pour sa capacité d’analyse, de calcul, son intuition et son sens de la mise en scène au cordeau, le réalisateur, que l’on taxe volontiers de « mégalomane perfectionniste » fait preuve d’une volonté de contrôle inébranlable. Il scénarise, donne son avis de photographe sur l’éclairage, la composition des plans, les objectifs et accessoires choisis, tourne et monte ses films, afin de s’assurer que personne n’entrave sa vision d’une oeuvre adaptée le plus souvent d’un livre. Toujours à la recherche de nouveaux projets, de sujets qui se démarquent de ses réalisations précédentes – Kubrick souhaite éviter toute répétition créative – son esprit s’arrête alors sur l’idée d’un film d’épouvante. Il envisage l’élaboration d’un film d’horreur de qualité comme « un défi intellectuel », et ne souhaite ni plus ni moins que faire de ce projet le film « le plus terrifiant du monde ». Connaissant le désir du réalisateur anglais, et pour le satisfaire, le studio Warner Bros lui propose successivement de réaliser L’Exorciste (W. Friedkin, 1973), puis L’Exorciste 2 : L’Hérétique (J. Boorman, 1978), ce que Kubrick décline. Il se plonge alors, comme à son habitude, dans la lecture de nombreux livres pour y trouver une intrigue qui éveille son intérêtLe réalisateur n’a en effet jamais eu le désir de concevoir ses propres intrigues, car, en adaptant l’œuvre de quelqu’un d’autre, il bénéficie du jugement non biaisé de la première lecture de l’œuvre littéraire, et peut ainsi se positionner à la place du spectateur qui va découvrir le futur film. Pour Kubrick, lorsque l’on écrit, on ne voit plus nécessairement les failles et les faiblesses de son travail. 

Adapter celui de quelqu’un d’autre lui permet de conserver distance et objectivité par rapport au sujet, son jugement étant ainsi plus précis, plus instinctif. Ce désengagement émotionnel caractéristique des œuvres du réalisateur est donc essentiel à son processus créatif, et ce, dès les balbutiements d’un nouveau projet. Trouver matière pour son film d’épouvante n’en reste pas moins une tache laborieuse, et il faut attendre 1977, lorsque le directeur de production de la Warner, John Calley, lui fait parvenir le nouveau roman de Stephen King, encore sous forme de manuscrit, pour que le déclic se fasse. Bien qu’il n’apprécie pas particulièrement l’écriture du romancier, ni sa conception des personnages, Kubrick dévore ce Shining, captivé par la structure, la construction, et la puissance de son intrigue, très psychologique. « J’ai pensé que c’était l’une des histoires les plus ingénieuses et passionnantes que j’avais lues dans le genre. » Kubrick vient donc soudain de trouver l’élément déclencheur : une histoire qui le stimule, et qui soit adaptable à l’écran, qui porte en elle ce qu’il appelle un « potentiel cinématographique ».

© Dave Christensen

L’histoire, c’est celle-ci : Jack Torrance accepte un emploi de gardien à l’hôtel Overlook pendant la saison hivernale. Cela ne peut que lui faire du bien d’être coupé du monde pour une saison, car il doit avancer dans l’écriture de son roman. Le dernier jour de la saison, il s’installe donc dans l’hôtel avec sa femme, Wendy, et Danny , leur fils de 5 ans. Or, Danny possède un étrange pouvoir : il peut percevoir ce que pensent les gens, ainsi que ce qui va se passer, ou ce qui s’est déjà passé dans un lieu. En arrivant à l’Overlook, le garçonnet fait la rencontre de Dick Halloran, le chef-cuisinier de l’hôtel, qui semble posséder le même don que lui, appelé le « shining » ; tous deux arrivent à communiquer sans parole, par simple télépathie. Danny, qui se retrouve seul dans l’hôtel avec ses deux parents, est alors assailli d’images terrifiantes. Mais ces images semblent plus réelles qu’il ne veut le croire. Et son père commence à perdre la raison… Après l’avoir un instant envisagée, l’éventuelle collaboration scénaristique avec Stephen King est rapidement anéantie par des divergences de point de vue irréconciliables (King interprète la présence de fantômes comme essentiellement optimiste, car elle signifie qu’il existe un au-delà ; Kubrick lui rétorque que cet au-delà peut être l’Enfer…). Kubrick refuse de lire le script développé par l’écrivain, et se tourne vers Diane Johnson, une romancière et professeure de littérature gothique, dont il a lu et admiré l’angoissant The Shadow Knows (1976), qu’il songe même à adapter.

Stephen King photographié chez lui pour une interview publiée dans le Toronto Star, le 5 octobre 1980 © Dick Loek

La scénariste Diane Johnson, ici photographiée en  1997 © Hervé Bruhat

DE L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ

En juin 1977, Johnson et Kubrick entament donc en Angleterre l’écriture à quatre mains du scénario de Shining, et nourrissent leur connaissance de l’horreur en s’abreuvant de littérature gothique (Edgar Allan Poe, Charlotte Brontë…). Si l’on en croit des notes laissées par le réalisateur, Kubrick désire pourtant faire fi de l’idéal gothique qui consiste, selon un essai de W. H. Auden à « empêcher le lecteur de placer [l’histoire] dans un contexte historique, parce que s’il se met à penser à des personnes réelles dont les passions sont interrompues par la nécessité d’aller dîner ou dont la beauté pourrait légèrement être affectée […] par un banal rhume, l’intensité et l’intemporalité tomberaient dans le burlesque. » Les coscénaristes se repaissent également d’écrits psychanalytiques. L’Inquiétante Etrangeté de Sigmund Freud (Das Unheimlich, 1919), en particulier, dans lequel le neurologue s’attache à expliquer la manière dont l’ordinaire devient malaise ou angoisse, sans que l’on ne saisisse consciemment pourquoi. Le sentiment qui résulte de ce paradoxe peut se rapprocher de la peur, mais en reste fondamentalement différent, la peur étant une réaction biologique tandis que l’Unheimlich est une réaction intellectuelle, donc difficile à décrire car elle diffère selon les individus. Kubrick a très bien assimilé la spécificité de cette impression qui s’éprouve plus fortement en art ou en littérature que dans la vie, puisqu’il distille ces déplacements inquiétants tout au long de Shining (rappelez-vous la première visite, tout aussi banale qu’alarmante, que fait la famille Torrance des cuisine et réserve de l’hôtel).

Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim (1976), imprègne également le film. Bettelheim y étudie la relation des contes de fées avec l’inconscient enfantin ; reflets des conflits et angoisses qui apparaissent à différents stades du développement de l’enfant, ils lui proposent des solutions possibles et ont donc une valeur thérapeutique. Kubrick émaille Shining de références à Blanche-Neige (les autocollants sur la porte de Danny), aux Trois Petits Cochons (Jack Torrance cite la réplique du loup avant de briser la porte de la salle de bains dans laquelle se sont réfugiés Danny et sa mère), ou au Petit Poucet (Danny retrace ses pas dans la neige pour échapper au piège du labyrinthe). Bettelheim note que dans les contes, la notion du double est extrêmement présente, et que le miroir fait souvent office de révélateur. « Tout conte de fées est un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu’exige notre passage de l’immaturité à la maturité. » 

Bruno Bettelheim, en 1969 © Jack Manning/The New York Times

Or, pour Freud, le phénomène du double participe intrinsèquement de l’inquiétante étrangeté. Connaissant ces significations, Stanley Kubrick truffe son film d’effets de symétrie parfaite, de doubles réels et fantasmés (les jumelles, Tony, l’ami imaginaire de Danny, la réflexion simultanée d’Halloran et Danny grâce au shining, la femme de la chambre 237…), et de miroirs qui ne font qu’exacerber la sensation dérangeante d’un univers où tout est décalé et dénué d’émotion positive. Par deux fois, Jack Torrance est dédoublé, capturé par la caméra dans le reflet que lui renvoie le miroir de sa chambre ; il devient alors une version distante et glacée de lui-même (un fantôme ?), à l’image des sentiments et de l’humanité qui semblent l’avoir quitté. C’est ce même miroir qui révèlera à Wendy le sens du mot Redrum (Murder, meurtre) écrit par Danny lors d’une transe, et ainsi le sombre projet que Jack – ou l’hôtel ? – nourrit à leur encontre. Stanley Kubrick imprime sur pellicule une idée qu’il explicite dans une interview avec le célèbre critique de cinéma Michel Ciment : selon lui, l’homme doit être conscient de sa dualité (accepter en lui la présence de forces irrationnelles) et de sa propre faiblesse pour éviter les pires problèmes personnels et sociaux. Une fois l’étude de ces sources terminée, Johnson et Kubrick s’attellent à la partie essentielle de leur travail selon Diane Johnson : définir l’intrigue, les événements, la fonction exacte de chaque scène, ainsi que les motivations et caractéristiques physiques et mentales des personnages afin de leur donner une existence cinématographique, quitte à malmener le roman. Cette déconstruction ne leur est pas difficile, car aucun d’eux ne lui trouve de réelle valeur littéraire. Selon Diane Johnson « c’est intéressant de voir comment un livre assez mauvais peut être aussi très efficace. Du coup, on a moins de scrupules à le découper en morceaux […] ». De ce processus résulte une simplification des personnages (Kubrick dira seulement qu’ils sont « moins fouillis »). Mais le véritable changement opéré par rapport au livre, c’est que le réalisateur instaure une distance émotionnelle, là où Stephen King cultivait l’identification entre lecteur et personnages. Pour le réalisateur, ce n’est pas l’empathie qui doit transporter le spectateur, mais plutôt le fragile équilibre entre psychologique et surnaturel. C’est pourquoi Johnson et lui passeront du temps à étudier la représentation des fantômes qui hantent l’Overlook. Sont-ils véritablement présents, et la raison des tensions entre les protagonistes, ou ne sont-ils que des hallucinations provoquées par l’imagination des personnages ? Troisième possibilité : la folie qui gagne les personnages ne leur donne-t-elle pas corps dans la réalité ? Pour Kubrick, toutes ces possibilités sont valables, car elles s’enchevêtrent de manière inextricable. « À mon sens, la seule règle du genre, c’est de ne pas essayer d’expliquer, […]. Le but du jeu c’est de produire un sentiment d’étrangeté. » C’est dans cette intention que le réalisateur emploie ce qu’il nomme « la fausse route psychologique », des procédés de mise en scène qui poussent le spectateur à croire que les événements fantastiques résultent de l’altération mentale des protagonistes, que le surnaturel n’existe pas, pour finalement conclure par l’existence avérée du paranormal (pour Kubrick, la porte de la réserve qui s’ouvre pour libérer Jack en est la preuve…).

Avec ce genre d’histoire, on est évidemment dans un domaine où non seulement l’exploration intellectuelle cesse, mais où personne ne peut dire si ce qui arrive est vrai – et encore moins l’expliquer. […] J’aime ce genre de récit où la raison est de peu de secours. 

