Tron : histoire d’une révolution vieille de 40 ans

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Voilà déjà quarante ans que les spectateurs ont vu débarquer en salles un film de science-fiction déroutant mais terriblement novateur portant l’étrange titre de Tron. Ce film expérimental, mêlant prises de vues réelles, images de synthèse et dessin traditionnel fait un véritable fiasco au box-office à sa sortie en 1982. Aujourd’hui devenu culte, Tron a pourtant marqué une étape majeure dans l’histoire du cinéma, en bouleversant son industrie de manière incontestable. En ce début d’été, Gone Hollywood vous emmène dans la Grille pour un voyage dans le passé très futuriste.

Aux dernières heures des années 70, la période n’est pas glorieuse pour les studios d’animation Disney qui n’arrivent plus à obtenir le succès d’antan et cherchent à élargir leur public en développant un pôle de production centré sur les adultes et adolescents. Ils s’ouvrent alors à des genres encore peu exploités par la firme. La science-fiction d’abord, pour tenter de surfer sur le succès sans pareil de Star Wars de George Lucas sorti en 1977, avec Le Trou Noir – Gary Nelson, 1979. Le cinéma d’horreur, ensuite avec Les Yeux de la Forêt (J. Hough, 1980). Loin de remporter le succès escompté, ces deux films sont des échecs commerciaux. Au même moment, Disney met en branle la production d’un film ovni, Tron, dont l’idée est inspirée au réalisateur Steven Lisberger par sa passion pour les jeux vidéo. Il raconte qu’elle lui est venue en découvrant Pong, un jeu d’arcade sorti en 1972, le tout premier dans son genre. Il songe alors : « Que pourrait-il se passer de l’autre côté de l’écran, si les personnages avaient une vie tout comme les êtres humains ? ». Ainsi naît dans son esprit l’histoire d’un gladiateur virtuel du nom de Tron, un patronyme emprunté à l’entreprise du beau-père de Lisberger, Peltron, dans laquelle « tron » rappelle le mot « électronique » – une trouvaille que le futur réalisateur a toujours appréciée.

Synopsis : Flynn (Jeff Bridges), un génie de l’informatique quelque peu arrogant, s’introduit – avec le soutien du jeune programmeur Alan Bradley (Bruce Boxleitner) – dans les locaux de la société ENCOM pour trouver la preuve que Dilinger, le directeur de l’entreprise, lui a volé le jeu vidéo qu’il a conçu, et le succès phénoménal qui lui revenait. Le programme de défense créé par Dilinger, appelé Maître Contrôle Principal (Master Control Program ou MCP), cherchant à arrêter et annihiler Flynn, le propulse dans son univers, l’intérieur de l’ordinateur – une dimension appelée « la Grille » dans laquelle les programmes ont l’aspect de leur créateur. Il faut dire que le MCP commence à développer une intelligence propre, et qu’il projette de conquérir le monde humain. Avec l’aide du programme de sécurité d’Alan, TRON, qui se bat pour sauver l’humanité, Flynn, bien qu’inconscient de ces enjeux qui ne le concernent pas, échappe aux épreuves du MCP, parvient à le détruire, et revient dans notre réalité.

Innovante, l’histoire de Tron mêle la réalité à un monde virtuel alors à ses balbutiements, un scénario sans doute trop moderne qui manque de toucher les spectateurs, si bien que le film se plante généreusement lors de sa sortie le 9 juillet 1982. Un peu échaudé par les pertes financières consécutives, Disney ne réalisera plus de film live action pendant les dix années suivantes. En revanche, la création simultanée de la filiale Touchstone Pictures centrée sur un public adulte permet au studio de se remettre à flot avec la sortie de Splash (R. Howard, 1984), puis les immenses succès, dans les années 1990, des films Le Cercle des Poètes Disparus (P. Weir, 1989), Good Morning Vietnam (B. Levinson, 1988) et Pretty Woman (G. Marshall, 1990). Pourquoi Tron, qui a fait un four au box-office contrairement à ses prédécesseurs, a-t-il marqué un véritable tournant dans l’Histoire du cinéma ?

