Marie-Antoinette de Sofia Coppola, quinze ans après

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Parfois taxé de film superficiel — laissant plus entrevoir l’existence dissolue d’une enfant gâtée que celle d’une jeune femme prisonnière des entrailles de l’Histoire —,  Marie-Antoinette (2006) a le mérite de nous honorer encore de quelques subtilités stylistiques dont on n’aurait su faire l’économie. Le film de Sofia Coppola, sorti il y a déjà quinze ans sur les écrans français, faute d’avoir réussi à déchaîner les passions — si ce n’est brièvement à l’occasion du festival de Cannes en 2006 — a finalement bien mûri. Débarrassé des polémiques frileuses à l’encontre de sa relecture fantaisiste de la grande Histoire de France, les années auront au moins permis à cette œuvre singulière de s’épanouir indépendamment de ce procès en légèreté.

SOFIA COPPOLA EN PLEINE VOGUE

L’aura capricieuse de Sofia Coppola aura eu un effet néfaste et su contenter ses détracteurs, voyant dans le troisième opus de la réalisatrice américaine « un numéro spécial de Vogue consacré aux coulisses de Versailles ». Jolie caricature… Marie-Antoinette n’en reste pas moins une œuvre dont le vernis délicat dissimule un propos à l’étonnante actualité. Loin d’être un best of des kinks de la cadette des Coppola, ce film se lit avec le temps comme un manifeste s’inscrivant à l’orée de certaines thèses post-féministes. L’ode à l’oisiveté souvent reprochée à Marie-Antoinette est en réalité dû à l’accointance originelle de la réalisatrice avec l’univers de la mode — rappelons qu’elle a été l’assistante de Karl Lagerfeld et photographe pour Vogue ainsi que pour d’autres titres influents pendant près de deux ans. Mais c’est mal connaître ce milieu que de le réduire de la sorte à ce qu’il suggère de légèreté et de futilité. Ce procès efficace dans la forme masque l’intention esthétique de la cinéaste, qui parle bel et bien de mode, mais bien loin des standards auxquels on s’accorde trop souvent à la cantonner. L’Histoire a retenu que le train de vie dispendieux de la jeune dame aura eu raison d’elle, ramenant le peuple affamé aux portes de son palais. Le film de Coppola va s’attacher au contraire à décrypter l’interstice historique, celui qui s’insère entre son union avec Louis XVI et la guillotine, et qui figurera Marie-Antoinette comme l’un des destins les plus tragiques de l’histoire de France. Ce hors-champ temporel ponctué de détails et d’anecdotes sans conséquence, nourrit l’essentiel du récit, balisé ça et là de certains moments historiques majeurs. Promesse en apparence peu alléchante. Néanmoins, en contournant les ressorts narratifs classiques, Coppola réinvente un discours bien moins léger qu’il n’y paraît : étrangement, l’intérêt et le plaisir naissent de ses plans vides et du refus du dialogue. Cette forme ne mime ni l’ennui, ni l’errance mais distille à l’inverse les étapes d’une émancipation : celle d’une adolescente oisive décidée à s’affranchir des conventions liées à sa condition de femme.

