Six ans d’attente après un opus tièdement reçu, un réalisateur remplacé au pied-levé et une sortie retardée pour cause de pandémie mondiale : rien n’aura été épargné à Mourir peut attendre, le vingt-cinquième volet des aventures de l’agent 007 et l’ultime opus de la pentalogie consacrant Daniel Craig dans le rôle de James Bond. Si en apparence, chacun pourra se rassurer sur la pérennité de la formule et de ses codes bien connus, tout l’intérêt du film sera au contraire dans sa capacité à nous surprendre.
JAMES BOND EST-IL WOKE ?
Pour tout cinéphile pointu sur les noms des équipes en charge des films, l’équipe de Mourir peut attendre s’apparente à une véritable dream team, qu’il s’agisse d’un Bond ou non. Le directeur de la photographie et le monteur de La La Land (D. Chazelle, 2016). Le directeur artistique de Phantom Thread (P. T. Anderson, 2017) et Sunshine (D. Boyle, 20007). Le réalisateur de seconde équipe de Skyfall (S. Mendes, 2012) et Casino Royale (M. Campbell, 2006). Hans Zimmer à la musique. Un casting de rêve comprenant entre autres Rami Malek, fraîchement sorti de Mr Robot (2015-2019), et Ana de Armas, la nouvelle coqueluche de Hollywood. Cerise sur le gâteau, la scénariste Phoebe Waller-Bridge (Fleabag, Killing Eve) aura réussi l’exploit fou de s’immiscer aux génériques de trois franchises – James Bond, Star Wars et Indiana Jones – en l’espace de quatre ans. Mieux, en remplaçant Danny Boyle par Cary Joji Fukunaga, réalisateur de la première saison de True Detective (2014), les producteurs Barbara Broccoli et Michael G. Wilson se sont assurés d’un ensemble de compétences rajeunies. Le point commun des vingt-quatre premiers films est qu’ils partageaient toujours des équipes de vétérans, d’artisans dont on ne comptait plus les années. Dès lors, Mourir peut attendre jurait par sa relative immaturité et un penchant pour des artistes particulièrement engagés sur des questions socio-politiques, ou encore artistiquement très éloignés de l’univers de Bond, comme en témoignait la série récente Maniac (2018), réalisée par Fukunaga.
Une question s’est alors posée : ce nouveau James Bond allait-il être « trop » moderne ? Cette interrogation, les fans les plus conservateurs l’ont reformulée en ces termes : s’agira-t-il du premier James Bond « woke » ? La question suggérait en soi une forme de trahison, sans qu’on ne donne jamais pour autant une définition vraiment précise du terme. Mais, on l’imagine sans peine, qu’il s’agisse ni plus ni moins d’une conscience sociale. Un James Bond féministe et antiraciste ne serait donc plus vraiment James Bond aux yeux des conservateurs. Une manière détournée d’admettre que le personnage fut de nature misogyne et raciste. Dans les livres de Ian Fleming, les aventures de 007 regorgeaient de diatribes en tous genres, principalement adressées à la partie de l’humanité qui n’était ni masculine, ni hétérosexuelle, ni blanche, ni occidentale, ni capitaliste. D’origine germano-asiatique, Dr No finit écrasé sous des tonnes d’excréments d’oiseaux de couleur jaune, ce que Bond pensait être bien raccord avec la couleur de peau de son ennemi. On ne vit que deux fois est traversé de réflexions homophobes, toutes sans le moindre rapport avec l’intrigue. Cet état d’esprit, tout à fait en accord avec ses contemporains continua à subsister jusqu’à l’adaptation au grand écran. Dans Goldfinger, James Bond viole une femme lesbienne pour la « convertir », au bien comme à l’hétérosexualité. Dans Vivre et laisser mourir, presque tous les personnages noirs à l’écran, qu’ils soient adultes ou enfants, au premier plan ou simples figurants, s’opposent à l’agent secret, comme si tous les noirs au monde faisaient partie intégrante d’un réseau complice criminel. Ces exemples déplorables ne manquent malheureusement pas dans la franchise. Par bien des aspects, James Bond a parfois représenté l’antithèse d’un héros, en s’accordant à l’image des pires travers de son époque au lieu de s’attacher à incarner son idéal. La question woke est donc en soi un contresens : James Bond n’a jamais incarné d’autres valeurs que celles de ses contemporains. Pourquoi en irait-il donc autrement lorsqu’une nouvelle génération s’approprie le mythe ?