Splash
Splash de Ron Howard, 1984 © Touchstone Pictures
Le Cercle des Poètes Disparus, 1989 © Touchstone Pictures
Le Cercle des Poètes Disparus de Peter Weir, 1989 © Touchstone

LA FÉE ÉLEC-TRON-IQUE

L’idée révolutionnaire qui frappe Steven Lisberger lorsqu’il joue à Pong ou Space Invaders ? L’animation par ordinateur pourrait être « parfaitement appropriée pour porter les jeux vidéo et les images de synthèse sur grand écran ». C’est donc pour tenter de faire de cette éventualité une réalité qu’il s’associe à Donald Kushner, son producteur, pour monter un studio d’animation. Les deux hommes partent alors à la recherche de la technologie nécessaire pour réaliser le projet, ce qui leur prendra deux années entières. Une fois le film test réalisé, ils démarchent différents studios hollywoodiens, jusqu’à ce que Tom Wilhite, jeune producteur en chef de Disney à la recherche de propositions se démarquant de l’image traditionnelle du studio, accepte d’en financer la réalisation – non sans demander des modifications au script, qu’il trouve froid et peu accessible.

Une quête technologie longue de deux ans, nécessaire à l’avant-gardisme du film. Si l’infographie, développée au milieu des années 60 dans les domaines de la recherche scientifique et aérospatiale pour recréer digitalement des objets à leurs dimensions – et limiter le recours aux maquettes -, s’est propagée au genre du divertissement, Star Wars et West World (M. Crichton, 1973) n’en faisaient finalement que peu usage. Tron, en revanche, est le premier film de l’histoire du cinéma à employer les images de synthèse à si grande échelle, utilisant cette technique pour créer un véritable monde en trois dimensions. Il ne faudra pas moins de quatre entreprises spécialisées dans le digital pour venir à bout de la vision de Lisberger : Information International Inc. (Triple I), Robert Able & Associates of Los Angeles, et Digital Effects of New York et the Mathematic Applications Group Inc. (MAGI), le plus gros créateur d’images de synthèse. Les locaux de ces derniers étant situés à New York, un système de transmission côte est/côte ouest est créé en connectant un écran de télévision au réseau téléphonique, ce qui permet à l’équipe de Los Angeles de voir immédiatement le travail de MAGI, et de pouvoir demander les ajustements qu’ils jugent nécessaires le jour-même. Ce système innovant élimine la nécessité de transporter les épreuves à travers le pays, et permet ainsi de réaliser des économies conséquentes de temps et d’argent.

Pourtant les effets spéciaux ne sont qu’en partie réalisés en CGI (images générées par ordinateur). D’après le superviseur des effets visuels Harrison Ellenshaw, seules une vingtaine de minutes d’animation en images de synthèse sont véritablement utilisées dans Tron. L’emploi des matte paintings reste majoritaire. Cette technique, qui existe depuis les débuts du cinéma (on la trouve dans Missions of California en 1907), consiste à superposer sur la pellicule des plaques transparentes sur lesquelles les paysages sont peints à la main, et sert dans de nombreux films à représenter des décors trop onéreux ou impossibles à construire – dans l’animation, notamment, où cela fait gagner un temps précieux. Dans Tron, le matte painting est par exemple employé pour agrandir de manière significative les bureaux des programmeurs du Walt Disney Company’s Information Technology Group servant de décor à ceux des programmeurs d’ENCOM.

