Un singe, l’Empire State Building, des avions, une belle blonde en détresse… Qui ne connaît pas King Kong, même sans avoir vu une minute du film portant son nom ? Et s’il semble aujourd’hui tout aussi fringuant qu’à ses débuts, Kong fête pourtant ses 90 ans cette année ! A cette occasion, Gone Hollywood s’intéresse à la naissance du singe qui, du haut de son impressionnante stature, a laissé à jamais son empreinte sur le septième art et la pop culture. Bienvenue dans les coulisses du King Kong originel, né de l’imagination d’Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper en 1933…
Pour ceux dont la mémoire flanche, voici le petit rappel d’une histoire désormais classique. Un navire transportant une équipe de tournage composée du réalisateur Carl Denham (Robert Armstrong), son actrice Ann Darrow (Fay Wray) et du second capitaine dont cette dernière s’amourache, Jack Driscoll (Bruce Cabot), accoste pour les besoins du film sur Skull Island, une île reculée où vit un gorille géant vénéré par une tribu autochtone. Ann Darrow est soudainement enlevée par les indigènes pour servir de sacrifice au gigantesque monstre. Alors qu’elle est sauvée, on capture la bête, pour la ramener à New-York et la présenter à Broadway comme « Kong, la Huitième Merveille du monde ». Réussissant à s’enfuir, le King recherche désespérément Ann Darrow, semant la panique dans les rues de New-York. Il finit par retrouver la jeune femme, qu’il emporte dans sa fuite désespérée jusqu’au sommet de l’Empire State Building. L’armée intervient, envoyant des avions de chasse pour le stopper. Malgré tous ses efforts, la gigantesque bête n’est pas de taille à résister à leurs attaques. Kong finit par lâcher prise et s’écrase en contrebas.



Une découverte aux proportions gigantesques
Le cinéma doit cet énorme projet simiesque à l’imagination et au savoir-faire de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, anciens caméramen, militaires et aviateurs, qui, après s’être croisés au front pendant la première guerre mondiale, se reconvertissent respectivement dans la production et la réalisation sur les hauteurs d’Hollywood.
Nourrie par les incroyables voyages menés avec Schoedsack pour réaliser des documentaires dans des endroits sauvages et reculés de la planète (L’Exode, 1925 ; Chang, 1927), ses discussions avec son ami W. Douglas Burden, un naturaliste-explorateur d’îles malaisiennes pleines de mystère (Komodo, Bali, Wetar) peuplées de gigantesques reptiles, et son désir inextinguible d’explorer de terres inconnues quelque peu réprimé par les restrictions financières de la Grande Dépression, l’imagination de Cooper voit un jour germer l’idée d’une aventure fantastique sur une île inexplorée si éloignée que l’évolution n’y a pas eu lieu, que tout y est encore possible « […] pour plaire au public, bien sûr, mais aussi pour me faire plaisir. Je voulais produire quelque chose que je pourrais contempler avec fierté et dont je pourrais dire : « C’est l’aventure ultime. » » La première image qui s’impose à lui est celle d’un gigantesque singe d’environ 15 mètres, qui évoquerait « une préfiguration des débuts de l’humanité ». Que se passerait-il si ce représentant de la vie animale préhistorique venait à se trouver au milieu de notre société industrialisée ? Cooper se figure alors placer la bête sur le gratte-ciel symbole de la plus haute réalisation architecturale que l’homme moderne ait réalisée à l’époque : l’Empire State Building. Perché à son sommet, le singe y combattrait une flotte d’avions de guerre. De ce point de départ, que Cooper considère immédiatement comme le climax du film, il lui faut désormais rembobiner le fil de l’histoire… Comment le singe se retrouve-t-il là ? Il ajoute alors à son histoire de gorille géant la découverte de bêtes préhistoriques colossales sur une île « bien à l’est de Sumatra », une tribu de « sauvages » qui vénèrent des dieux mystérieux, une expédition partant de New York pour capturer et ramener un monstre extraordinaire afin d’épater la foule, et l’impossibilité d’une telle créature à survivre en captivité. Mais la Bête est si imposante qu’elle ne peut être blessée par une lame acérée ; comment alors la capturer ?… Schoedsack et Cooper déterminent que sa rencontre avec une « belle et fragile jeune femme » précipitera sa chute. « Il n’y a qu’une chose qui puisse briser une brute, si tant est qu’elle se rapproche de l’homme, c’est la beauté ! » Une conclusion qui peut sembler un peu archaïque aujourd’hui… « J’ai donc décidé que ce serait la Beauté, sous les traits d’une jeune fille, qui mènerait King Kong à être capturé, et, pour finir, à la mort.» Les grandes lignes du nouveau film de Cooper et Schoedsack sont tracées, et le nom de la Bête, inspiré des consonnances exotiques de Komodo, presque tout trouvé…
En juin 1931, Cooper est contacté par un certain David O. Selznick qui cherche à monter sa propre société de production. La collaboration n’est pas nouvelle, car Schoedsack avait déjà tourné des documentaires pour lui, et l’avait désigné comme superviseur pour ses précédentes réalisations. Cooper saisit l’occasion pour présenter son histoire de gorille préhistorique à l’aspirant producteur. Mais ce dernier ne possède pas encore les moyens de faire quoi que ce soit pour l’aider à la réaliser. Selznick devra attendre 1936 pour réaliser son rêve de monter son propre studio, et rejoint en attendant, grâce à l’aide de Cooper, la RKO dont il devient le « directeur des productions » dès 1931. Une fois en place, c’est au tour de Selznick d’aider Cooper, en lui proposant de devenir l’un de ses assistants producteurs exécutif à la RKO.