© Leigh Johnson/Columbia Pictures

© Leigh Johnson/Columbia Pictures

ÊTRE OU NE PARAÎTRE…

Les frasques de la jeune dauphine, se libérant au fil des séquences du lourd héritage des traditions — dont elle déchiffre progressivement les codes aliénants —, caractérisent sa volonté de sortir des sentiers battus. C’est ici que la question de la mode entre jeu. Chez Sofia Coppola, le costume d’apparat est un motif à double tranchant dont il convient de circonscrire le sens. A en croire Suzanne Ferris — auteure d’un essai sur le cinéma de Sofia Coppola, (The cinema of Sofia Coppola, Bloomsbury Publishing, 2021) — « la construction d’une identité publique peut révéler aussi bien que cacher. Et à cet égard la mode est le point d’achoppement entre le développement du « moi » social et de l’identité personnelle. » Autrement dit, les vêtements traduisent une certaine idée de la représentation sociale, partagée entre le désir de se dévoiler aux autres et la volonté de s’y soustraire. Dans Marie-Antoinette cette distinction est tout à fait tangible. Le jeu complexe entre les tenues extravagantes de Kirsten Dunst et ses courtisanes nourrit le récit et participe à la caractérisation progressive de l’identité de la jeune femme. D’un être à l’identité vierge, encore façonné par les coutumes de la cour d’Autriche, elle s’impose par une série de mutations fardées en prêtresse de l’élégance. La maîtrise du paraître de Marie-Antoinette va de pair avec sa prise de pouvoir au sein de la cour : au départ corsetée dans des tenues toujours plus conventionnelles elle s’emploie au fur et à mesure à se libérer de cette identité de petite fille par le biais de ses élucubrations stylistiques. Même si les costumes jouent un rôle à part entière dans l’élaboration identitaire de la future reine, ils font aussi le lien avec son expérience subjective. Bien qu’elle parle peu, Kirsten Dunst incarne un personnage à la vie intérieure foisonnante qui laisse peu de doute sur la nature de ses émotions. Dans la séquence d’introduction, lorsque présentée tour à tour à des représentants du royaume de France, au Roi et à son fils, la jeune promise, désemparée, se sent ainsi happée par un monde sur lequel elle n’a pas prise. Les nouvelles normes de bienséance bien sûr, mais aussi les tenues successives que lui impose le protocole, sont autant de codes visant à occulter ses origines autrichiennes. Par ces injonctions vestimentaires Sofia Coppola entend affirmer l’emprise soudaine du Royaume de France sur l’adolescente. Et comme le développe Suzanne Ferris et Mallory Young : « Alors que la « mode » va devenir le mode d’influence et de pouvoir de la jeune reine, les rituels qui entourent la cérémonie du passage d’un royaume à l’autre — la remise — valorisent son statut de victime. » Cette métaphore de la domination renseigne aussi sur la double qualité du costume qui, faute d’émanciper pleinement Marie-Antoinette, se charge aussi de la contraindre.

© Columbia Pictures

© Columbia Pictures

MARIE-ANTOINETTE, UNE diva PUNK ?

L’énergie punk souvent relevée dans Marie-Antoinette transite en premier lieu par la musique — mais pas seulement. La musique est bien ici l’autre manifestation de l’univers de la mode, qui par son anachronisme tranche avec les coutumes de l’aristocratie française du XVIIIe siècle — Sofia Coppola ayant principalement recours au rock de la fin du XXe siècle. Cette énergie se ressent aussi dans l’exubérant ballet de costumes lors du bal masqué donné en l’honneur de la Reine. La bande-son tournant à plein régime entonne l’entêtant « Ceremony » de New Order alors que les convives s’adonnent à une danse en vogue à la cour du Roi. La musique, certes anachronique, se marie finement au faste de la fête et à la frénésie des costumes. Et Suzanne Ferris d’ajouter : « Dans les films de Coppola, les équipes de designers ne reproduisent et ne réifient pas seulement les tendances du passé, mais les placent dans des enchevêtrements créatifs et trans-historiques […] Par exemple, le décor XVIIIe et les robes sont harmonisés à la bande-son punk-rock […] pour sous-entendre la rébellion de la reine. » Encore une fois la mode sous sa forme musicale et vestimentaire tient lieu de territoire de lutte contre les conventions. Rarement un film n’aura autant affirmé la puissance de l’apparat ainsi que sa capacité à faire vaciller les institutions. Entendons par là que le statut de Marie-Antoinette au temps fort de la narration, qui correspond à celui de son règne, est essentiellement médiatisé par les défilés costumés de la souveraine. Comme l’affirmait Suzanne Ferris la mode est dans Marie-Antoinette une affaire « d’influence et de pouvoir », ses parures excentriques se conjuguant merveilleusement à son émancipation en tant que femme. A l’image d’une diva punk, le personnage campé par l’iconique Kirsten Dunst sillonne les séquences au gré de ses pérégrinations, repousse les limites et fait valoir son indépendance au mépris des règles, en s’éclipsant du côté du petit Trianon. Havre de paix où la Reine se voit enfin débarrassée du carcan des conventions et des bruits de palais. Désormais affublée d’une simple robe en mousseline blanche — matérialisation symbolique de son insoumission – et délivrée de ses perruques et courtisanes encombrantes, elle se soustrait, le temps d’une retraite, aux affres de sa tragique destinée.    

Marie-Antoinette est actuellement disponible sur les chaînes Ciné + jusqu’au 31 mai 2021.

Copyright illustration de couverture : Columbia Pictures/Ringer illustration.