« Tout le monde aimerait être Cary Grant, même moi ». On connaît la chanson. Au faîte de sa gloire, Archibald Leach, le gamin des faubourgs, l’a susurrée inlassablement à l’oreille des échotiers. Une ritournelle savamment fignolée que le docteur en sciences politiques Jean-Philippe Costes détricote avec une passion toute érudite dans son essai intitulé À la recherche de Cary Grant. Rencontre.
Boris Szames : Vous approchez le mythe Cary Grant par le biais de l’enquête, ou du moins de la « charade biographique ». C’était une évidence ?
Jean-Philippe Costes : Jouer au détective s’imposait d’emblée dans la mesure où Cary Grant a toujours été très discret sur sa vie. Aujourd’hui encore, on émet davantage d’hypothèses que de certitudes. Il faut, par définition, aller regarder par le trou de la serrure – et donc trouver une tonalité plus large que le simple registre biographique – pour essayer d’en savoir plus sur un personnage qui se cache. L’entreprise avait d’ailleurs un coté très ludique. D’abord au sens strict du terme, dans le sens où Cary Grant est un personnage essentiellement divertissant. Mais c’est aussi quelqu’un qui a su jouer du ludisme à des fins plus sulfureuses. Charade, son dernier bon film, symbolise parfaitement son itinéraire.
Cary Grant s’est livré à l’exercice autobiographique en 1962. Quel homme transpire de ces pages ?
C’est une vraie-fausse confession d’une vingtaine de pages dans laquelle Cary Grant révèle quelques éléments sur sa vie, par exemple ses origines pauvres – ce que personne ne connaissait, ou presque, à Hollywood. On découvre que l’archétype de l’aristocrate était en réalité un enfant des quartiers populaires de Bristol. Mais Grant ne se confesse pas réellement. S’il ne s’est jamais fendu d’une autobiographie, c’est aussi parce que la vérité de son être était absolument inavouable au grand public. Cary Grant a veillé jusqu’au bout à ne jamais rien avouer. Il n’hésitait pas à menacer de procès ceux qui faisaient publiquement allusion à son homosexualité présumée. Dans les années 70, Chevy Chase a été obligé de se rétracter après avoir ironisé sur ses « relations particulières ». Peu avant sa mort, Cary Grant a semblé désireux de se révéler quelque peu. Il s’était lancé dans une tournée à travers les États-Unis où il proposait au public de lui poser des questions sur sa vie. Sa mort est survenue un soir de « réprésentation » à Davenport, dans l’Iowa, juste avant de monter sur scène. Ironie du sort, il n’était pas destiné à dire la vérité sur lui-même ! Tous ceux qui ont approché Cary Grant se souvenaient d’un homme éminemment complexe. J’ajouterai « retors ».
Que garde Cary Grant de son identité anglaise ?
Cary Grant faisait le pont entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Cukor l’engage dans Indiscrétions pour ajouter au film une touche de sophistication toute britannique. Idem pour Blake Edwards dans Opération Jupons où Cary Grant surnage dans un océan potache. Cary Grant a fondamentalement conservé cette grâce et cette « noblesse » de façade. C’était un homme du peuple avec des goûts très ordinaires, mais qui, sur la scène publique, aimait entretenir cette distinction britannique. Cet héritage lui a été d’une grande aide pour ses rôles dans la comédie sophistiquée. Sa britannicité aurait pu lui être d’une grande aide également s’il était allé au bout d’un projet extraordinaire : sa contribution à James Bond.



ARCHIE & MR GRANT
Qui est Cary Grant lorsqu’il débarque pour la première fois à Hollywood à la fin des années 20 ?
Quand il arrive finalement à Hollywood, Cary Grant n’existe pas encore. Archibald Leach a passé une enfance à la Dickens dans une famille pauvre de Bristol, en Angleterre, à rêver de gloire au cinéma et devant les bateaux en partance pour les États-Unis. Son père a forcé l’internement de sa mère, dépressive chronique, sans le lui avouer. Cary Grant la fera plus tard sortir de l’asile psychiatrique. Archie Leach a fait ses premières armes au théâtre en Angleterre avant de tenter sa chance à Broadway. Il n’est pas encore « armé » pour participer à la fête à Hollywood. Sa première expérience avec les studios se solde par un fiasco. On le renvoie à ses chères études après un bout d’essai raté. Cary Grant a beaucoup ramé à ses débuts. Le Cary Grant qui arrive à Hollywood à la fin des années 20, et qui y revient au début des années 30, est donc un homme à la fois très ambitieux et plein de désillusions. Il va lui falloir se battre pendant plusieurs années pour s’imposer.