Stanley Kubrick

De tous les fantômes qui hantent l’Overlook, ceux qui font le plus défaut au film pour les aficionados du roman sont certainement les inquiétants animaux de buis qui peuplent le topiaire de l’hôtel. Pourtant Stanley Kubrick et Diane Johnson, à travers leur réinterprétation psychanalytique de l’élément Kingien, le transforment en motif plus marquant et terrifiant encore : c’est désormais un labyrinthe qui symbolise l’ultime menace de l’hôtel et qui imprègne jusqu’à son architecture. Pour l’essayiste Paolo Santarcangeli (Le Livre des labyrinthes, 1967) le labyrinthe est un « thème mental mêlé d’angoisse et d’espoir capable de nourrir une sorte de cauchemar intellectuel très proche de la folie. » Expression à la fois spatiale et temporelle, sa boucle fermée symbolise tout en même temps la mort et la vie – l’éternité. Il n’y a qu’à voir la fin de Shining pour comprendre que la mise en scène de Kubrick développe cette idée. Le labyrinthe emprisonne et tue Jack, mais permet de survivre à Danny qui réussit à en sortir. Un autre détail prouve que le réalisateur savait indéniablement de quoi il parlait : étymologiquement, « labyrinthe » vient du mot grec labrys, qui signifie « double hache » ; or, dans le film, c’est bien d’une hache, dont s’arme Jack, et non d’un maillet comme dans le roman, pour y pourchasser son fils… Bien évidemment le labyrinthe évoque également le mythe du minotaure, cet homme mi-homme mi-taureau dont le fol instinct bestial semble avoir raison de Jack lors du final enneigé. La survie de Danny, qui triomphe de la folie de son père grâce à la réflexion – il revient sur ses pas pour qu’on ne puisse suivre ses traces -, est somme toute une fin assez optimiste. Le scénario de Shining est donc bouclé après quelques mois de dur labeur par Diane Johnson et Stanley Kubrick. Cependant, les coscénaristes n’auront de cesse de continuer leurs modifications pendant le tournage, en fonction des répétitions et du jeu des acteurs. Cela peut sembler paradoxal chez un réalisateur aussi perfectionniste que Kubrick, mais il affectionne ce mode de travail qui s’ancre dans l’instantanéité ; il évite toujours de trop réfléchir aux plans et à la manière de tourner les scènes, afin de pouvoir aller au fond des possibilités qui s’offrent à lui sur le plateau. « Il se passe tellement de choses au moment du tournage qu’on ne peut rien prévoir. Au mieux le scénario peut vous donner quelques indications… »   

UN CASTING DÉMESURÉ     

Pour pouvoir lancer le tournage, il faut bien évidemment trouver les interprètes des protagonistes de l’histoire. Concernant le rôle de Jack Torrance, Stanley Kubrick se représente Jack Nicholson depuis le début, car le considère comme « le plus grand comédien de Hollywood aujourd’hui ». Il avait d’ailleurs rencontré l’acteur quelques années auparavant pour lui proposer d’interpréter son Napoléon dans le film éponyme qui ne vit jamais le jour. Diane Johnson et lui, ayant vu la plupart de ses films, s’accordent pour lui faire interpréter le personnage de manière démesurée, un style de jeu que l’acteur maîtrise parfaitement. C’est grâce à Nicholson que Kubrick trouve son Dick Halloran en la personne de Scatman Crothers, l’acteur le lui suggérant après avoir partagé l’affiche avec lui sur Vol au-dessus d’un nid de coucou (M. Forman, 1976). Quant au personnage de Wendy, le choix de Kubrick se porte sur Shelley Duvall, dont il apprécie le travail. Le réalisateur trouve remarquable l’excentricité qui transparaît sur le visage et dans les mouvements de l’actrice.

Jack Nicholson, en 1971 © Jack Mitchell/Getty Images

Cette originalité rend, selon lui, Wendy bien plus crédible en tant que mère et épouse, car elle apporte au personnage une personnalité qui fait défaut à la Wendy du livre, séduisante et sûre d’elle. Seul le genre de femme incarné par Shelley Duvall peut rationnellement supporter un homme comme Jack Torrance… Pour le rôle du petit Danny, en revanche, Kubrick souhaite trouver un acteur non professionnel. Son assistant, Leon Vitali (l’interprète de Lord Bullingdon dans Barry Lyndon), passe des petites annonces dans plusieurs villes, et fait passer des essais vidéos à plusieurs centaines de candidats. Les meilleurs essais sont présentés à Kubrick, et c’est ainsi qu’il choisit Danny Lloyd (qui a l’idée surprenante de bouger l’index quand Danny parle à Tony), parmi six finalistes sur cinq mille aspirants comédiens. L’enfant ignore alors qu’il s’apprête à tourner dans un film d’horreur, et l’un des plus célèbres du septième art… (Le spectateur attentif ne pourra s’empêcher de noter l’amusante coïncidence de la correspondance des prénoms des acteurs Danny et Jack avec les rôles qu’ils interprètent, qui pousse le thème du double par-delà les frontières de la diégèse).

Shelley Duvall et Jack Nicholson vers 1980, à New York © Robin Platzer/Getty Images

Danny Lloyd dans Shining, en 1980 © Murray Close/Warner Bros.

À LA RECHERCHE DE L’OVERLOOK HOtEL

Mai 1978, le tournage de Shining débute en équipe réduite (une dizaine de personnes) dans le plus grand secret. Les personnes qui y sont étrangères ne sont pas acceptées sur le plateau, et toutes les demandes d’interview sont refusées. Originellement prévu pour une durée de 17 semaines, le tournage s’étale finalement sur plus d’un an (trois semaines de retard peuvent être imputées à un incendie qui détruisit partiellement les décors fin janvier 1979) pour un coût de 19 millions de dollars… Le film est réalisé presque entièrement aux studios anglais d’Elstree et Pinewood, et tourné en deux formats, l’un pour le cinéma (1:85.1, panoramique), l’autre pour la télévision (et 1:33.1). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le spectateur peut apercevoir, sur un plan de la célèbre scène d’ouverture, l’ombre de l’hélicoptère ayant servi à la filmer. Kubrick considère le décor comme un personnage à part entière, c’est pourquoi il alloue la majeure partie du budget du film à leur conception. Cependant, afin d’éviter que l’hôtel ne ressemble au cliché du décor traditionnel d’hôtel hanté, le réalisateur désire trouver un lieu réel pour en faire le cadre de l’intrigue. 