C’est à ce moment que l’on présente aux deux hommes des extraits d’un film en cours de production appelé Création, sur lequel travaille un réalisateur pionnier des effets spéciaux et adepte du stop motion, Willis O’Brien. La technique, aussi vieille que le cinéma, consiste à filmer un objet inanimé auquel on imprime un mouvement plan par plan. La persistance rétinienne de l’œil humain, lors de la projection, unit ensuite chaque image pour donner à l’objet la fluidité et l’illusion du mouvement. O’Brien a l’idée de combiner ce trucage avec l’emploi d’un décor miniature en trois dimensions, dont la profondeur de champ est agrandie par l’utilisation d’un arrière-plan en verre peint. C’est ainsi qu’il développe pour une adaptation du Monde Perdu d’Arthur Conan Doyle par Harry O. Hoyt en 1925 ce qu’il appelle « l’animation en profondeur ». Elle permet, comme son nom l’indique, de donner vie à des objets inanimés tout en obtenant une profondeur de champ inégalée (un peu comme s’en chargeait la caméra multiplane des animateurs des studios Disney). Dans Le Monde Perdu tout comme dans Création, ce sont des dinosaures créés par le sculpteur et maquettiste Marcel Delgado qui évoluent sous l’œil de la caméra grâce à l’ingénieuse technique d’O’Brien.
Bien que la RKO ne décèle aucun potentiel commercial dans Création, et que le film soit mis à l’arrêt à la suite de ces essais, Cooper découvre dans le talent d’O’Brien et de son équipe le moyen de faire prendre vie au gorille géant de son histoire ! Il obtient de Selznick l’autorisation de tourner des plans tests dans les studios de la RKO-Pathé afin de les présenter au comité de direction et essayer de gagner leur approbation. La question qui se pose alors, c’est de tourner les bouts d’essai avec un budget quasi inexistant… Pour rassembler les fonds nécessaires, une grosse production est tout bonnement annulée, et l’on prélève autant que possible sur les budgets d’autres films en cours de réalisation. Cooper confie son script alors intitulé La Bête à un auteur anglais du nom d’Edgar Wallace en décembre 1931 pour qu’il en fasse un véritable scénario. Mais, coup du sort, le 10 février 1932, son scénariste meurt des suites d’une pneumonie sans avoir même commencé à écrire – cependant, Cooper s’étant engagé à le créditer, Edgar Wallace figurera malgré tout au générique de King Kong. Pour le remplacer, le cinéaste fait appel à James Creelman, un écrivain aguerri dont l’imagination débordante éprouve quelques difficultés à demeurer dans les limites de ce que peuvent permettre le budget et les moyens techniques du studio. Le producteur reste toutefois confiant : « Je savais […] qu’il n’y avait rien que l’homme ne puisse concevoir dans son imaginaire que le caméraman ne pourrait recréer ou surpasser grâce à un certain nombre de procédés disponibles. »
Mario Larrinaga et Byron Crabbe, concepteurs des décors, s’occupent de mettre en dessins le scénario qui prend forme (ils se chargeront par la suite de peindre les arrière-plans ainsi que les décors sur verre). Afin de les aiguiller vers l’ambiance désirée, Cooper leur montre différentes gravures de Gustave Doré tirées de la Bible, du Paradis perdu de John Milton ou de La Divine Comédie de Dante, dont il souhaite retrouver l’ambiance et le clair-obscur. La scène décrivant Kong qui surveille son territoire du haut de sa falaise par exemple ne cache pas son inspiration, rappelant L’Ermite sur la montagne ou Satan surplombant le Paradis (1870). Commence alors le tournage des scènes test du film portant désormais le nom de La Huitième Merveille du monde, sur deux plateaux composés de décors miniatures habillés de véritable végétation. Pour ajouter du relief et intensifier l’effet de perspective, on complète les éléments des maquettes partiellement construites par des peintures sur verre ; la surface ainsi peinte est positionnée entre la caméra et la maquette de telle manière que dessin et décor se superposent en une seule image. Afin de s’assurer de la fidélité des reproductions des dessins de Larrinaga et Crabbe qui servent de décors, O’Brien, pour guider les peintres, projette sur le plateau en construction le dessin qu’il représente. C’est ainsi que prend corps Skull Island, sur laquelle évoluent un immense gorille de 45 centimètres et les dinosaures en dural (alliage à base d’aluminium, de cuivre, de magnésium et de manganèse trempé ayant les propriétés d’être léger et à la résistance élastique) et caoutchouc construits à l’origine par Delgado pour Création. Seulement, le latex de leur peau souffre de la chaleur des projecteurs, ce qui oblige à créer des « doublures » de bois pour certains plans.
Malgré cet imprévu, on peut projeter 10 minutes de film test au comité de direction de la RKO dans les temps, accompagnées d’une douzaine de grands dessins au crayon carbone de Larrinaga et Crabbe pour présenter les éléments déterminants de l’intrigue. La proposition suscite majoritairement l’enthousiasme, bien que certains tentent tout de même de mettre le projet à l’arrêt. Selznick décide alors d’y investir plus d’argent que pour n’importe lequel de ses précédents longs-métrages, et sous condition que Cooper ne fasse pas de dépassement de budget, la production du film est validée malgré un scénario toujours en cours d’écriture. C’est à ce moment que Ruth Schoedsack, la femme d’Ernest, rejoint l’équipe des scénaristes, pour ajouter au script, à la demande de Cooper « […] le genre de dialogue quasi-victorien qui permettra au fantastique de tenir debout. » L’idée étant de prendre le temps, au début du film, de tout mettre en place avant l’arrivée de Kong pour ne plus rien avoir à expliquer ensuite et consolider ainsi la suspension d’incrédulité du spectateur nécessaire à son implication dans l’intrigue – tout en lui présentant une scène d’action si intense et prenante dès les premières minutes qu’il n’aura pas la possibilité de réfléchir à la plausibilité de ce qui lui est présenté. Ce concept pose problème aux dirigeants du studio, qui souhaitent voir King Kong apparaître dès le début du film. Mais Cooper et Schoedsack tiennent bon. Ils doivent cependant se plier aux exigences du studio quand le comité de direction, qui craignant que ne se glissent dans les dialogues de la tribu de Skull Island des phrases provocantes ou vulgaires (le dialecte employé s’inspirant grandement de celui des habitants de l’île de Palaos dans l’Océan Indien), demande à Ruth Schoedsack de faire traduire en anglais chacune des phrases, pour les soumettre à leur approbation, et ce, malgré l’infime possibilité que le film sorte dans une région aussi reculée que Palaos…
C’est à elle également qu’incombe d’écrire 90% des dialogues de la romance, Cooper étant loin d’être expert en la matière – Schoedsack et lui se sont vus reprochée l’absence d’histoire d’amour dans leurs films précédents. C’est à Ruth que l’on doit aussi l’ellipse entre la capture de Kong sur l’île et son arrivée à Broadway, permise par une réplique de Denham expliquant comment le singe se retrouve là-bas. Dans le but d’assurer la cohérence, Ruth reste présente sur le plateau pendant le tournage pour adapter sur l’instant script et dialogues quand le besoin se fait sentir. L’autre femme essentielle au film, c’est la « Belle » qui tuera la Bête. Pour l’interpréter, Cooper désire engager une actrice blonde, afin que sa chevelure contraste avec la fourrure noire du gorille. Bien qu’il auditionne Jean Harlow, Ginger Rogers, il leur préfère finalement la brune Fay Wray. On lui fournira une perruque et, magie du cinéma oblige, elle deviendra blonde ! En lui présentant le projet, Cooper, malin comme un singe, fait miroiter à l’actrice le premier rôle d’un film sur « une découverte aux proportions gigantesques », qu’elle interprétera face au « plus grand, au plus ténébreux acteur de premier rôle masculin à Hollywood. » Inutile de dire que la jeune femme panique un peu en découvrant le véritable aspect de son prétendant !