Avec l’apparition des CGI, la technique se transforme en Digital Matte : les paysages sont recréés non plus au pinceau mais à l’ordinateur, ce qui est le cas dans Tron. C’est d’ailleurs parce qu’il était techniquement impossible de les représenter sur les matte paintings, et non par décision esthétique, que les cheveux de tous les personnages, lorsqu’ils évoluent dans le monde virtuel (la Grille), sont dissimulés sous des casques. Fait marquant pour la suite : Tron introduit les premiers ordinateurs aux studios Disney, une modernisation qui n’est pas vue d’un très bon œil par les animateurs. Certains refusent tout bonnement de prêter main forte sur le film, voyant l’animation de synthèse – à juste titre – comme une potentielle menace pour leur activité (le studio d’animation traditionnelle sera fermé par Disney vingt-deux ans plus tard…)

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« C’était notre Guerrier Tron »

Disney donne carte blanche à Steven Lisberger, libre de choisir ses collaborateurs. Son premier choix se porte sur Jean Giraud – alias Mœbius -, dessinateur déjà plus que reconnu, devant sa renommée à son travail dans le magazine Metal Hurlant et ayant déjà storyboardé deux films d’Alejandro Jodorowsky El Topo (1970) et La Montagne sacrée (1973), et participé à la conception graphique des costumes d’Alien, le huitième passager (R. Scott, 1977). Mœbius apportera par la suite sa touche au Dune de David Lynch (1984), Abyss (J. Cameron, 1989), et au 5ème élément (Luc Besson, 1997)… En 2010, l’artiste se rappelle la découverte de la technologie développée pour Tron : « À l’époque pour m’expliquer ce qu’étaient ces images [de synthèse] que personne ne connaissait, on m’a emmené au M.I.T. voir les gens qui mettaient ça au point. J’ai découvert des ingénieurs qui travaillaient sur de petits écrans avec des ordinateurs de 3000 tonnes enfermés derrière eux dans des pièces réfrigérées. C’était tellement extraordinaire que j’étais ahuri, en overdose d’informations. Je n’ai jamais pu retranscrire tout ce que j’avais vu. […] Les mecs devaient réaliser des animations en boucle et en perspective. Et comme ils n’avaient aucune notion artistique, ils faisaient ça avec des girafes, des pianos, des ronds. Sur leurs écrans ça donnait de drôles de manèges qui tournaient dans tous les sens. Et voilà, sans le savoir, ces ingénieurs étaient dans l’essence absolue du cinéma, c’est-à-dire un art fascinatoire. […] »

Sur Tron, Mœbius s’occupe principalement du design des personnages, des costumes, et crée le Voilier Solaire. Il travaille dans l’équipe des effets spéciaux dirigée par Syd Mead, designer industriel futuriste qui se concentre sur les véhicules, aux côtés de  Peter Lloyd, un artiste conceptuel en charge d’esquisser scènes et paysages. En pratique, les frontières restent assez floues et les trois hommes touchent un peu à tout. Les ordinateurs se chargent ensuite de traduire leurs dessins en images 3D. Pour les aider sur le tournage, le trio bénéficie de l’assistance d’une jeune équipe d’animateurs pleins d’avenir : John Lasseter (futur directeur artistique de Pixar), Chris Wedge (réalisateur de L’Âge de Glace), et Tim Burton (dont le projet de long-métrage en stop-motion, Frankenweenie, est mis à l’arrêt suite aux échecs de Tron et consorts – mais verra quand même le jour sous la forme d’un court-métrage en 1984)…

La difficulté que rencontrent ces animateurs du futur ? Les ordinateurs ne peuvent à l’époque que générer des images statiques. Pour la séquence des motos Lumicycles qui exige un décor en mouvement, chaque plan a été inséré à la main, un montage très rapide mêlant les acteurs aux animations 3D. Pourtant, si les véhicules sont réalisés en images de synthèse, l’effet de circuits luminescents dans les décors et les costumes de Tron est créé à l’aide d’effets optiques bien réels grâce à une technique nommée backlight animation, une première pour un film en live action. Steven Lisberger se rappelle : « Tout le monde faisait de la backlight animation dans les années 70, c’était le style disco. Et nous avons pensé : et si nous avions un personnage qui serait une ligne de néon ? C’était notre Guerrier Tron. » Il en résulte une animation d’une trentaine de secondes, employée par Lisberger et Donald Kushner pour promouvoir leur studio et une série de stations de radio rock. « Les gens ne faisaient pas de personnages en utilisant la lumière filtrée [backlit]. Ils l’employaient comme un effet pour faire ressortir les choses et les logos. Ce que nous avons fait, c’est d’essayer d’employer cette technique pour un personnage. »