Je compare ça à la manière dont Kafka et Borges écrivent, à savoir dans un style simple, factuel, non baroque, traitant le fantastique d’une manière très ordinaire, réaliste, quotidienne.

Stanley Kubrick

Roy Walker, le responsable des décors, envoie donc une équipe aux États-Unis, afin qu’elle photographie tous les hôtels pouvant correspondre à la vision de Stanley Kubrick – il en existe plus d’une centaine. Il étudie ensuite les photos avec le réalisateur pour trouver les lieux qui conviendront le mieux. L’Overlook définitif du film rassemble en réalité plusieurs lieux préexistants. Sa façade, par exemple, est en réalité celle du Timberline Lodge, en Oregon (Stephen King pour sa part, visualisait en écrivant celle du Stanley Hotel, dans le Colorado). Lorsque l’opérateur envoyé pour le repérage revient sans conviction ni photo, armé des seuls plans du Lodge alors inaccessible car coupé du monde par des routes impraticables à cause de la neige, Kubrick sait qu’il a trouvé son Overlook. Le réalisateur raconte que la direction du Timberline Lodge le prie toutefois de ne pas employer le numéro de la chambre hantée du roman, la 217, de peur que les clients refusent de la louer… Le réalisateur obtempère, et décide d’utiliser plutôt le numéro 237, car il n’existe pas au Timberline Lodge, et ne peut donc porter préjudice au remplissage de l’hôtel. Une fois cette concession faite, le plan aérien d’ouverture du film peut être tourné directement sur place, et la façade du Lodge reproduite dans les studios anglais pour qu’y soient jouées les autres scènes.

Le Stanley Hotel dans le Colorado, où Stephen King séjourna en octobre 1974 avant d’écrire Shining © DR

L’hôtl Timberline Lodge dans l’Oregon, inauguré en 1937 par le président Roosevelt © DR

Le légendaire souci du détail de Kubrick se perçoit dans la conception des décors, puisque Roy Walker doit à sa demande recréer en studios les plans des lieux choisis aux mesures exactes, afin de reproduire le plus fidèlement possible la réalité. Ainsi, l’intérieur du salon Colorado de l’Overlook – celui sur lequel donnent les épouvantables ascenseurs… – d’inspiration indienne, est une copie de celui de l’hôtel Awahnee dans le parc National de Yosemite, et Kubrick fait reconstituer dans tous les détails des toilettes à la surprenante couleur rouge vif dessinés par Frank Lloyd Wright pour un hôtel en Arizona. « Je voulais que l’Overlook ait un air authentique et ne ressemble pas au traditionnel hôtel sinistre des films d’épouvante. Son plan labyrinthique et ses chambres immenses étaient déjà suffisamment angoissants. » Et pourtant cette apparence chimérique d’un lieu dont l’aspect tangible repose sur notre réalité n’en accentue que plus le caractère angoissant des phénomènes qui s’y déroulent. D’autant que le plan de l’hôtel possède justement quelques incohérences qui ne font que renforcer l’atmosphère irréelle du lieu. Ainsi, lorsque Danny sur son tricycle parcourt les couloirs de l’Overlook le temps d’un long travelling, il commence son chemin au rez-de-chaussée, pour se retrouver, sans logique aucune, au deuxième étage face à la chambre 237… Afin d’accroître le réalisme des décors, une attention toute particulière est apportée à l’éclairage, qui y est intégré dès leur conception. Le début du film se passant en automne, la lumière extérieure se doit d’être chaude et naturelle. Mais plus la saison avance, plus elle se refroidit… Pour simuler la lumière glaciale de l’hiver, le chef opérateur John Alcott installe derrière les fenêtres d’immenses panneaux translucides de 30 mètres sur 9 derrière lesquels se trouvent environ sept cent cinquante ampoules de 1000 watts. À l’inverse, pour reproduire la chaleur de la lumière intérieure de l’hôtel il emploie des ampoules de 1000 watts sur basse tension. Les effets de neige qui iront de pair avec l’éclairage seront les seuls qui requièrent par moments la présence de nombreux techniciens.  Il faut en effet du monde pour faire tomber la neige à l’extérieur d’un décor de trente mètres de long avec cinq grandes fenêtres de trois mètres chacune, lorsque Kubrick décide faire un travelling hivernal ! Près de 900 tonnes de polystyrène broyé sont employées pour imiter la neige, ainsi que… Du gros sel dans les plans serrés !

L’opérateur Steadycam Garrett Brown, Stanley Kubrick et son assistant caméra Douglas Milsome dans le hall de l’Overlook Hotel © Murray Close/Warner Bros.

Stanley Kubrick prépare minutieusement le cadrage d’un plan, quitte à passer par-dessus l’épaule de son acteur © Murray Close/Warner Bros.