L’ART DE LA BRICOLE
Producteur, réalisateur, scénaristes, acteurs… King Kong est, pour reprendre les mots de Schoedsack, le « résultat de nombreuses collaborations ». Constitué pour plus de 90% de plans composites (surimpression, animation en volume), il représente surtout le parfait mélange de la maîtrise d’hommes d’expérience dans les domaines artistique, photographique et mécanique. L’une des participations essentielles au projet est celle de Sidney Saunders, le superviseur du département peinture de la RKO, qui perfectionne pour les besoins du film la « rétroprojection » – technique utilisée avec succès dans Metropolis (Fritz Lang, 1927) par les cameramen Karl Freund et Günther Rittau -, consistant à faire jouer les acteurs devant un écran translucide en verre sur lequel on projette un paysage ou une scène filmée en amont, pour les « incruster » dans ces décors. L’emploi de cette technique se heurte à l’époque à de nombreuses difficultés : en premier lieu, le matériau employé, cher et fragile. Ensuite, la complexe et nécessaire synchronisation entre le passage d’une image à l’autre du projecteur, et celui de la caméra, pour que l’intervalle entre les images ne soit pas visible sur le film (cela crée sinon un désagréable effet de clignotement, la caméra n’étant pas capable de reproduire la persistance rétinienne qui lisse cet effet dans le cerveau humain). Comme si cela n’était pas suffisant, il faut également pallier un problème de lumière à l’aide de filtres, une image projetée étant plus lumineuse au centre (phénomène appelé hot spot) et en conséquence plus sombre sur ses pourtours. Seulement, cela atténue l’éclat de l’image.
Saunders a alors l’idée lumineuse d’utiliser un écran largement plus grand que ceux employés habituellement (4.8mx6m), réalisé en cellulose translucide, une matière flexible, incassable et très résistante à la chaleur. Cet écran augmente de 20% la brillance de l’image tout en réduisant de 50% l’effet de hot spot. Pour la première fois, on arrive à obtenir d’intenses noirs et blancs avec la rétroprojection. Quant au problème d’obturation, il est réglé par l’adoption de nouveaux moteurs Selsyn montés sur la caméra et le projecteur, qui, tournant exactement à la même allure, assurent ainsi la synchronisation parfaite des deux appareils. Cette avancée technique inégalée sera récompensée dès 1934 par l’Académie du Film et des Sciences qui décerne à Sidney Saunders (ainsi qu’à Fred Jackman, un directeur photo travaillant pour la Warner) un prix pour le « développement et l’usage efficace de l’écran de cellulose translucide dans une photo composite ». Néanmoins Saunders n’est pas au bout de ses peines : il faut encore faire concorder l’intensité et la direction de la lumière des différents éléments du décor pour les synchroniser. Un savoir-faire dont la maîtrise nécessite des heures et des heures de tournage…
Devant la réussite esthétique des plans de Saunders, Merian Cooper a l’idée d’adapter le principe de rétroprojection pour créer l’arrière-plan des décors miniatures, et y projeter les acteurs. Willis O’Brien se charge de développer cette technique, qui deviendra indispensable au tournage de King Kong. Seulement, on ne peut utiliser l’écran de cellulose de Saunders pour les maquettes car sa texture, trop granuleuse, se voit à la caméra en gros plan. O’Brien trouve la solution en utilisant un écran lisse, en caoutchouc chirurgical, tendu sur un cadre de bois. C’est la tension qui permet alors de gérer le problème de hot spot et de diminution de luminosité. Cependant, le caoutchouc se détériore très rapidement à la chaleur des projecteurs et doit être fréquemment remplacé. Pour ajouter à l’ouvrage, afin de s’assurer que mouvements, décors et lumières s’accordent à l’écran, on doit développer la pellicule imprimée immédiatement sur le plateau, grâce à une chambre noire portative. En résultent des bandes « test » qui, conservées à titre privé par les techniciens, permettront bien des années plus tard, de restaurer des scènes du film…
King Kong, travail de titan ? Pour 20 secondes de film, c’est une journée de besogne qu’abattent les équipes de Cooper et Schoedsack. Un travail de bien trop longue haleine pour respecter les délais de production… A la moitié du tournage cependant, comme il est laborieux de tester chaque prise pour s’assurer du résultat, le responsable des trucages optiques Linwood G. Dunn (titulaire de cinq Oscars à la fin de sa carrière), propose à O’Brien d’employer une tireuse optique qu’il a développée. Composée d’un projecteur, lié par une série d’objectifs à une caméra qui lui fait face, elle permet de retravailler sur la pellicule vierge de la caméra les cadres, transitions, zoom, ouvertures immédiatement lors de l’enregistrement des éléments du film placé dans le projecteur. On peut également de cette manière incruster des acteurs dans des décors où évoluent les animaux factices plus rapidement qu’en utilisant la rétroprojection. Un gain de temps inespéré pour un département dont le travail se compte parfois en journée de 22 heures !