On a l’impression que Hollywood ne sait pas trop quoi faire de Cary Grant au début de sa carrière.
Les producteurs ne lui trouvent a priori aucune originalité. Les jeunes premiers dans son genre défilent à la pelle à Hollywood. Cary Grant n’a pas encore non plus affirmé sa fibre comique. Au début des années 30, on lui offre donc surtout des emplois « décoratifs » où il peut jouer de sa façade guindée. Cary Grant s’essaie sporadiquement à la comédie. Dans Sylvia Scarlett de George Cukor où il joue un Cockney très combinard, on sent déjà poindre un certain talent pour la roublardise. Le film a été un fiasco commercial, malheureusement. Grant a aussi servi de faire-valoir à Mae West auparavant. Ce petit potentiel, Leo McCarey le fait finalement exploser dans Cette sacrée vérité en 1937. Personne n’aurait misé sur le succès du film, surtout après un tournage calamiteux. Grant et McCarey ont proposé chacun de leur côté 5000 dollars à Harry Cohen pour faire virer l’autre. Le film est un triomphe ; la machine est lancée.
Katherine Hepburn semble s’accorder plutôt bien avec Cary Grant à l’écran. A quoi tient cette alchimie, selon vous ?
Katherine Hepburn partage avec Cary Grant une allure distinguée, une même intelligence en plus d’une personnalité ambigüe. L’un comme l’autre n’assumaient pas leur bisexualité, par exemple. Ces traits communs leur offraient un terrain d’entente naturel. Katherine Hepburn était aussi pétrie de culture européenne, ce qui s’accordait à merveille avec le côté très british de Cary Grant. Ils étaient faits pour s’entendre !
On verra Cary Grant s’épanouir à la fois chez Alfred Hitchcock et Howard Hawks. Quel terreau trouve-t-il chez chacun d’eux ?
Grant Cary Grant trouve chez l’un et l’autre un terrain idéologique et moral propice à l’expression de ses penchants subversifs. Hitchcock exprime une certaine méfiance envers le machiavélisme d’État, tandis que Hawks illustre le primat de l’amitié cicéronienne sur l’amour et la relation conjugale ordinaire. Cary Grant refuse l’idée du couple idéal promue par la société. Dans Seuls les anges ont des ailes, s’abandonner à la vie conjugale revient à capituler. La Dame du vendredi montre aussi très bien la relation amoureuse comme une prédation. La roublardise de Hawks permet enfin à Cary Grant d’exprimer son homosexualité. Pensez un peu à cette scène de L’Impossible Monsieur Bébé où on l’entend se sentir « un peu gai/gay » dans sa robe de chambre ! Grant atteint ce paradoxe dans Allez coucher ailleurs où il se travestit pour regagner l’Amérique. La Main au collet joue aussi de cette ambigüité morale et sexuelle. On oublie souvent qu’après le baiser fougueux de Grace Kelly, Cary Grant s’essuie la bouche discrètement. Ce sont dans ces interstices-là que se loge la subversion.
Cary Grant se dévoile discrètement sous couvert d’égratigner son image.
Grant peut d’autant plus se livrer à ce genre d’exercice à l’époque que personne ne connaît vraiment son histoire. Quand sort Mon épouse favorite avec Irene Dunne et Randolph Scott, tout le monde ignore qu’il vit depuis dix ans avec ce dernier. L’intrus du trio amoureux dans le film n’est pas celui qu’on pense. Cary Grant a su génialement jouer de cette effronterie absolue et s’assurer une impunité totale à l’époque où la censure était omniprésente.