QUAND L’HÔTEL DEVIENT LA CAMÉRA

Pour amplifier encore la sensation d’étrangeté du dédale architectural créé par Roy Walker, Kubrick emploie de manière novatrice la caméra portée Steadycam (un système de stabilisateur de prise de vue permettant de faire de longs travellings avant ou arrière fluides) ; Shining est d’ailleurs le premier film à y avoir tant recours. Pour Kubrick, qui recherche le mouvement le plus continu possible, l’effet du Steadycam est celui d’un « tapis volant. Les mouvements rapides et fluides de la caméra dans le labyrinthe auraient été impossibles sans [ce procédé]… » Pour manœuvrer le dispositif, le réalisateur fait directement appel à son inventeur, l’opérateur Garett Brown. Ce dernier avait déjà testé le Steadycam dans Rocky (J. G. Avildsen, 1976) et Marathon Man (J. Shlesinger, 1976), mais il l’améliore à la demande de Kubrick, afin que la caméra puisse raser les murs, et se trouver au plus près du sol. Pour permettre le passage fluide de la caméra, tous les décors communiquent, l’intérêt étant qu’au-delà de la froideur communiquée par la souplesse et l’absolue fluidité de ces travellings, l’absence de coupes aide également les acteurs à conserver leur niveau d’émotion tout au long des scènes. Cette manière de filmer permet surtout de souligner l’aspect labyrinthique de l’hôtel dont les couloirs semblent avaler les occupants, tout en lui donnant un véritable point de vue. La mystérieuse subjectivité de ces travellings dote l’Overlook d’une conscience vivante. Diane Johnson le reconnait d’ailleurs : l’hôtel est la caméra, et le narrateur. Le Steadycam n’est pas la seule innovation technologique employée sur le tournage : Kubrick use en effet de l’assistance vidéo pour contrôler immédiatement la bonne coordination technique entre caméra, décors et déplacements des acteurs ; il peut également juger aussitôt de la justesse de leur jeu, et de la bonne composition de l’image. Là encore, le dispositif doit être pensé dès la création des décors, puisqu’un large réseau d’antennes est intégré dans ses murs pour capter les émissions d’une caméra vidéo montée de sorte d’avoir le même cadrage que celle employée par Kubrick.  

Jack Nicholson et Stanley Kubrick analysent la scène qu’ils viennent de tournée grâce retour vidéo © Murray Close/Warner Bros.

En plein tournage de la scène durant laquelle Wendy se défend avec une batte de baseball face à Jack © Murray Close/Warners Bros.

Ce retour vidéo immédiat permet au réalisateur de gagner en efficacité ; il perd ainsi moins de métrage de pellicule puisqu’il peut contrôler son film en direct. Malgré tout, Kubrick tourne près d’un million de mètres de pellicule, faisant répéter ses acteurs à outrance pour en obtenir les interprétations les plus excentriques et instinctives… tout en leur demandant, lors des scènes fantastiques, de fournir un jeu le plus simple et naturel possible, afin que le réalisme en augmente la portée terrifiante. Il exige par exemple que Shelley Duvall refasse 35 fois la scène dans laquelle Wendy monte l’escalier, batte de baseball en main, terrifiée par Jack Torrance ! L’actrice dira par la suite que ce rôle fut le plus difficile de sa carrière. « Ce fut une expérience formidable, mais si cela était à refaire, je n’accepterais pas le rôle… ». Rien d’étonnant à cela lorsque l’on sait que Kubrick fait répéter des dizaines de fois les plans les plus insignifiants comme une poignée de main, l’ouverture d’une porte ou la traversée d’un couloir… C’est pourtant grâce à cette multitude de prises que le réalisateur explore les possibilités et les styles de jeu opposés pour choisir, lors du montage qu’il supervise lui-même, celle qui aura le plus d’impact sur l’imaginaire du public. L’obsession du détail et de vérité de Stanley Kubrick se retrouve par ailleurs dans le soin qu’il apporte à la conception de la photographie finale, le souvenir de la fête nationale de 1920 sur lequel apparaît le visage de Jack Torrance. Après avoir tenté de recréer la scène avec des figurants costumés, le réalisateur décide finalement d’intégrer le personnage de Nicholson dans une véritable photo des années 1920, la reconstitution factice ne lui convenant pas car les visages des années 80 ne correspondent pas à ceux de l’époque… A-t-il alors conscience que, fort de ce savoir, le spectateur n’en ressentira que plus l’inquiétante étrangeté de contempler, sous couvert de fiction, le visage des nombreux véritables fantômes venus investir à son initiative le salon doré de l’Overlook ?        

LE BROUHAHA DE SHINING

Si la photographie est, par essence, immobile, la bande sonore suggère que la vie qu’elle représente existe toujours quelque part dans l’Overlook, puisque l’on entend en filigrane le brouhaha des convives. Tout au long du film, l’angoisse provoquée par la mise en scène clinique et froide de Kubrick est ainsi intensifiée par l’ambiance sonore. Pour écrire la musique de Shining, le réalisateur fait appel à Wendy Carlos et Rachel Elkind avec lesquelles il a déjà travaillé sur Orange Mécanique (1971). Elles composent plusieurs morceaux à sa demande, sans pouvoir toutefois s’appuyer sur des images, le sceau du secret entourant le tournage restant scellé même pour elles. Elles composent donc en se rapportant au livre de Stephen King. C’est ainsi qu’est créée la musique la plus célèbre du film, celle du plan aérien d’ouverture, une réorchestration électronique du Dies Irae de la Messe des Morts. Pour le reste de la bande originale cependant, Kubrick privilégie, comme à son habitude, des musiques préexistantes.

Wendy Carlos dans son studio d’enregistrement à New York, en octobre 1979 © Len DeLessio/Getty Images

Ce sont en grande partie des morceaux de Krzysztof Penderecki, du Belà Bartók – son adagio de la musique pour cordes retentit lorsque Jack Torrance observe la maquette du labyrinthe, mais aussi du Györgi Ligeti. Le réalisateur emploie à dessein différents styles de musiques pour ne pas habituer le spectateur à certains sons, et le surprendre. À cela sert également le silence, très présent, qui met en avant des bruitages prenant aussitôt la forme de sinistres présages…  Les roues du tricycle de Danny, les rebonds la balle de tennis de Jack, cette même balle qui roule sur la moquette alors que personne ne peut l’avoir lancée… Tous ces choix sonores contribuent à l’incertitude qui baigne le film quant à la réalité des événements qui se déroulent dans l’hôtel. Il suffit de penser au son qui accompagne l’entrée de Danny dans la chambre 237. Rappelant les battements d’un cœur qui s’emballe, évoquant la terreur d’un piège qui se referme, il se détache suffisamment du bruit familier que nous connaissons pour devenir menace, comme si l’hôtel lui-même possédait un organe vital mis en émoi par la présence des hommes, éveillant son désir d’absorption ou d’assimilation… De la même manière, lorsque Halloran pénètre dans l’Overlook pour sauver Danny et sa mère, qu’il sait en danger grâce au shining, le bruit du vent et l’écho de ses pas résonnent étrangement dans l’hôtel vide, en amplifiant la démesure et soulignant sa solitude. Michel Ciment note d’ailleurs que ce rapport entre narration et utilisation du décor se retrouve dans la progression des cartons annonçant la temporalité du récit : plus l’espace et le temps objectifs se réduisent (les cartons annoncent les mois, les jours, puis les heures), plus le temps et les espaces intérieurs s’amplifient par d’habiles procédés de mise en scène…