KONG AU PAYS DES MERVEILLES
Les animateurs travaillent d’arrache-pied sous la coupe d’O’Brien pour donner vie au bestiaire fantastique qui peuple Skull Island. Les descriptions du paléontologue Barnum B-Brown permettent de recréer l’aspect des dinosaures le plus fidèlement possible. Une fois les animaux réalisés, et après étude de la démarche des éléphants, on s’interroge sur la manière de recréer l’effet de pesanteur des corps préhistoriques lors de leurs déplacements. Le stratagème, dissimulé par des dessins sur verre, de la végétation, ou une prise de vue en contre-plongée est le suivant : les décors sont construits sur des tables dans lesquelles sont percés des trous, d’où sortent des pinces permettant de manipuler les pieds des animaux. Ils sont ainsi bien ancrés au sol, et peuvent avancer avec ce mouvement de balancier caractéristique de la marche.
Cependant la star du film, ce n’est ni le tricératops, ni le T-Rex, c’est King Kong ! Aussitôt le projet validé, Cooper demande à Marcel Delgado s’il est possible de créer un gorille qui apparaitrait à l’écran aussi grand qu’un dinosaure. Ce dernier, suivant la direction d’O’Brien, combine alors les traits d’un gorille et ceux d’un homme pour réaliser une créature « quasiment humaine ». Problème : elle semble, en conséquence, trop gentille aux yeux de Cooper qui précise après quelques essais infructueux : « Je veux que Kong soit la plus féroce, la plus sauvage, la plus monstrueuse des choses qu’on n’ait jamais vues. » L’idée étant pour lui d’opérer un retournement tel que, plus la bête sera brutale au début, plus les « femmes » [sic] pleureront sa mort à la fin. Il fournit alors à O’Brien les dimensions d’un véritable gorille, et Delgado, après maints tâtonnements, arrive enfin à terminer Kong, en tenant compte des spécificités désirées par Cooper. « Le squelette était fait de dural, et je l’ai doté de muscles qui réagissent, c’est pourquoi Kong semble vivant et non figé. On m’a fourni de la fourrure de lapin pour le recouvrir, mais cela ne m’a jamais satisfait car je savais que l’on y verrait les empreintes des doigts des animateurs. ». Cinq Kong de différentes tailles sont ainsi réalisés, car le singe a quelque chose d’Alice dans son pays des merveilles : sans que cela ne soit perceptible pour le spectateur (du moins c’est ce que Cooper espère), sa taille fluctue ! Le producteur désire en effet que son monstre préhistorique fasse 5 mètres de haut, mais il doit parfois apparaître plus petit pour que son intérêt pour les humains ne semble pas inconcevable. De la même manière, si l’échelle était conservée, Kong n’aurait pas semblé plus gros qu’une « mouche escaladant l’Empire State Building [Cooper] » ; c’est pourquoi sa taille est augmentée à 7 mètres, pour rendre les scènes dans la New-York plus impressionnantes…
Seules quelques parties de Kong sont construites à l’échelle, telles qu’un mollet et un pied géant pour les scènes où il piétine les hommes, ainsi que son immense main devant loger Fay Wray. Elle ne se creuse pas suffisamment de l’avis de Delgado pour sembler réelle, mais elle peut se soulever sur une hauteur de 3 mètres environ. Ce qui n’a pas manqué de terroriser l’actrice, ne donnant que plus de réalisme à son jeu : « Et là, j’ai aperçu le personnage de Kong. Il était dans une jungle miniature, et faisait moins de 60 centimètres ! Il n’y avait que la grande patte poilue dans laquelle j’allais passer les dix prochains mois qui était absolument énorme […] Alors que je me débattais et gesticulais dans la main du singe, ses doigts se relâchaient petit à petit et commençaient à s’ouvrir. J’avais vraiment peur, et je m’agrippais à son poignet, son pouce, n’importe où où je pouvais, pour ne pas glisser hors de cette patte ! » Bien sûr, le plus détaillé des accessoires, c’est la gigantesque tête de King Kong, dont tous les traits peuvent se mouvoir, des yeux aux narines en passant par la bouche, grâce à trois techniciens dissimulés dans son crâne. Le résultat sidère. A la sortie du film, les journalistes n’ont de cesse de tenter de percer le mystère Kong. Pour l’un d’eux (Time, 13 mars 1933) ses yeux sont de la taille d’une balle de tennis, sa fourrure est faite de 30 peaux d’ours, et pour le manipuler, il ne faudrait pas moins de 6 hommes à l’intérieur pour actionner ses 85 moteurs. Pour un autre (Modern Mechanix and Inventions, avril 1933), il est juste interprété par un homme déguisé en singe. En France on suppose que l’acteur portant le costume a été rapetissé par un procédé photographique, et placé dans des dessins de jungle… L’ingéniosité d’O’Brien et son équipe alimente l’imaginaire presque autant que l’incroyable aventure des héros de King Kong.