LA LÉGENDE DORÉE
James Bond est un héros – dans l’acception mythologique du terme. La forme de divertissement qui émane de ses films n’est que le produit de ses récits héroïques. Son créateur, Ian Fleming, s’est inspiré d’espions, de soldats et d’autres personnalités guerrières de la Seconde Guerre Mondiale pour lui donner vie. Bond leur doit son penchant pour l’alcoolisme, son faible pour les voitures de collection et les femmes. Sa propension à l’épique et à la fantaisie lui viennent en revanche d’un personnage biblique, le chevalier Saint-Georges. Né au IIIe siècle après J.C., Georges de Lydda est un palestinien de Turquie, alors province de l’Empire romain. Au nom de la foi chrétienne, il débarrasse par l’épée les villes des brigands et de leur chef, nommé « Dragon ». L’Église le salue comme un héros de la foi. Puis, trahi par un empereur qui souhaite le retour du culte d’Apollon, Georges de Lydda refusera de renoncer à sa foi et mourra en martyr par décapitation en l’an 303. Son culte est depuis célébré partout dans le monde chrétien. Le chevalier Saint-Georges devient si populaire que son récit accélère la christianisation des peuples à travers le monde. Des monastères et des églises lui sont consacrés d’Israël à la Turquie, en passant par la France et l‘Angleterre. Sa gloire lui vaut de devenir un héros jusque dans les récits païens du Moyen-Âge, mille ans après sa mort.
Au XIIIe siècle, un livre intitulé Legenda Aurea (La Légende Dorée) achève d’en faire un mythe de la chrétienté. Dans ce récit, Saint-Georges devient un chevalier du même calibre que Lancelot, des centaines d’années avant les Croisades, le mythe arthurien et même l’invention de la chevalerie tout court. Il y affronte un dragon, un vrai dans cette version, et le tue vaillamment au combat mené au nom du Christ. Il ne s’agit pas d’un simple récit isolé. La Légende Dorée sera l’un des livres les plus lus et partagés, au même titre que La Bible, pendant les trois cents prochaines années. En France, il devient le premier manuscrit imprimé en langue française au XVe siècle. L’histoire de Saint-Georges devient un fondement du catholicisme et du mythe héroïque pour l’Occident. On lui doit l’imagerie fantaisiste du chevalier combattant un dragon, aujourd’hui bien ancrée dans l’inconscient collectif. De ce héros, si cher au cœur de Ian Fleming dans son enfance, naîtra James Bond. Une fois passé à la moulinette de la Seconde Guerre Mondiale – qui comprend l’espionnage sous l’Occupation française, le gouvernement de Vichy combattu par Fleming et son réseau -, Saint-Georges devient cet agent secret redoutable, une machine à tuer ceux qui s’opposent à sa mission, mais surtout, un agent au service de Sa Majesté la reine d’Angleterre, garante de la foi du royaume britannique, lui-même descendant direct de l’Empire romain. La symbolique est si évidente pour Fleming que dans Dr No, Bond combat un autre genre de « dragon » métaphorique : un tank armé de lance-flammes sur lequel des yeux et une mâchoire géante ont été peints.
Quand ils songent à la dernière histoire de Daniel Craig dans la franchise, les scénaristes de Mourir peut attendre n’en profitent pas pour faire un lifting politique intégral « politiquement correct ». Oui, une femme noire possédera le matricule 007. Oui, Bond couchera avec une seule femme de tout le film. Et oui, Q révélera son homosexualité au détour d’un dialogue. Est-il donc soudainement politiquement correct de faire écho à son époque dans une aventure de James Bond comme cela a toujours été le cas ? Il n’est pas question de modernité ici, mais simplement de montrer un monde crédible aux spectateurs. Au contraire, les scénaristes ressuscitent le mythe bondien en convoquant Saint-Georges, lui aussi ré-adapté en fonction de l’époque. Car pour la première fois dans la saga depuis Sean Connery, l’écriture du scénario prévoit le départ de l’acteur principal. Ses auteurs sont donc libres de créer un récit qui pourra servir de conclusion au personnage. Or, le mythe de Saint-Georges s’appuie sur deux éléments fondamentaux, toutes versions confondues : son combat avec le dragon et son martyr. C’est là tout le génie de Mourir peut attendre : donner à James Bond son propre martyr. Dès lors, son aventure sera unique en son genre dans toute l’histoire de la franchise. Pour la première fois dans un James Bond, nous voyons notre héros mourir. Cela n’a rien d’anodin, ni de vu et revu. Superman est mort à la fin de Batman V Superman (Z. Snyder, 2016), mais il a ressuscité dès le film suivant. Batman fait croire à sa mort dans The Dark Knight Rises (C. Nolan, 2012), mais cela reste un subterfuge. Et si Spock se sacrifie dans La Colère de Khan (N. Meyer, 1982), c’est pour mieux préparer son retour dans l’opus suivant. Quelle est donc ici la parade ? Nous savons déjà qu’il existera bientôt un autre James Bond. La franchise ne s’arrêtera pas là. Et le générique de fin ne déroge pas à la règle en annonçant honnêtement comme dans les films précédents : « James Bond will return ». Il s’agit bien en revanche de la fin du Bond incarnée par Craig et cette promesse reste tenue.