Quelques concepts d’affiche proposés par Saul Bass à Stanley Kubrick © Saul Bass

SHINING AUX RAZZIE AWARDS

La première de Shining a lieu à New York, le 23 mai 1980, et la sortie du film sur les écrans s’accompagne d’une vaste campagne de promotion organisée par Warner Bros, qui souhaite rentrer dans ses frais (le grand Saul Bass se charge du premier visuel de l’affiche). C’est un succès au box-office, malgré des critiques plutôt négatives. La première semaine d’exploitation rapporte plus que L’Exorciste (1973) et Superman (R. Donner, 1978), les deux précédents gros succès du studio. C’est pourquoi, d’une sortie prudente sur onze écrans seulement, le film se retrouve en quelques semaines sur pas moins de sept cent cinquante écrans. Shining sera le plus gros succès commercial de Stanley Kubrick ; il rapporte quarante-sept millions de dollars dès les premières semaines d’exploitation en Amérique du Nord – et se retrouve classé neuvième dans la liste des meilleures recettes de l’année 1980. Cependant, au moment de sa sortie, le film diffère un peu de celui que nous connaissons aujourd’hui. En effet, cinq jours après la première, Stanley Kubrick décide de faire couper de toutes les copies une scène d’épilogue qu’il ne juge pas nécessaire. Il a fallu attendre 2013 pour que son contenu soit enfin divulgué : Ullman, le directeur de l’Overlook y rendait visite à Wendy à l’hôpital et lui expliquait que la police n’avait rien trouvé de particulier dans l’hôtel, que ce qu’elle a cru y vivre était sans doute le produit de son imagination. Pourtant, en quittant l’hôpital, il tendait à Danny une balle de tennis, celle-là même qui l’avait attiré dans la chambre 237… Apparaissait ensuite la photographie finale, qui clôt toujours le film, accompagnée d’un carton : « L’hôtel Overlook allait survivre à la tragédie, comme il l’avait déjà fait de si nombreuses fois. Il est toujours ouvert chaque année du 20 mai au 20 septembre. Il est fermé l’hiver. » Shining subira de nouveau plusieurs coupes ; il est amputé d’une demi-heure, passant d’une durée de 143 minutes aux États-Unis, à une durée de 113 minutes pour sa sortie internationale. Si cela ne modifie pas véritablement le film, son rythme en est cependant altéré. Shining y gagne tout de même au box-office, puisque cette durée raccourcie permet d’intercaler une séance supplémentaire du film par jour et par écran. Pour la petite histoire, lors de la diffusion télévisée de Shining, le corps nu de la femme de la chambre 237 est flouté. C’est la seule et unique fois que Kubrick acceptera que l’on modifie l’un de ses films pour une transmission télévisée. La réception critique est très mitigée, voire négative. Les médias, ne pouvant mettre la main sur des informations pendant le tournage si bien gardé, s’agacent et se reportent sur la personne de Stanley Kubrick. 

Les journalistes ne manquent pas de comparer le cinéaste à Jack Torrance reclus dans l’Overlook, car il vit dans un manoir isolé sur un immense terrain de soixante-dix hectares à Chlidwickbury qu’il achète en 1980 peu avant la sortie du film. Lorsque le film sort enfin, l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous. Il déçoit et est considéré comme de moins bonne facture que les précédentes œuvres du réalisateur. On peut ainsi lire dans Variety : « Kubrick a fait équipe avec le nerveux Jack Nicholson pour détruire tout ce qui était si terrifiant dans le best-seller de Stephen King  […] Plus le personnage de Nicholson devient fou, plus il a l’air stupide. Shelley Duvall transforme la femme sympathique du roman en une hystérique minaudant et à moitié retardée mentale. » Dave Kehr est aussi peu élogieux dans le Chicago Reader : « Kubrick – avec sa symétrie obsessionnelle et sa luminosité –  est trop banal pour retenir l’intérêt, tandis que la narration, incroyablement molle, anticipe le suspense. » Le film est même nommé dans les catégories pire actrice (Shelley Duvall) et pire réalisateur aux Razzie Awards !

Pour assurer la promotion de Shining, le magazine American Film publie en juin 1980 un grand reportage sur les coulisses du film © American Film