Afin d’adapter cette technique aux acteurs, on filme en noire et blanc les scènes en live action du monde virtuel sur un plateau vide et entièrement noir, sous la supervision du directeur photo Bruce Logan qui a travaillé sur les effets visuels de Star Wars : Un Nouvel espoir (G. Lucas, 1977) et 2001 : l’Odyssée de l’espace (S. Kubrick, 1968). Inutile d’envisager d’obtenir le même effet sur un plateau immaculé, une technique habituellement en vigueur à l’époque. Selon Logan, il n’y aurait pas eu « suffisamment de lumière dans tout Hollywood » pour éclairer de manière satisfaisante un plateau entièrement blanc. Les vues sont ensuite imprimées sur de larges feuilles Kodalith à haut contraste pour obtenir des caches et des contre-caches. Les différents éléments (visages, costumes, décors) sont alors colorisés séparément à la main, et filmés image par image avec un rétroéclairage qui filtre de la lumière à travers chaque photo – créant ainsi le halo lumineux propre à l’esthétique de Tron. Cette technique unique et minutieuse a demandé plus de temps encore que l’animation traditionnelle, impliquant des centaines de personnes. Le processus fut si long et si coûteux qu’il n’a jamais été remployé par la suite. Un travail fastidieux que l’on peut encore apercevoir dans le film des changements de couleurs inopinés. En effet, au début du tournage, l’équipe décide d’attribuer la couleur jaune aux « bons » programmes, le bleu aux méchants. On opte finalement pour un duo de couleurs plus intuitif : le bleu revient finalement aux héros, le rouge aux antagonistes. Toutes les scènes n’ont cependant pas été retouchées : on peut encore apercevoir les choix initiaux dans quelques scènes du film (celle de la course en Lumicycles notamment) ainsi que dans la bande-annonce américaine de Tron.

Le tournage de Tron représente un véritable défi technique qui mobilise toutes les énergies. Mais d’autres difficultés restent à surmonter, car une menace de grève plane sur les studios. Pour éviter la catastrophe, l’équipe de tournage accélère la cadence : on filme parfois de 8h à 23h pendant treize jours d’affilé, frôlant l’illégalité. Les besoins en électricité sont tels que la ville de Burbank où se situent les studios se retrouve dans le noir. L’équipe doit alors partir en catastrophe à la recherche de générateurs mobiles. Pour simplifier les choses au maximum, on bricole beaucoup. Ainsi, le concepteur des effets sonores Frank Serafine s’inspire des bruits quotidiens dont il module la vitesse sur son synthétiseur numérique. Ainsi, le grondement du MCP est en réalité le Le ronronnement (ralenti) du chat de Steven Lisberger devient le grondement du MCP ; le vrombrissement d’un dirigeable Goodyear Blimp, le bruit du Voilier Solaire ; des cris de singes, le vol plané d’un disque d’identité/frisbee. L’image de TRON tenant le disque au-dessus de sa tête devient iconique – et se retrouvera sur l’affiche de la suite, vingt-huit ans plus tard. Pour Lisberger, elle véhicule l’une des idées principales du film : il faut essayer de communiquer avec le meilleur de soi-même.

Autre aspect notoire du film : la bande-originale de Wendy Carlos à qui l’on doit la musique de Shining et d’Orange Mécanique, composée sur le même synthétiseur Moog – avec des pistes additionnelles de l’Orchestre Philharmonique de Londres, et une chanson du groupe de rock Journey Only Solutions. Cette bande originale forme donc un hybride de trois générations de production musicale : le passé (l’orchestre symphonique), le présent (le synthétiseur analogique), et le futur (le synthétiseur numérique). Elle a été pendant de nombreuses années indisponible en CD car les enregistrements originaux étaient sévèrement dégradés.