L’AVENTURE ULTIME DE 007
La façon d’arriver à cette mort se traduit donc par une construction incroyablement habile en termes d’écriture et de mise en scène. Le film doit marquer l’aventure ultime de 007, le montrer plus triomphant que jamais, dévoiler une part d’intime inédite, avoir les enjeux les plus énormes possibles, évoquer les éléments les plus marquants de sa vie, tout en racontant une histoire de James Bond classique. Autrement dit, pour que le spectateur puisse accepter sa mort, le film doit nous la faire mériter. Il y parvient par des biais très différents. Dans la forme, on a affaire à l’un des films les plus stylisés et recherchés de la saga, peut-être même encore plus beau que Skyfall. Les scènes tournées en IMAX insufflent un gigantisme aux séquences d’action et on est régulièrement soufflés par des idées de plans et de mise en scène tels qu’on n’en voit presque jamais dans des blockbusters de ce calibre. Le spectacle promis est là, comme lors d’un plan-séquence montrant l’ascension de Bond dans un escalier truffé d’ennemis qu’il doit affronter les uns après les autres. Affirmons-le : Bond a rarement paru aussi héroïque que dans cet opus. On est transportés par l’aventure entière qui regorge de moments de bravoure, comme une séquence d’action centrale à Cuba (un décor gigantesque reconstitué aux studios Pinewood) où Bond fait équipe avec Paloma (Ana de Armas, parfaite) et règle son compte au Spectre en buvant et en tirant sur tout ce qui bouge. C’est un film drôle, entraînant, où les saillies d’humour sont bien dosées, jamais au détriment de l’histoire ni de l’émotion. Le réalisateur parvient à créer des moments d’étincelle pour chaque personnage : Q, M, Moneypenny, Blofeld, Felix, Nomi, Safin. On reconnaît également bien la façon de construire des dialogues et des dynamiques de Phoebe Waller-Bridge, stimulantes intellectuellement et qui désamorcent la tension uniquement lorsque c’est justifié. De manière générale, Mourir peut attendre est un blockbuster qui remplit admirablement son rôle de parfait divertissement, qui ravira aussi bien les fans que les néophytes adeptes de grand spectacle.
Viennent ensuite les clins d’œil, loin des références balourdes de l’ère Brosnan, qui participent à guider le regard des fans. En effet, le film prend un soin très particulier à évoquer spécifiquement les derniers James Bond de chaque époque. Pour Connery, c’est un cas particulier puisqu’il a connu trois adieux : On ne vit que deux fois (L. Gilbert, 1967), Les Diamants sont éternels (G. Hamilton, 1971) et Jamais plus jamais (I. Kershner, 1983), un épisode officieux de la saga. Les Diamants est convoqué à l’écran par la présence de Blofeld, ou l’apparition de la première Bond girl noire. Mieux encore, le film évoquait aussi la mort de Bond avec une scène montrant le héros dans un cercueil envoyé dans un four crématoire, prêt à être réduit en cendres. Quant à l’ère George Lazenby, il s’agit encore d’un cas à part puisque l’acteur n’a eu droit qu’à un seul et unique essai dans Au service secret de Sa Majesté. Celui-ci est évoqué en filigrane tout au long du dernier Craig de façon plus ou moins appuyée. Par trois fois, la musique de John Barry spécifique à ce film est reprise par Hans Zimmer, la romance entre Madeleine (Léa Seydoux) et Bond est un parfait miroir de celle entre Tracy (Diana Rigg) et Bond dans le Lazenby. Le film avait aussi Blofeld en nemesis de 