LES CHASSES DU KING
Parallèlement à la préproduction de King Kong, Merian Cooper et Ernest Schoedsack travaillent sur le tournage des Chasses du comte Zaroff. L’équipe réunie est alors sensiblement la même : James Ashmore Creelman est au scénario, Max Steiner, alors compositeur attitré de la RKO, à la musique, et Robert Armstrong et Faye Wray en interprètent les rôles principaux. C’est d’ailleurs en se présentant pour le rôle du comte Zaroff que Bruce Cabot, aspirant acteur, est repéré par Cooper. S’il n’obtient pas le rôle pour lequel il postule, Cabot est retenu pour Kong après une audition sportive où on lui demande de descendre une corde suspendue au décor. Et ils sont grandioses, ceux des Chasses du comte Zaroff ! Car une grande partie du budget du film y est consacrée ! Marais inquiétant, falaise abrupte, ravin traversé par vieux tronc d’arbres reliant ses rives… En contemplant ces créations, Cooper y projette aussitôt les paysages de son scénario, désormais rebaptisé Kong. Faisant ainsi d’une pierre deux coups, il décide d’effectuer les deux tournages simultanément, sur les mêmes plateaux : Kong de jour, Zaroff de nuit, ce qui ne se fait pas sans heurt. Cooper et Schoedsack se chamaillent sans cesse, le premier insistant pour emprunter Wray et Armstrong alors que le tournage de Kong est en cours sur le plateau de Zaroff. Pour que Schoedsack puisse respecter les délais imposés par Selznick malgré l’absence des acteurs, Cooper propose un compromis : le réalisateur n’a qu’à leur substituer les silhouettes du directeur de la photographie Edward Linden, de l’animateur Buzz Gibson, ou d’une découpe en carton, pour figurer l’actrice principale ! Dans le but de gagner du temps -et économiser quelques précieux dollars, certaines animations de dinosaures comme les tricératops, sont directement reprises de Création, et des plans tournés en extérieurs pour Zaroff seront repris tels quels au montage de Kong.
L’équipe de King Kong se retrouve tout de même obligée de travailler de nuit, elle aussi, pour rattraper le retard cumulé. C’est ainsi qu’est réalisée la séquence du sacrifice de la fiancée de Kong (Ann Darrow, captive), dans les restes du décor de la Jérusalem du Roi des Rois (DeMille 1927) auxquels sont ajoutées des maisons polynésiennes reprises de L’Oiseau de paradis (K. Vidor, 1932) afin de représenter la cité en ruines de Skull Island. Pour des besoins de mise en scène, les figurants, torches enflammées à la main, sont alignés en hauteur, sur le dessus du Studio 10 de la RKO-Pathé, près de l’entrée donnant sur le boulevard adjacent. Le tournage ayant lieu dans l’obscurité, une foule inquiète commence alors à s’y attrouper, pensant que le studio brûle ! Quelques années plus tard, c’est effectivement bien en fumée que disparaîtra, à dessein, l’un des décors les plus célèbres de King Kong, le Grand Mur, après avoir figuré dans de nombreuses autres productions. Pour économiser sur les budgets, il est courant de remployer les décors, et parfois des séquences entières d’autres films. C’est le cas dans la Le Fils de Kong (Schoedsack, 1933), suite lancée immédiatement avec la demande expresse des studios de faire encore plus fort, encore plus grand… Avec un budget moindre. Schoedsack reprend alors des scènes coupées au montage du premier film, notamment une séquence avec un terrifiant Styracosaurus. Chose peut-être plus étonnante, on retrouve dans Citizen Kane (O. Welles, 1941), des images d’oiseaux s’envolant à travers les arbres de Skull Island en arrière-plan. On réutilisera d’autres vestiges de King Kong sur une autre île, Lemuria, dans le Retour de Chandu, une série de films en 12 volets avec Bela Lugosi. Chaque épisode s’ouvre par le plan d’un habitant qui frappe sur un gong, le même qui sert à appeler Kong pour le sacrifice.. En 1935, Cooper emprunte le Grand Mur pour un autre film qu’il tourne pour la RKO, La Source de feu (1935), et le 10 décembre 1938, le décor tire sa révérence, s’enflammant pour les besoins du chef-d’œuvre produit par David O. Selznick, Autant en emporte le vent (V. Fleming, 1939). Rhabillé pour ressembler à des bâtiments d’arrière-plan, on barde l’ex Grand Mur de tuyaux traversés par du gaz hautement inflammable… En 6 minutes, il n’est plus que cendres. Parmi les spectateurs ébahis amassés dans le studio ce soir-là, se trouve Vivien Leigh. On raconte que c’est à ce moment que Selznick décide d’en faire sa Scarlett O’Hara. La suite, on la connaît…



« Aucun de mes films ne sortira en 13 bobines ! »
Si le Mur a survécu à King Kong, comment film et animal finissaient-ils ? Retrouvant son métier originel après avoir joué les doublures, c’est Buzz Gibson qui anime la célèbre scène où Kong escalade l’Empire State Building… Pour en parfaire le réalisme, la vue sur New York est peinte par Larrinaga et Crabbe sur trois plans de profondeur différente. Les avions attaquant alors le pauvre singe sont filmés en taille réelle, avec la participation de quatre pilotes de la Navy, puis on utilise des maquettes de 10 et 40 centimètres de diamètre accrochées à des fils pour compléter la scène. Les gros plans sur les pilotes sont filmés en studio dans des décors de cockpits (Cooper et Schoedsack font dans ces rôles un petit cameo avant l’heure, repris plus tard par le cinéaste néo-zélandais Peter Jackson). Cette séquence nécessite la réalisation des premiers effets de caméra sophistiqués du septième art : adoptant le point de vue d’un pilote, elle plonge alors vers Kong – à l’aide d’une rampe en bois de 7 mètres sur laquelle elle est fixée. Quant aux plans sur Fay Wray, ils demandent d’alterner entre l’emploi d’un mannequin articulé lorsque Kong la tient dans sa main, ou des plans rapprochés sur l’actrice en chair et en os placée dans l’immense paume mécanique. La difficulté majeure de la séquence se présente lorsque King Kong est précipité vers la mort : la maquette de l’Empire State Building est trop petite pour permettre à la caméra d’atteindre la vitesse nécessaire pour exprimer l’accélération de sa chute. On trouve alors le moyen de modifier la caméra, en lui ajoutant un moteur qui permet d’imprimer la pellicule huit fois plus rapidement que la normale, conférant ainsi artificiellement à l’action le tempo désiré. Le film est dans la boîte !