Walt Disney Archives
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L’ÉLOGE DU GAMING

De manière très surprenante lorsque l’on réalise aujourd’hui l’impact des progrès réalisés pour Tron dans le domaine de l’animation de synthèse, le film est nommé pour deux Oscars, sans que les effets visuels n’en fassent partie. L’académie des Oscars considère en effet l’animation par ordinateur trop simple comparée à l’animation traditionnelle – plus précisément, elle l’assimile à de la tricherie : il ne serait donc pas juste d’opposer les deux techniques. Tron n’est, en conséquence, que cité dans les catégories Meilleur Son (Michael, Bob et Lee Minkler) et costumes (Elois Jenssen et Rosanna Norton).

Des années plus tard cependant, en 1997, Ken Perlin remporte l’Oscar de la Réalisation Technique (« Technical Achievment Award ») pour ce qu’il a appelé « Texture Procédurale » par génération de bruit (aussi nommé « bruit de Perlin »), un procédé qu’il a développé pour le tournage de Tron, aujourd’hui largement employé au cinéma car il permet de générer par ordinateur un rendu réaliste de textures naturelles (bois, métal, pierres, nuages, paysages…). Malgré une absence de reconnaissance immédiate, Tron commence rapidement à circuler parmi un public de gamers et cinéphiles underground réceptif à l’aspect expérimental et précurseur de ses animations 3D qui permit de repousser les frontières du septième art en le fusionnant avec le jeu vidéo – les graphismes pouvant sembler désuets aujourd’hui étaient plutôt exceptionnels pour l’époque. Au fil des décennies, et avec les progrès et la banalisation des CGI, le film devient culte, son public s’élargissant significativement avec l’avènement des vidéoclubs.

Sorti en vidéo en décembre 1982, Tron remporte un succès inattendu, passant de 22e à 2e au top des locations en moins d’un mois. C’est peu dire que le film revient de loin. Boudé au moment de sa sortie par des spectateurs décontenancés face à son scénario et son imagerie d’un nouveau genre, le film se fait épingler par les critiques. Janet Maslin écrit dans le New York Times du 9 juillet 1982 : « C’est très beau – parfois même spectaculairement – mais c’est idiot. C’est un film difficile à suivre, parce que le script de M. Lisberger est un étrange mélange de terminologie technique et d’argot enfantin. » Maslin est devancée, au grand dam de Disney, par Ted James un analyste de la finance, qui après avoir assisté à la première presse de Los Angeles 6 juillet 1982, écrit dans le Time du 19 juillet 1989 : « Après 35 minutes de film, les toussotements commencèrent, et à la moitié de la projection les gens se mirent à discuter. C’était un public bienveillant qui est devenu apathique. […] Les attentes des investisseurs n’étaient pas en phase avec la réalité du film. » Il porte le coup de grâce en conseillant ensuite aux négociateurs travaillant pour sa firme de vendre les actions Disney qu’ils possèdent. Pour Tom Wilhite, ce tout premier commentaire aurait été plus dommageable aux studios Disney que n’importe quelle critique de film – et certains n’ont pas été tendres, à l’image de Rex Reed qui se fend d’un « […] J’ai vu, dans ma vie, de nombreuses pertes de temps et de talents ennuyeuses, aux coûts prohibitifs. […] Mais Tron est la pire perte de tout ce qu’un homme peut savoir à laquelle j’ai jamais été confronté. »