007 et le Craig devait initialement sortir fin 2019, pour les 50 ans d’Au service secret de Sa Majesté (P. R. Hunt, 1969). Quant à Roger Moore, le clin d’œil est nettement plus discret. Mourir peut attendre s’ouvre sur la glace comme dans Dangereusement Vôtre (J. Glen, 1985). Le manteau porté par Safin (Rami Malek) est identique à celui porté par Moore au début de son dernier volet. Pour Dalton, c’est également subtil. Dans Permis de Tuer (J. Glen, 1989), sa seconde et dernière apparition dans le rôle de l’agent secret, Bond devait venger son ami Felix Leiter et la mort de son épouse. Dans le dernier Craig, l’allusion prend un tournant plus définitif encore puisqu’ici Felix (Jeffrey Wright) meurt pour la première fois dans la saga. C’est un signe évident annonçant la mort de Bond ainsi que l’unicité du film. James va donc venger son ami encore une fois, mais avec un sens plus dramatique. On en arrive donc aux années Pierce Brosnan et à Meurs un autre jour (L. Tamahori, 2002). Quelques références en sont disséminées chez Craig : Bond y fait équipe avec une femme noire, une séquence de vol montre leur incursion chez l’ennemi, l’antagoniste porte un masque dans les deux cas, une séquence à Cuba montre Bond en pleine récréation et on y reprend même une réplique directe du Brosnan au sujet du matricule 007 : « It’s just a number. » L’ensemble de ces allusions construit un champ lexical bondien, celui de la fin de Bond, et donc dans un sens plus littéral, sa mort.
Bien sûr, ces références ne renvoient pas uniquement aux derniers opus de chaque acteur. Les voitures elles-mêmes participent d’un récit plus global, puisque trois Aston Martin de trois époques différentes sont présentes : la DB-5 de Goldfinger (G. Hamilton, 1964) – déjà présente dans les deux Craig précédents -, la Volante de Tuer n’est pas jouer (J. Glen, 1987) ainsi qu’un nouveau modèle, l’Aston Martin aux allures futuristes, la Valhalla, conduite par Nomi. La première voiture sera engloutie dans les eaux pendant le générique, comme un symbole de Bond allant six pieds sous terre. La deuxième sera celle adoptée par Madeleine, celle d’une autre vie. Et enfin la troisième est celle de 007 mais pas de Bond, montrant ainsi que la vie continuera sans lui et que le royaume sera toujours protégé après son départ. De plus, le nom même de la voiture, Valhalla, indique évidemment le paradis réservé aux plus valeureux guerriers dans la mythologie nordique, une place toute indiquée pour l’âme de Bond. Par-dessus cet entremêlement subtil, le film semble insister sur un Bond tout particulier, Dr. No (T. Young, 1962). On y retrouve les mêmes tenues antiradiations. Le générique reprend des éléments visuels du générique original de Maurice Binder. La base finale du méchant et de son armée se trouve sur une petite île, un élément d’ailleurs rare en soi dans la saga. Le « No » du titre, qui indique donc le contraire exact de sa traduction française malheureuse, semble être une référence si directe qu’une rumeur insistante chez les fans prétendait que Safin était en fait un pseudonyme cachant l’identité de Dr No, réincarné sous les traits de Rami Malek. C’est en fait un sens plus littéraire. On raccroche le premier film au dernier pour suggérer un effet de boucle, indiquant sur le mode romanesque que le cycle se répétera, que le temps est un cercle plat et que l’immortalité n’est pas dans l’histoire mais dans sa répétition.