Seulement, lorsque Cooper inspecte le montage terminé, il s’aperçoit que King Kong s’arrête sur la bobine numéro 13… Un tantinet superstitieux (comme l’est aussi le tout Hollywood, un studio de cinéma ne comportant jamais de plateau ou de vestiaire numéro 13), il annonce alors : « Aucun de mes films ne sortira en 13 bobines ! Je vais tourner une scène supplémentaire pour monter le compte à 14. » L’assistant de Ted Cheesman au montage, Archie Marshek, n’est pourtant pas dupe : pour lui Cooper saisit cette parfaite excuse pour ajouter une séquence qu’il désire profondément mettre en scène… On met donc en place une maquette des rues de New York – où l’on retrouve des enseignes « Gibson&Co », « Delgado Building », clins d’œil aux noms de l’équipe qui œuvre d’arrache-pied sur le film – pour tourner une nouvelle scène de panique dans laquelle la présence de Kong crée un accident ferroviaire. La séquence rallonge le film, ce qui ne convient pas à la branche new-yorkaise de la RKO, pour laquelle on ne doit pas dépasser 1h40. De toute manière, le rythme du long-métrage semble trop inégal pour Cooper, qui se joint à Ted Cheesman dans la salle de montage pour réduire le film à 11 bobines, en coupant un certain nombre de scènes (quelques dinosaures et monstres rampants de Delgado, le voyage d’Ann et Jack le long de la rivière, Kong descendant Skull Mountain, quelques gags et dialogues…) En découvrant la version finale, O’Brien et son équipe ne manquent pas de regretter le nombre d’heures de travail perdues par ce montage.
David O. Selznick, gêné par les interventions de plus en plus envahissantes des bureaux new-yorkais, annonce sa démission début février 1932, non sans avoir auparavant exprimé son souhait de voir nommés O’Brien et ses huit collaborateurs aux Oscars pour une récompense spéciale qui saluerait leur travail sur les effets spéciaux -une requête rejetée par l’Académie qui ne créera une telle catégorie qu’en 1940… Selznick rejoint alors la MGM, dirigée par son beau-père Louis B. Mayer, en 1933. Merian Cooper prendra sa succession à la RKO. Avant de partir, cependant, pour satisfaire les dirigeants du studio qui trouvent que le titre du film, ne le démarque pas assez des autres productions du tandem, Selznick acolle un King majestueux au Kong déjà bien imposant.



LE BRUIT DE LA JUNGLE
Quelques mois plus tard, en juillet 1932, Murray Spivack, le concepteur des effets sonores (lauréat de huit Oscars au cours de sa carrière) entre en action. Le cinéma parlant n’en étant qu’à ses balbutiements, il est obligé, pour le film, d’inventer de nombreux nouveaux sons – le cri de Kong, notamment. Spivack possède déjà une bibliothèque d’une centaines de bruits d’animaux, mais il sait que ces cris seront trop reconnaissables, ou trop brefs, pour un animal de la stature de King Kong. Il se rend donc au zoo, pour enregistrer les rugissements des lions et des tigres à l’heure du repas. Afin d’obtenir des grognements satisfaisants, les gardiens font mine de leur retirer la nourriture sous le museau. « J’ai mixé [les cris] ensemble [y ajoutant ceux d’un chien ndlr], et les ai joué à l’envers. Je les ai ralentis […] J’ai enregistré le résultat. » Le son ainsi créé est accolé à d’autres montages de la sorte, bouclé quatre fois pour atteindre les trente secondes nécessaires au hurlement de Kong. Il arrive également que Spivack lui-même interprète le singe : pour la scène dans laquelle Kong grogne doucement face à Ann, se sont ses propres grondements enregistrés dans un mégaphone que l’on entend !
Les animaux préhistoriques qui peuplent Skull Island, dont les respirations lourdes sont obtenues avec des soufflets, subissent le même traitement. Des reptiles au T-Rex, c’est encore Spivack qui s’y colle. En écrivant au conservateur du Zoo de Lincoln Park à Chicago pour être conseillé sur le bruit des dinosaures (« J’ai dû traduire son langage scientifique en anglais. Cela semblait dire : « Espèce de fou ! Ces animaux n’avaient pas de cordes vocales, et de fait, n’avaient pas de voix. » Hé bien, je ne pouvais pas dire ça à Monsieur Cooper. On ne pouvait pas montrer à l’écran un monstre de 15 mètres de long et ne pas le faire rugir – ç’aurait été ridicule ! »), il apprend qu’il s’agirait plutôt de sifflements. Spivack ralentit systématiquement les sons qu’il produit, afin d’obtenir un son caverneux et profond digne des plus gros bestiaux. Il laisse cependant le beau rôle à son assistant pour « jouer » la mort du T-Rex, en le faisant se gargariser dans un mégaphone ! Quant aux déflagrations des armes, pas d’imitation ici, rien de mieux que le réel : ce sont de véritables coups de feu tirés avec des balles à moitié vidées de leur poudre pour éviter que la détonation ne paralyse le micro… Pourtant la véritable innovation que va développer Murray Spivack pour King Kong, c’est l’harmonisation des effets sonores avec la musique. Il modifie en effet leur fréquence pour l’adapter à la bande originale composée par Max Steiner.