Pire : on accuse Lisberger de faire l’apologie des jeux vidéo, qui abrutissent les enfants : « Je me souviens que j’étais souvent contraint de faire remarquer aux journalistes qu’un enfant jouant à un jeu vidéo, même très simple, est actif, tandis qu’un téléspectateur est passif »… En conséquence, Tron ne remporte que 33 millions de recette au box-office américain pour un budget investi de 17 millions de dollars, un échec cuisant pour les studios Disney. Malgré tout, le scénario de Tron si décrié, à la fois trop simpliste et trop alambiqué pour l’époque, porte en lui quelque chose de presque visionnaire. On peut en effet y lire une prédiction de l’avenir de l’informatique dans les dix ans qui ont suivi : la folie d’un capitalisme et de jeux de pouvoirs dévorants, le passage de l’informatique sur écrans partagés (bornes d’arcade) à la démocratisation des ordinateurs personnels, et l’apparition d’un monde virtuel où chaque être humain peut évoluer sous forme d’avatar. S’y ajoute également la problématique du pouvoir des machines pouvant dépasser l’humain (le MCP veut attaquer, par sa volonté propre, le Pentagone et le Kremlin), et l’on comprend que Tron, sous ses airs de film geek avant l’heure, soulevait des questionnements aux résonances on ne peut plus actuelles. Outre l’aspect technologique, le film anticipe également les tendances esthétiques à venir. Cet univers lisse, froid, dans lequel évoluent des personnages réels ou virtuels dont les contours sont soulignés par des néons colorés annonce la New Wave menée par Depeche Mode. Le néon, omniprésent, n’est pas sans évoquer les mégalopoles asiatiques où les enseignes lumineuses s’amassent jusqu’au ciel pour attirer, séduire et vendre, symbole de la modernisation et d’une société de consommation effrénée.

Walt Disney Pictures
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TRON, DE L’HÉRITAGE À LA RÉVOLTE

Du côté de la stratégie commerciale, Disney ne manque pas d’idées. Dès 1982, de manière somme toute logique, Tron devient un jeu d’arcade, devenant avec ET. et Indiana Jones, l’un des premiers films à être transposé en jeux vidéo. Une partie se décline en une série de mini-épreuves, comme des courses de Lumicycles. Un concept novateur et payant puisque le jeu remporte un franc succès (certains critiques allant jusqu’à trouver plus d’intérêt au jeu vidéo qu’au film), et rapporte plus que Tron lui-même ! C’est paradoxalement le succès du jeu qui relance celui du long-métrage. En 1983, Disc of Tron, permet de participer à des duels de frisbees. Sortent par la suite de multiples adaptations sur bornes d’arcades et consoles, en passant par l’expérience FPS (First Person Shooter) de Tron 2.0 sorti sur PC en 2003. Le succès de ce dernier jeu convainc Disney de ressortir le projet Tron 2 des tiroirs. Réalisé par Joseph Kosinski (mais produit par Steven Lisberger), Tron : L’Héritage part à la conquête du grand écran en 2010, accompagné du jeu Tron Evolution dont l’histoire se déroule entre l’original et le deuxième film.  Symbole parfait de la synergie prophétisée par Tron, les concepteurs esthétiques du film collaborent avec des codeurs pour développer le jeu Tron Evolution, qui fait le lien entre les deux époques.

« L’histoire de Tron s’est réalisée », explique Steven Lisberger. « Nous n’avons pas à gérer des voitures volantes, des replicants ou des robots géants. Mais lorsque nous avons scanné Jeff Bridges pour Tron : L’Héritage et que nous avons vu son alter-ego se matérialiser dans la Grille, ce qui était un rêve absolu il y a 28 ans était devenu simple routine. » Un fantasme presque devenu réalité car si un seul plan des Lumicycles nécessite beaucoup plus de traitement informatique qu’en 1982, ce Tron 2.0 a été tourné en décors et avec des moyens bien plus réels que l’original. L’une des véritables réussites de ce film, c’est bien sûr sa musique, composée par le groupe de musique électronique Daft Punk. Singulièrement, l’univers sonore et visuel du duo avait été inspiré par le premier Tron. Les musiciens se battront pour convaincre les studios Disney de leur confier la bande originale de sa suite !