LE MARTYR DE BOND
Au-delà de toutes ces références surgit la beauté du scénario. Car deux sources particulières semblent alimenter le film comme moteur pour la narration, ses thèmes, ses arcs et même ses enjeux. Ian Fleming demeure la première source d’inspiration. En plaçant la maison de retraite de Bond en Jamaïque, le film fait directement référence à GoldenEye, non pas le film, mais la demeure, inspirée d’un nom de code d’une opération du romancier lorsque celui-ci travaillait pour les services secrets. Dans cette maison située en Jamaïque, Fleming écrivait une nouvelle aventure de 007 par an. Il y était isolé, à la manière de son personnage, puisque ni sa femme ni ses enfants n’y étaient invités. Loin du tumulte londonien, le romancier y menait une double vie en toute quiétude avec sa maîtresse qui demeurait sur place. Mais pour les fans, GoldenEye renvoie surtout au lieu de naissance de Bond, à une machine à écrire en or, sur laquelle Fleming accouchera de Casino Royale, la première mission de 007, en 1953. Il est d’ailleurs aussi fait référence à son adaptation de 2006 dans Mourir peut attendre à l’occasion de quelques instants passés sur la tombe de Vesper Lynd. Avant sa mort, Bond revisite donc ses origines de toutes les façons possibles : le premier Craig, le premier film 007 et sa source, le lieu de création par Fleming. Mais la filiation avec Fleming va bien plus loin, puisque le récit épouse une partie conséquente du roman On ne vit que deux fois. La partie du livre qui subsiste d’ailleurs chez Craig est étrangement celle absente de son adaptation sous l’ère Connery, ce qui prouve que la matière fournie par Fleming peut encore alimenter les films de façon originale même jusqu’au vingt-cinquième film, alors qu’il n’a consacré que quatorze livres à 007.
Dans le roman On ne vit que deux fois, Bond est au plus mal. Il porte le deuil de la mort de sa femme Tracy, tuée par Blofeld dans Au service secret de Sa Majesté. Son alcoolisme devient autodestructeur. Bond perd son matricule 007. L’antagoniste cultive un « jardin de mort » en terre japonaise. Bond y tue Blofeld, en l’étranglant, et met une femme enceinte pour la seule fois de sa vie. Il y trouve même une mort symbolique. Mourir peut attendre reprend la plupart de ses éléments. Jamais James Bond n’a-t-il autant consommé d’alcool. Son matricule est transféré à Nomi. Safin possède un « jardin de mort ». Bond tue Blofeld après avoir essayé de l’étrangler et reprend même une réplique directe du livre : « Die, Blofeld, die ! » Enfin, le film met en évidence le tabou de la paternité de Bond comme jamais auparavant. Bond devient le père d’une petite fille, un enjeu crucial pour la suite.
Mourir peut attendre soulève les questions de l’héritage génétique et de la transmission. Bond est amené à cette question existentielle et y répond par son sacrifice. Il meurt de plusieurs façons à la fois. D’abord, criblé de balles de Safin qui l’auraient achevé, quoi qu’il arrive. Ensuite, le virus de nanobots, l’arme cruciale du film, est transmise dans le corps de Bond et ne peut tuer que deux cibles : Madeleine et sa fille Mathilde. Il est donc hors de question pour Bond de quitter l’île en risquant de tuer sa famille. Enfin, il est obligé de rester sur l’île de Safin pour ouvrir les portes en béton de la base pour s’assurer que les missiles tirés d’un navire anglais détruisent le virus, pour qu’il ne tombe pas entre de mauvaises mains. Tout est parfait dans cette mort. Trois bonnes raisons sont proposées pour qu’un héros donne sa vie de plein gré : sauver la femme qu’il aime, son enfant et le monde. Le moment même de sa mort rejoint la geste poétique. Bond est en contact avec Madeleine par signal radio. Celle-ci lui avoue que Mathilde est sa fille. Elle lui dit qu’elle l’aime en regardant vers l’île. Il lui répond, en contrechamp en gros plan face caméra, qu’il l’aime aussi. Une déclaration d’amour et de gratitude évidente au public en tirant sa révérence, de la façon bouleversante. Il meurt debout, courageusement. Il est emporté in fine par l’explosion des missiles tirés par un navire de son propre pays qu’il a servi alors qu’il a le grade de Commander, un terme uniquement employé au Royaume-Uni dans la Royal Navy (est Commander un capitaine en charge de plusieurs navires). Il n’y a donc pas de façon plus spectaculaire et bondienne que de se suicider avec l’arme la plus lourde que lui confère son grade. Le martyr de Saint-Georges est accompli.