LA GUERRE DES K : KING VS. KUBRICK

Les critiques négatives sont majoritairement liées aux attentes créées par la lecture du livre de Stephen King, car le traitement glacial de l’intrigue du film l’éloigne à bien des égards de l’ambiance du roman, dont le réalisateur écarte les thématiques les plus importantes pour y distiller çà et là ses propres obsessions. « L’une des ironies de Shining est que certains des personnages ont la faculté de voir le passé, l’avenir, et de communiquer par télépathie, alors que le téléphone et la radio ne fonctionnent pas et que les routes sont coupées par la neige. […] Il y a un thème dont je suis conscient et qui se retrouve dans mes films : l’échec de la communication : dans Dr Folamour, dans L’Ultime Razzia, dans 2001, et même dans Barry Lyndon, mais à un autre niveau ! » Au vu des libertés prises par Kubrick, et bien qu’il en reconnaisse la valeur cinématographique, il n’est donc pas surprenant que Stephen King en critique (ou)vertement l’adaptation… Dans son livre, Jack Torrance, l’écrivain en panne d’inspiration qui tente d’agir en bon père de famille, se retrouve en proie à ses anciens démons d’alcoolique qui reviennent peu à peu le hanter (un sujet récurrent car autobiographique chez King), et glisse progressivement dans la folie. Dans le film, au contraire, le personnage de Jack a quelque chose de dérangeant dès le départ. Le lecteur ne peut qu’approuver les dires de Stephen King lorsqu’il parle en ces termes du Jack Torrance de Kubrick : « Tout ce qu’il fait, c’est devenir encore plus fou. Dans le livre, c’est un gars qui se bat avec sa santé mentale et finit par perdre les pédales. Pour moi, c’est une tragédie. Dans le film, il n’y a pas de tragédie, car il n’y a pas vraiment de changement. » La relecture kubrickienne du personnage de Wendy Torrance déplaît aussi au romancier : « Wendy Torrance […] est présentée comme une espèce de serpillière hurlante. » En 2019 il ajoutera : « C’est l’un des personnages les plus misogynes jamais vus à l’écran. En gros, elle n’est là que pour crier et avoir l’air bête. » La réinterprétation « réaliste » du réalisateur aurait-elle fait basculer les personnages du côté des stéréotypes ? Autre point de divergence entre livre et film : l’Overlook de King séduit avant de terrifier, et le dénouement se fait dans les flammes de la chaudière menaçante, dont l’entretien minutieux est crucial pour la survie de l’hôtel et de ses occupants. Si le spectateur l’aperçoit le temps d’un plan, cette machine n’a aucune incidence dans le film de Kubrick, qui supprime beaucoup de la chaleur du livre, pour instaurer un climat froid et distant – le point d’orgue final dans le labyrinthe gelé résume à lui seul ce parti pris. 

Jack Torrance sombre peu à peu dans la folie aux côtés de son jeune fils Danny dans Shining, de Stanley Kubrick © Murray Close/Warner Bros.

Wendy Torrance, l’un des personnages les plus misogynes jamais vus à l’écran selon son auteur, Stephen King © Murray Close/Warner Bros.

Malgré cette mise en scène glaçante privilégiant une émotion produite par l’esthétique plus que par les personnages, Stephen King estime que Kubrick n’a rien compris au genre de l’épouvante : « Certaines parties font froid dans le dos, […] mais d’autres tombent à plat. […] C’est un film réalisé par un homme qui réfléchit trop et ne ressent pas assez. » Un ressenti partagé par certains critiques, comme Pauline Kael du New Yorker qui écrit en juin 1980 : « Lorsqu’un flash fait apparaître des cadavres ensanglantés ou lorsqu’un torrent de sang jaillit d’un ascenseur, nous ne sommes pas effrayés, parce que Kubrick, trop absorbé par la technique, nous met à distance. » Kubrick, à l’inverse, trouve « qu’il y a plus d’horreur dans le film que dans le roman. […] Dans le livre, par exemple, personne n’est tué. » Personne ne s’étonne quand, dix-sept ans après Kubrick, Stephen King décide de produire une adaptation plus respectueuse (mais très dispensable) de son livre, une mini-série intitulée Shining : Les Couloirs de la Peur (M. Garris, 1997). Pour ce faire, l’écrivain doit cependant racheter les droits d’adaptation de son livre à Stanley Kubrick, qui n’accepte de les lui rétrocéder qu’à la condition qu’il ne compare jamais les deux versions publiquement… La version du réalisateur anglais fait pourtant des adeptes de la première heure. Déjà enthousiasmée par le film en 1980 qu’elle qualifie de « remarquable » et de « fascinant », Janet Maslin renchérit dans le New York Times du 2 janvier 2017 : « Captivant…superbement diabolique. La plupart des altérations du texte original, qui a été considérablement modifié et amélioré, vont dans le sens d’une plus grande profondeur. […] Jack Nicholson donne l’une de ses interprétations les plus éclatantes […] » Plus les années passent, plus Shining marque les esprits, remportant l’adhésion et le respect de la critique qui s’accorde sur un point : le film mérite un temps de réflexion pour prendre toute son ampleur. P.L. Tittlerington exprime ainsi cette nécessaire réflexion en 2016 dans le magazine anglais Sight and Sound : « Quelques heures après avoir vu le film, les séquences et les expériences se réorganisent et on commence à voir le film d’une toute autre manière. » Une chose est sûre, quarante ans après sa sortie, Shining possède aujourd’hui une place de choix dans le classement des films les plus effrayants de l’histoire du cinéma, et a gagné son statut de film culte.

Impossible de ne pas entendre le « Here’s Johnny ! » lancé par Jack Nicholson en revoyant cette image © Murray Close/Warner Bros.

La performance de Steven Weber en Jack Torrance chez Mick Garris sera récompensée d’un Saturn Award, en 1998 © Warner Bros.

