The Pale Blue Eye : une très grande réussite de Scott Cooper

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Sorti sur Netflix, The Pale Blue Eye de Scott Cooper provoque la rencontre de l’intimité métaphysique de la poésie et de l’investigation cinématographique du surnaturel, où la réversibilité menaçante de la vie et la mort est l’enjeu organique d’une mise en scène à coeur ouvert comme témoignage de la vulnérabilité proprement humaine de nos hantises.

Le cinéma de Scott Cooper est un cinéma du conflit : que ce soit dans Les Brasiers de la Colère (2013) ou Affamés (2021), toujours est-il question des rapports de force qui animent jusqu’à détruire la place de l’autre dans notre construction individuelle. The Pale Blue Eye, comme Hostiles (2017), est un film d’époque, parfaitement inscrit dans l’un des visages pluriels du XIXe siècle tel que souvent représenté à l’écran. La transposition dans un âge passé est à même de rendre davantage apparentes les lignes de force souterraines de nos relations, alors toutes deux marquées par la nécessité vitale de tuer dans un contexte déterminé. Car là réside le retournement de situation de The Pale Blue Eye, en cela proche de son prédécesseur : la vie arrachée n’est pas tant synonyme de délire maniaque que de l’expression la plus fanatique d’un impérieux appel à la vie. Contre la mort, il faut invoquer la mort, ou, pour le dire autrement, la lutte pour la survie, la  struggle for life de Darwin, est la formule incantatoire briguée contre l’inhumanité d’un destin. Par un ingénieux renversement, les auteurs des différents crimes de The Pale Blue Eye déversent la monstruosité de leurs gestes dans la transformation de la fatalité en une créature surnaturelle hantant la lande déserte, un alter ego de la fortune déguisé dans la vitalité soudainement volée à sa victime. De là une transplantation, au sens littéral, du mal, qui circule dans nos veines, se bute contre nos tempes fiévreuses devant l’impensable vérité de cette impossible barbarie : la vie est la plus scandaleuse des morts.

Cette sentence, Edgar Allan Poe (Harry Melling), ici personnage central de l’intrigue avec Augustus Landor (Christian Bale), continue de l’incarner dangereusement jusqu’au point de proposer aveuglément sa propre vie en offrande à celle qu’il aime et survit dans l’appropriation des coeurs des autres. Le poème The Raven devient alors la clé implicite du film : Leonore, cette jeune femme disparue trop tôt, se nourrit, dans sa mort, de la pétulance fébrile des mots de ceux qui se donnent à elle, et ne la verront plus jamais, « Nevermore ». « Plus jamais » rappelle le corbeau des vers endoloris du poète, augure du mauvais sort que réserve Leonore, miroir inversé de la scansion prophétique de l’oiseau, suppliant alors, en retour, « Encore », convoquant la perpétuation de l’irréversible d’une damnation à sa seule et unique âme, de la conjuration sacrificielle d’une écriture contre l’absurdité du néant. Les convulsions de Leonore sont moins les symptômes de la maladie du diable que les signes détournés d’une même incompréhension devant la paradoxale surnature du corps, l’étrangeté même des organes qui vivent en nous sans même que nous nous en rendions en compte. Découverts, exposés à la morgue, utilisés pour les obscurs rituels des coupables, les organes nous renvoient à la matérialité brute d’une chair soumise aux lois physiques de ceux qui choisissent de s’en emparer. Si on peut les manier, la vie, elle, est hors de portée, invisible, et c’est ce à quoi précisément leur arrachement essaie de s’opposer : à l’épanchement incontrôlable du sang de nos existences, au sens immodéré de ses brutales variations.

AU COEUR DES VERS d’EDGAR ALLAN POE

La poésie laisse alors place au cinéma. La mort ne se dit plus, on la fixe. La caméra remplace la dissection, prolonge l’étourdissement des syllabes endiablées : mi-bistouri, mi-magie, elle enchaîne les plans, se meut à travers les différentes couches de peau de corps tantôt exsangues, tantôt envoûtés par la seule et même puissance occulte d’une vie aveuglément morte, d’une mort obscurément vivante. Ce qui relie le physique et le métaphysique est la mise en scène d’une telle dépossession, de la dérive d’un attachement à la vie qui convertit l’origine biologique en point de non-retour, en la condamnation d’une âme à l’obsession morbide à triompher des limites de son incarnation. L’image est ainsi une technique du corps, une manière de sublimer la réversibilité des pulsions de vie et de mort dans la recherche conjointe de la juste expression, de la juste intrication de l’énergie et de la matière, d’une voix et de son écho. Ainsi l’appareil cinématographique est-il une extraction de l’être à partir de la mécanique des fluides, où cette vision obscurcie du réel approfondit le pressentiment de la poésie, imposant un nouveau langage, la dérangeante cohabitation de l’ombre et la lumière mutuellement reflétées dans la stupeur de l’inexplicable, l’effroi de l’indicible. L’image, fantastique, du cinéma, naît du non-sens de la parole, du désœuvrement, comme dans The Raven, du coeur des vers, dont elle est la pulsion : elle est ce passage à l’acte, cette incursion trompeuse de l’invisible dans la visibilité ostentatoire de la raison.

D’où l’importance du regard, intermédiaire entre l’esprit et les sens, la théorie et l’expérience, dans la résolution des crimes, l’arrière-plan dramatique de leur mise en scène : tout est question d’orientation, repose sur le choix de voir ou non ce qui se donne ou se refuse à nous. Ce franchissement de la frontière est le propre de l’esthétique, qui est ici bien une science, un art de résoudre aussi bien les meurtres que l’insolubilité de l’existence même, comme en font l’épreuve Poe et Landor à partir de l’énigme de The Pale Blue Eye, oeil symbolique de cette vocation proprement humaine à narrer les hantises que l’art fait siennes. La véritable disparue n’est pas celle que l’on croit, la véritable blessure est beaucoup plus profonde, terriblement proche, effectivement sous nos yeux mais hors de portée. Seule une prise commune à la poésie et au cinéma : l’image des yeux, ceux qui ont aimé, hantent les deux protagonistes, réunis dans le deuil, et témoignent, de l’au-delà, de la persistance de la vie, autrement présente, semblablement sentie dans son retrait même. Contre la perte, le sacrifice a voulu se hisser, reniant, ôtant ce qui constitue l’essence organique même de l’homme au profit du mirage momentané de son contrôle : la vulnérabilité d’un coeur, dont la raison de vivre est la possible et imprévisible cessation de ses battements.

A la production : Christian Bale, Scott Cooper, John Lesher & Tyler Thompson pour Cross Creek Pictures & Netflix.

Derrière la caméra : Scott Cooper (réalisation & scénario). Masanobu Takayanagi (chef opérateur). Howard Shore (musique).

A l’écran : Christian Bale, Harry Melling, Gillian Anderson, Fred Hechinger, Lucy Boynton, Robert Duvall, Toby Jones, Charlotte Gainsbourg.

Sur Netflix le : 6 janvier 2023.

Copyright photos : Scott Garfield/Netflix.