Ce dernier n’est pas en reste, question nouveauté. Travaillant depuis 1929 pour la RKO, Max Steiner décide, dès 1932, d’écrire des bandes-originales aux caractéristiques très particulières. Tout comme le faisait Wagner (et d’innombrables compositeurs de musiques de films après lui), Steiner emploie des thèmes récurrents (pour le film qui nous intéresse on distingue trois thèmes principaux : King Kong, Jungle Dance pour les indigènes sur Skull Island, et Stolen Love pour Kong et Ann). Il souligne également l’action à l’écran par des ponctuations musicales, ne se contentant plus d’écrire une musique d’ambiance générale. Cela lui vaut son pesant de critiques, d’aucuns trouvant la technique trop cartoonesque. Lorsque la question du financement de la bande originale se pose, le président de la RKO, B. B. Kahane, refuse de dépenser un centime de plus pour la musique de Kong, persuadé que le film, qui a déjà coûté bien trop cher à la production, fera un four. Pressentant malgré tout qu’une partition pourrait conférer à son film une dimension supplémentaire, Merian Cooper se propose de financer personnellement l’orchestre et les coûts inhérents à l’écriture d’une bande originale. Fort de ces moyens (conséquents, il faut ajouter 50 000$ de plus au budget de 380 000$ selon Cooper, 600 000$ selon les studios), Max Steiner décide alors « d’écrire ce qu’il voit à l’écran », et minute toutes ses phrases musicales pour qu’elles s’adaptent parfaitement à l’action filmée. C’est finalement un orchestre de 80 musiciens qui jouera sa création, enregistrée par Spivack. L’investissement se voit rentabilisé sur le long terme, puisque des bribes de la musique de King Kong seront réemployées dans une douzaine de production RKO-Pathé par la suite. Peu avant sa mort, Max Steiner parlera tout simplement de cette bande originale comme l’une de ses compositions préférées…



LE GORILLE AUX OEUFS D’OR
Lors de sa sortie le 2 mars 1933, et malgré les lendemains encore difficiles de la Grande Dépression de 1929, King Kong bat en quatre jours d’exploitation le record de fréquentation pour une attraction couverte, remportant 89 931$. Bien qu’il soit projeté dans deux des plus grandes salles de cinéma de New-York (le Radio Music Hall et le New Roxy), leur gérant, S. L. Rothafel doit programmer 10 séances par jour pour satisfaire la demande du public. La sortie nationale a lieu le 10 avril, après une première monumentale au Grauman’s Chinese Theater de Los Angeles. Les 1,7 millions de dollars rapportés lors de la sortie de King Kong sont une bénédiction pour la RKO, libérant pour la première fois le studio des dettes accumulées. Afin de capitaliser sur le succès du premier Kong, la RKO décide de ressortir le film en 1938. Seulement le code de censure Hays mis en place 4 ans auparavant exige la coupe de certaines scènes jugées à présent trop violentes. On retire donc une petite dizaine de minutes du montage original : les Brontosaures s’attaquant aux hommes ne font plus que trois victimes au lieu de cinq ; la scène dans laquelle Kong déchire la robe de Fay Wray, caresse son corps du bout d’un doigt et renifle l’odeur de la jeune femme est raccourcie (alors qu’elle était déjà moins sulfureuse que prévu à la demande de l’actrice : elle aurait dû finir presque nue !) ; sont également supprimés des plans de la séquence où Kong piétine des indigènes, ou la séquence mémorable (régulièrement reprise) le montrant s’emparant d’une jeune femme endormie à travers la fenêtre d’un building pour la lâcher vers une mort certaine…
Voyant en King Kong une poule aux œufs d’or, la RKO le ressort en 1942, puis de nouveau en 1952 où, porté par une intense promotion télévisée, son succès est fracassant : le film attire trois fois plus de spectateurs que ce qui est attendu, faisant un plus gros score encore que lors de sa sortie en 1933 ; le Time Magazine décerne même à King Kong le titre de « Film de l’année » ! Merian C. Cooper reçoit l’année suivante un Oscar d’Honneur pour ses « nombreuses innovations et contributions à l’art cinématographique » des mains de Charles Barckett, qui ne manque pas de citer King Kong. Le film ressort pour la dernière fois en 1956, les droits de diffusion étant alors revendus à la télévision. La censure se relâchant, on souhaite réintégrer certaines coupes ; seulement les films originaux ont disparu… Il faut attendre 1971 pour que soient retrouvées dans un grenier de Philadelphie, quelques bobines manquantes. Cependant le film est toujours amputé des plans-titres originaux d’ouverture et de fermeture, ainsi que d’une scène que Merian Cooper avait supprimée après la première du film, car il trouvait que sa violence détournait l’attention du spectateur de l’intrigue principale : elle présentait la mort brutale de quatre marins, dévorés par des insectes, araignées et lézards géants ; les infortunés ne font finalement « que » s’écraser sur les rochers. Pour la ressortie du film en 2005, le réalisateur Peter Jackson et son équipe ont recréé cette scène, qui figure désormais dans les bonus du DVD. « Si nous avions eu un contrat sur recettes, nous ne serions pas aussi sympathiques. Nous serions riches », plaisante Fay Wray en 1973.



KONG, LA DESCENDANCE
King Kong a donc eu une longévité exceptionnelle : diffusé à de multiples reprises (il passe en une semaine pas moins de 17 fois sur une chaîne new-yorkaise, battant des records d’audience à chaque transmission et devenant instantanément un classique de la télévision américaine – surpassé uniquement par les rediffusions du Magicien d’Oz, qui séduit grâce au Technicolor…), colorisé pour la télévision en 1989 par Ted Turner, il a imprimé sa patte de manière indélébile sur un septième art qui n’a eu de cesse de lui redonner vie. Pourtant, avant même la production de véritables remakes, le gigantesque singe inspire déjà de multiples réalisations. Dès l’année de sa sortie on voit fleurir les parodies comme le cartoon King Klunk (W. Lantz, 1933), ou L’Animalerie, un court-métrage Disney reprenant peu ou prou la trame de King Kong, remplaçant seulement Ann Darrow par Minnie Mouse. Très rapidement, des films originaux ne cachant pas leur inspiration sont mis en chantier : la RKO produit ainsi, avec la même équipe que Kong, Monsieur Joe (E. B. Shoedsack, 1949), l’histoire d’une jeune femme qui a élevé un grand gorille et le ramène à Hollywood… Cela vous rappelle quelque chose ?