Comme le premier film, Tron : L’Héritage s’avère une déception commerciale, ce qui n’empêche pas Disney de lancer l’année suivante la première saison d’une série télévisée d’animation intitulée, Tron : La Révolte, – qui n’obtient, elle non plus, pas suffisamment d’audience pour être reconduite.  Bien que son esthétique reste très proche du premier Tron, L’Héritage n’a donc pas eu l’impact de l’original. Il permet cependant d’en souligner (une fois encore) le caractère avant-gardiste, puisque la direction artistique de Tron, plus respectée encore dans le deuxième film grâce à une technologie qui permet désormais de donner vie aux designs de l’équipe de Syd Mead, reste pourtant extrêmement marquée et moderne aux yeux des spectateurs des années 2000. Preuve en est, au moment de la sortie de L’Héritage, la marque Opening Ceremony a créé une ligne de vêtements inspirée de Tron, et l’année suivante, en 2011, les Black Eyed Peas arborent des costumes tirés du film lors de la mi-temps du Superbowl. Un relooking dont les Simpsons on fait les frais quelques années plus tôt lorsque Matt Groening envoyait Homer se promener dans la Grille.

FOX
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TRON C’EST TRON !

Conscient de la puissance du film, malgré son insuccès, Steven Lisberger suggère très rapidement un Tron deuxième du nom à Disney. S’il refuse la proposition, le studio ne l’enterre pas pour autant. Le projet émerge de nouveau en 1999, lorsque John Lasseter confie en interview s’être inspiré de Tron, dont il souhaite d’ailleurs réaliser un remake pour le vingtième anniversaire du film. « [Tron] représentait le futur. C’était le potentiel que j’y ai vu en termes d’animation de synthèse. » Impressionné par les possibilités qu’il devine derrière l’innovation technique, il réalise en 1983, avec Glen Keane – l’un des animateurs, future star, du studio -, un test de 30 secondes inspiré du livre Max et les Maximonstres de Maurice Sendak combinant animation à la main et CGI. La suite on la connaît : des dessins-animés en images de synthèse devenus classiques : Toy Story 1 et 2, Le Monde de Nemo (2003), Les Indestructibles (2004) et le couronnement du studio Pixar. Ironie du sort : grâce au succès de ces films créés par ordinateur, l’animation à la main a droit à une seconde chance, John Lasseter. Devenu directeur créatif de Pixar et de Disney en 2006 après le rachat du premier par la firme aux grandes oreilles, il met en chantier La Princesse et la Grenouille (2009) et Winnie l’Ourson (2011), des longs-métrages « faits main ».

Sans Tron, impossible d’imaginer la mainmise des studios Pixar et Disney sur l’animation aujourd’hui. Ni même d’envisager la banalisation des images de synthèse à Hollywood, une démocratisation entérinée par les soeurs Wachowski, de la quadrilogie Matrix à Speedracer. Qu’on lui trouve des qualités artistiques ou non, l’impact de Tron demeure donc absolument indéniable dans l’histoire du cinéma, et dans la culture populaire. Kenneth Turan, critique du Los Angeles Time le désignera d’ailleurs en mai 2006 comme l’un des « films les plus influents du siècle dernier ».

Peu étonnant, en conséquence, que Disney envisage un Tron 3, bien qu’il peine à trouver forme malgré plusieurs faux départs depuis la sortie de Tron : L’Héritage. Aux dernières nouvelles, Garth Davis (Lion, 2016) dirigerait Tron : Ares, une suite portée et co-produite par Jared Leto. Rien de nouveau n’a filtré depuis fin 2020. À suivre, donc… Pour le réalisateur grâce à qui tout a commencé, Steven Lisberger, le futur appartient à l’hybridation totale du cinéma et du jeu vidéo, un processus irrémédiable qui anéantira la frontière entre les différents médias. A l’heure de la VR et du metaverse, on peut d’ores et déjà conduire des Lumicycles. « Les jeux vidéo actuels permettent d’avoir un avant-goût de ce que pourra être le cinéma interactif : un divertissement aux images hyperréalistes, dans lequel on circulera librement. Le spectateur agira à sa guise, tout en étant pris dans la trame d’une histoire très vaste, dont les principales séquences et les rebondissements émotionnels seront scénarisés. Là, il traversera l’écran […]. » Tron 3 sera-t-il précurseur en la matière ? Seul l’avenir nous le dira…

Copyright photo de couverture : Walt Disney Pictures.