L’IMPOSSIBLE CARY
Votre livre brosse aussi le portrait d’une star capricieuse et arrogante, doublée d’un homme d’affaires redoutable…
Archibald Leach était aux antipodes de Cary Grant : un homme impossible sur les tournages, infernal dans sa vie conjugale, très angoissé, comme beaucoup d’acteurs d’ailleurs. On peut s’en étonner, mais quand on comprend que cette image publique n’est que pure composition, c’est assez logique. Cary Grant a laissé derrière lui l’image d’un homme profondément génial, mais torturé et pingre, ce qui lui valait le surnom de « Cash & Carry ». Eva Marie Saint témoigne l’avoir vu faire payer des autographes à ses fans. On ne peut comprendre cette anxiété financière qu’à l’aune de l’enfance de Cary Grant. Archie Leach n’a jamais oublié avoir pris des bains dans la cuisine glaciale de la maison familiale à Bristol. Plus tard, Cary Grant a été un acteur extrêmement avisé, le premier à prendre son indépendance vis-à-vis des studios dans les années 30. Cette angoisse irrationnelle ne l’a pourtant jamais quitté. On ne se débarrasse jamais de son enfance. Freud en sait quelque chose…
Dans les années 50, Cary Grant suit une psychothérapie, ce qui l’amène à consommer du LSD, une drogue légale aux États-Unis à l’époque. A-t-il jamais réussi à réconcilier ses deux identités ?
On ignore le but de cette psychothérapie, même si Cary Grant témoigne d’un vrai malaise intime à partir de la fin des années 40. Betsy Drake, sa troisième femme, l’emmène chez le docteur Mortimer Hartman, psychologue en vue à Hollywood à l’époque. Selon moi, Cary Grant souffrait de cette impossibilité de réconcilier les deux parties de son être, du moins d’assumer à la ville ce qu’il incarnait à l’écran et inversement. Quand il arrive en Amérique, Cary Grant emménage successivement avec deux hommes, d’abord le compositeur Phil Charing, puis avec Randolph Scott pendant plusieurs années. On peut facilement présupposer son homosexualité. Mais que faire à l’époque quand on incarne un héros hétérosexuel à l’écran ? On cache les choses sous le tapis, on envisage un mariage arrangé (« lavender marriage ») ou une thérapie pour guérir de ce qu’on considère alors comme une maladie. L’itinéraire sentimental de Cary Grant est jalonné de rencontres sans lendemain et de liaisons conflictuelles. S’il affirmait se porter mieux après sa thérapie, sa vie personnelle a été extrêmement chaotique jusqu’à son dernier mariage dans les années 80.
Qu’est-ce qui a précipité la retraite de Cary Grant au milieu des années 60 ?
Cary Grant ne se sent plus à l’aise avec ses contemporains dès les années 50. Un film comme Chéri, je me sens rajeunir ironise sur ce « vieux » qui essaie de redevenir jeune. Le héros d’une autre époque ne trouve pas sa place parmi la nouvelle génération de l’Actors Studio, les Brando et consorts. Cary Grant essaie de s’accrocher, mais s’enferme dans le personnage stéréotypé de tombeur de dames qui avait fait son succès dans les années 30. Certains projets comme James Bond ou Le Limier, que Mankiewicz lui propose avant d’approcher Laurence Olivier, auraient pu donner un second souffle à sa carrière.
Cary Grant essaie quand même d’égratigner cette image dans son avant-dernier film, Grand méchant loup appelle, où il interprète un marginal alcoolique…
En vain. L’image fait le succès de la star, mais précipite aussi son naufrage, inéluctablement. Dans les années 60, on proposait toujours les mêmes rôles à Cary Grant. Mais lui ne voulait pas se précipiter dans une voie de garage. Quand Mankiewicz essaie de le faire revenir à l’écran, il est déjà trop tard : Grant est devenu un homme d’affaires [Cary Grant a intégré le comité de direction de Fabergé en 1967, ndlr]. La lassitude des rôles stéréotypés et une popularité sur le déclin ont précipité sa sortie du milieu cinématographique. À l’inverse, John Wayne a conservé son aura d’icône patriotique parce qu’il incarnait l’Amérique. Cary Grant, lui, jouait beaucoup sur son physique apollinien. Et un Apollon n’est pas fait pour vieillir…
À la recherche du mystérieux Cary Grant, de Jean-Philippe Costes (Lettmotif, 264 p., 24,90€).