RETOUR À L’OVERLOOK 

Fort d’images profondément marquantes ancrées dans l’imaginaire collectif (l’ascenseur qui se dévide de son sang, les jumelles aux petites robes bleues, le tricycle, la moquette à motifs, les longs travellings au Steadycam sur des dédales de couloirs…), le film de Kubrick a très largement influencé la culture populaire. Bien trop nombreuses pour être toutes listées, on retrouve néanmoins certaines de ces références dans divers jeux-vidéos : Duke Nukem 3D possède un mode « The Shining Redrum » dans lequel le joueur peut parcourir l’Overlook, Alan Wake reprend la scène de la hache qui traverse la porte de la salle de bain, et dans Mortal Kombat X, le finish de Johnny Cage comporte -en tout logique !- la réplique de Torrance « Here’s Johnny ! »… L’univers du clip n’est pas en reste : celui de Slipknot pour sa chanson « Spit it Out » (1999) ou celui de de la chanson « The Kill » de Thirty Seconds To Mars (2005) sont entièrement inspirés par le visuel du film ; même Pink se fend d’une référence dans son clip « Don’t Leave Me » (2008) ! Cinéma et séries restent toutefois (évidemment !) les médias les plus impactés par les trouvailles visuelles de Shining. Les séries, souvent humoristiques, comme Friends (« Celui qui persiste et signe »), Malcolm (« Thérapie »), South Park (« Cauchemar sur Face Time »…), parfois fantastiques (Buffy contre les vampires), les publicités (ne pas manquer celle avec Brian Cranston pour Mountain Dew diffusée lors du Super Bowl 2020) et les films (Le PariAngry Birds, etc.) se servent régulièrement de l’imagerie créée par Kubrick pour Shining afin d’instaurer un décalage humoristique entre l’horreur évoquée par le souvenir du film et l’aspect parodique de leur emploi. Il arrive aussi que les références soient disséminées avec subtilité, par pur plaisir d’initié, comme dans les différents films Pixar sur lesquels a travaillé Lee Unkrich, grand admirateur de Kubrick (Toy Story 1, 2, 3, Le Monde de Nemo, Coco). Nombreux sont les réalisateurs qui ont été influencés par le film, à l’instar de Dominik Moll (Harry un ami qui vous veut du bien, 2001) qui regardait Shining en boucle pendant ses études. On peut ainsi trouver des références au film dans Un Fauteuil pour deux (J. Landis, 1983), Photo Obsession (M. Romanek, 2002), Wendigo (L. Fessenden, 2001) ou Jericho Mansions (A. Sciamma, 2003), dans Hostel (E. Roth, 2005), la chambre des protagonistes n’est autre que la 237.

Shining est le film qui passe au drive-in lorsque la tornade de Twister (J. de Bont, 1996) arrive pour tout dévaster sur son passage… La liste est longue… Plus récemment, Passengers (M. Tyldum, 2016) réinvente le salon doré dans lequel officie un barman androïde, et l’une des dernières références notables est la reprise de séquence des ascenseurs par Steven Spielberg, sans doute le meilleur passage de Ready Player One (2018) (scène qui n’aurait, soit-dit en passant, pas dû exister car Spielberg souhaitait à la place obtenir les droits de Blade Runner…) Enfin, dans l’adaptation cinématographique de la suite du roman écrite par Stephen King, Doctor Sleep, Mike Flanagan recrée un certain nombre de scènes marquantes du film de Kubrick. Stephen King ne s’y oppose pas, conscient que son œuvre lui a échappé, et que sur grand écran, l’histoire de Shining est pour toujours associée à la vision du réalisateur anglais, devenue une référence incontournable. La boucle est désormais bouclée… 

Un fan art conçu pour la sortie de Doctor Sleep de Mike Flanagan © PL Boucher

SHINING, UNE HISTOIRE DE GÉNOCIDES ?

Les différents niveaux de lecture de Shining associés à la célèbre obsession du détail de Kubrick (sa volonté de perfection signifiant pour certains que tout est nécessairement intentionnel dans ses films) en font un objet d’analyse inépuisable pour les cinéphiles. La théorie la plus aboutie présente Shining comme un discours sur l’Histoire américaine, et particulièrement sur le génocide indien. L’Overlook est situé sur un ancien cimetière indien, la décoration du Colorado Lounge en reprend des motifs, les boîtes de conserve « Calumet » sur lesquelles figurent une tête de chef indien si savamment disposées dans la réserve, la marée de sang enfin qui s’échappe d’un ascenseur fermé comme cette vérité qu’on ne peut admettre mais qui sortira malgré le déni… Tout tend à illustrer ce génocide en filigrane, même si d’autres théories s’accordent à dire qu’il s’agit de l’holocauste perpétré par les nazis que Kubrick dénonce dans son film. Certains spectateurs y voient plutôt l’aveu du réalisateur, qui évoquerait sa participation dans la recréation factice des premiers pas de l’homme sur la Lune… Ces théories fascinantes, et d’autres encore, alimentées par d’intensifs et minutieux visionnages du film, sont regroupées dans le distrayant documentaire Room 237 (R. Ascher, 2013). Comme s’il avait anticipé que son film susciterait ces recherches frénétiques, Kubrick avertissait déjà Michel Ciment en 1980 : « On peut mal interpréter à peu près tout, en général pour conforter le point de vue qu’on a déjà. Les gens prennent […] dans les films les idées qui sont déjà les leurs. » Et vous, qu’allez-vous tirer de ce film extra-ordinaire ? Qu’on l’aime ou le déteste, Shining ne peut laisser indifférent. Que vous susurrera donc l’Overlook quand vous oserez (r)ouvrir ses portes, dans le sillon de la caméra experte de Stanley Kubrick ? S’il y a un moment de l’année où ses fantômes sont bienvenus dans votre salon, c’est pour sûr à la fin du mois octobre… milf noB ! 

Shining (The Shining, 1980 – États-Unis et Royaume-Uni) ; Réalisation : Stanley Kubrick. Scénario : Stanley Kubrick et Diane Johnson d’après l’oeuvre de Stephen King. Avec : Jack Nicholson, Shelley Duvall, Scatman Crothers, Barry Nelson, Philip Stone, Joe Turkel, Anne Jackson, Tony Burton, Lia Beldam, Billie Gibson, Barry Dennen, David Vaut, Manning Redwood, Louise et Lisa Burns, Robin Pappas, Alison Coleridge, Burnell Tucker, Jana Sheldon, Kate Phelps et Norman Gay. Chef opérateur : John Alcott. Musique : Rachel Elkind et Wendy Carlos. Production : Stanley Kubrick, Jan Harlan, Martin Richards, Robert Fryer et Mary Lea Johnson – Warner Bros., Hawk Films et Peregrine. Format : 1.33:1. Durée : 146 minutes.

En salle le 13 juin aux États-Unis, puis le 16 octobre 1980 en France.   

Copyright illustration en couverture : Folio Illustration Agency.

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