L’Apothéose bondienne
Entre alors en jeu la deuxième source d’inspiration, Héraclès, demi-dieu aux pouvoirs surhumains, surtout connu pour ses douze travaux. Au même titre que celui de Saint-Georges, le mythe d’Héraclès est transcivilisationnel. Il est écrit et réinventé en permanence pendant des siècles et des siècles à travers de nombreux pays. Un épisode de sa vie semble pourtant moins connu : sa mort. Héraclès partage sa vie avec sa bien-aimée, Déjanire, lorsque celle-ci subit une tentative de viol par Nessus, un méchant centaure. Héraclès lui décoche une flèche empoisonnée du sang d’une hydre qu’il a tuée lors d’une précédente aventure. Nessus, mourant, confie à Déjanire sa tunique ensanglantée en lui disant qu’elle servira de philtre d’amour pour Héraclès. Plus tard, Déjanire offre à Héraclès la tunique. Il sent alors son sang bouillir de l’intérieur au contact de l’habit. En essayant de retirer le tissu, il s’arrache la peau de son corps recouvert de flammes. Héraclès subit une longue agonie jusqu’à se jeter dans un bûcher au sommet d’un mont pour échapper à la douleur, où il brûle jusqu’à la mort sous le regard de Zeus qui refuse d’intervenir pour l’aider. En mourant, les dieux s’accordent pour donner à Héraclès la place qui lui revient de droit, celle d’un dieu aux côtés de son père. Une fois mort, le demi-dieu a tué sa part humaine. Reste son immortalité divine. Et le héros devient alors une légende. Dans la mythologie, on désigne cette déification post-mortem sous le terme d’apothéose. James Bond, lui aussi, périt par les flammes, au sommet de la base de Safin, pour se délivrer du mal qui l’empoisonne, délivré par son ennemi à sa mort (Safin/Nessus) et transmis par sa bien-aimée (Déjanire/Madeleine). Le nom du virus des nanobots ? Héraclès.
C’est sous cet auspice que la métaphore filée d’Au service secret de sa Majesté prend une perspective unique. En démarrant le film à Matera en Italie, lieu de tournage d’un autre martyr, celui de la crucifixion du Christ dans L’Évangile selon Saint Matthieu (1964) réalisé par Pier Paolo Pasolini. Un court dialogue en voiture amenant Bond et Madeleine dans la cité italienne cite directement le Lazenby, en plus de reprendre son thème musical. Bond y prononce ces mots : « We have all the time in the world » (« Nous avons toute la vie devant nous. ») Il n’est pas ici question de vie mais de temps. C’est bien sûr toujours une illusion tragique. Chez Lazenby, ce temps est celui du mariage de Bond, sa femme décédant le jour-même de la cérémonie, dans une voiture sur une route sinueuse en bord de mer très semblable à celle que traversent Bond et Madeleine. Chez Craig, c’est le temps perdu pour Bond qui aurait pu vieillir heureux comme père, mais qui devra se sacrifier. L’expression revient comme un boomerang dans la conclusion du film. La même route de Matera, parcourue par une autre Aston Martin, cette fois, conduite par Madeleine avec Mathilde à bord. Madeleine dit ces simples mots : « Je vais te raconter une histoire. L’histoire d’un homme. Son nom était Bond. James Bond. » Cette réplique est suivie d’un plan suivant la voiture à l’horizon dans un tunnel qui évoque le gunbarrel des Bond, et d’une chanson, « We have all the time in the world » de Louis Armstrong, la chanson d’Au service secret de sa Majesté. C’est la fin parfaitement opposée au film avec Lazenby. Cette fois, Bond a réussi à sauver sa femme et sa descendance. Il s’agit bien d’un happy end. En transmettant le récit de Bond à sa fille, Madeleine est en train de faire le travail des artistes et des religions avec Saint-Georges et Héraclès dans les siècles après leurs morts : elle accomplit l’apothéose, transforme l’humain en divin, et l’aventure héroïque en mythe éternel. James Bond vient d’accéder au rang des dieux, mieux encore, à celui des histoires qui restent. Et « We have all the time in the world » n’est alors plus un chant funèbre ni une ballade romantique, mais un triomphe, une promesse, pour les mille années qui suivront. James Bond est mort ? Il est maintenant plus immortel que jamais.
A la production : Michael G. Wilson, Barbara Broccoli, Gregg Wilson, David Pope, Andrew Noakes, Daniel Craig, Chris Brigham, Per Henry Borch, Enzo Sisti et Natalie Thompson pour MGM, universal Pictures, Eon Productions, B25, Cinesite et Danjaq.
Derrière la caméra : Cary Joji Fukunaga (réalisation). Neal Purvis, Robert Wade, Cary Joji Fukunaga et Phoebe Waller-Bridge (scénario). Linus Sandgren (chef opérateur). Hans Zimmer (musique).
A l’écran : Daniel Craig, Jeffrey Wright, Christoph Waltz, Léa Seydoux, Lashana Lynch, Ana de Armas, Rami Malek, Ralph Fiennes.
En salle le : 6 octobre 2021.