Dans les années 1950, alors que la menace nucléaire terrorise le monde entier, le cinéma voit se multiplier les aventures symboliques des « descendants de Kong », ces monstres radioactifs immenses qui se retrouvent à saccager des villes entières, tel que Le Monstre des Temps Perdus (E. Lourié, 1953), ou le désormais tout aussi légendaire Godzilla (I. Honda, 1954) – qui aura lui aussi droit à sa franchise. Tomoyuki Tanaka, producteur, confie : « J’avais envie de faire quelque chose de grand. C’était ma motivation. J’ai pensé à plusieurs choses. J’aime les films de monstres, et j’ai été influencé par King Kong .» La rencontre était donc inévitable entre le grand singe préhistorique américain et le monstre radioactif géant japonais. C’est chose faite dès 1962 dans le troisième film de la série des Godzilla, King Kong vs Godzilla (I. Honda) – qui aura droit à un remake US en 2021… Il faut dire que devant le succès de King Kong au Japon, la RKO vend la licence au studio Toho dès le début des années 1960. C’est pourquoi le même réalisateur poursuit les aventures de Kong du côté du soleil levant dans King Kong s’est échappé (I. Honda, 1967).
La décennie suivante voit les cinéphiles se prendre de nostalgie pour les films hollywoodiens des années 30. La RKO flairant l’aubaine, lance dès le milieu des années 60 une gamme de produits dérivés (comics, jeux, maquettes, affiches…) sur lesquels figure King Kong. Le film se pare d’une aura culte, et le personnage devient alors une référence incontournable – ce qui permet de mesurer son formidable impact dans la culture populaire. Même les Beatles y font référence dans Yellow Submarine ! Dès 1975, King Kong intègre le classement des 50 meilleurs films américains de l’Institut Américain du Film. Devant un tel succès, un remake éponyme de King Kong est réalisé en 1976 par John Guillermin, avec Jessica Lange, Charles Grodin et Jeff Bridges dans les rôles principaux. Une suite sera produite dix ans plus tard, avec pour simple titre : King Kong 2 (J. Guillermin, 1987). Si le public boude un peu ces deux productions, la bête continue d’influencer avec succès la culture populaire, et le film original continue d’impressionner les cinéphiles. En 1991, il est jugé « culturellement, historiquement et esthétiquement essentiel » par la Bibliothèque Nationale américaine, et sélectionné pour y être conservé par le Registre du Film National. Il atteint même en 1998 la 43e place du classement des Meilleurs Films de tous les temps de l’Institut du Film Américain.
L’écrivain Ray Bradbury note que le phénomène était palpable dès la première sortie de King Kong : « une foule de jeunes garçons ont gentiment perdu la tête [à cause de ce film] à travers le monde, ils sont devenus aventuriers, explorateurs, gardiens de zoo, réalisateurs… » C’est effet le sort du petit Peter Jackson qui, marqué par sa découverte du film original quand il avait 9 ans, tente d’en réaliser sa version en Super 8 à 12 ans ! Devenu cinéaste, il rend hommage à King Kong en faisant de Skull Island l’origine du virus zombie dans l’un de ses premiers films, Braindead (1992). En 1996, Universal, face à la réussite de Fantômes contre fantômes, propose à Peter Jackson d’en réaliser une nouvelle version, mais la sortie de films similaires, les remakes de Godzilla (Roland Emmerich) et Mon Ami Joe (Ron Underwood) en 1998 poussent le studio à reporter le projet. En 2005, fort du succès du Seigneur des Anneaux, le réalisateur néo-zélandais peut enfin donner vie sur grand écran à sa propre version de King Kong, servie par Naomi Watts, Jack Black et Adrian Brody.
L’influence du film de Cooper et Shoedsack est toute aussi prégnante chez Steven Spielberg : dans Jurassic Park premier du nom (1993), alors que le groupe de visiteurs passe la gigantesque porte enfermant les dinosaures, le personnage de Jeff Goldblum ironise immédiatement : « Qu’est-ce qu’ils ont là-dedans, King Kong ? ». Dans Le Monde Perdu, Jurassic Park (1997), le bateau qui transporte le T-Rex jusqu’à San Diego s’appelle le S.S. Venture, comme celui de l’équipage de King Kong… Les allusions ne s’arrêtent pas lorsque Spielberg abandonne la caméra de la franchise, Jurassic World Fallen Kingdom (J. A. Bayona, 2018) revisitant également à sa manière la scène où King Kong s’empare d’une jeune femme endormie après l’avoir aperçue par la fenêtre d’un gratte-ciel… Preuve de sa place cruciale dans la pop culture, King Kong figure en bonne place dans les références de Ready Player One (Spielberg, encore, 2018). Film et personnage inspirent depuis leur création : il est cité dans la chanson Science Fiction – Double Feature qui ouvre le cultissime Rocky Horror Picture Show (J. Sharman, 1975), et à de multiples reprises dans la série télévisée Les Simpsons. King Kong joue même dans des publicités pour Energizer (1993), Coca Cola (1995) ! En 1981, un autre singe, qui ne peut nier son lien de parenté, voit le jour : lorsque Nintendo sort son jeu vidéo Donkey Kong, Universal lance des poursuites – infructueuses – pour violation de droits d’auteur… En France, Virginie Despentes intitule son sixième essai King Kong Théorie (2006), et le cinéma Le Grand Rex réinterprète le visuel iconique du singe agrippé au gratte-ciel pour ses événements. Francis Ford Coppola commercialise même en 2016 une cuvée spéciale sur le thème du singe géant ! La liste des références, des citations et des supports est sans fin…
Merian C. Cooper ne s’y trompait pas : King Kong n’est pas seulement brute et sauvage, sa force réside dans son humanité. L’animal désire, souffre, tente de combattre un destin auquel il ne peut échapper… Et remporte l’amour d’un public toujours renouvelé. La beauté plastique du film, son admiration. La recette ayant fait ses preuves, on peut parier que les studios avides de suites et de remakes ne laisseront pas le singe reposer en paix longtemps. Il suffit de voir King Kong Skull Island de Jordan Vogt-Roberts, sorti en 2017… Rien ne vaut pour autant les origines des sagas à succès, et la puissance d’un Kong en stop-motion qui, du haut de ses 50 centimètres, vous fera passer un moment royal, et vivre autant d’émotions que le plus talentueux des acteurs humains !