Enfin un biopic sur Harriet Tubman ! Tous les écoliers américains connaissent la première grande dame noire de l’histoire des États-Unis : née esclave vers 1820 dans le Maryland, elle s’enfuit et gagne à pied la Pennsylvanie. Dans les années qui suivent, elle retourne à plusieurs reprises dans son État d’origine pour organiser la fuite d’autres esclaves grâce à l’Underground Railroad, ce réseau clandestin permettant aux fugitifs de faire étape chez des abolitionnistes blancs. Lorsque la Guerre de Sécession éclate, elle sert l’armée nordiste sur le terrain en qualité d’éclaireuse et d’infirmière. Plus tard, elle continue sa vie militante, cette fois en faveur du droit de vote des femmes. Elle meurt à plus de quatre-vingt-dix ans avant que ce combat n’aboutisse.
Harriet, le film, ne se concentre que sur une petite quinzaine d’années de ce long parcours : celles au cours desquelles la jeune esclave craintive se métamorphose en combattante. Un éveil politique ? Non, surtout pas, c’est même exactement le contraire : tout dans ce film est conçu pour tenir à distance la moindre vélléité de conscience politique. Un seul exemple : l’inévitable image d’un dos couvert d’anciennes marques de coups de fouet. Dans Glory (E. Zwick, 1989), le personnage joué par Denzel Washington, membre du premier régiment noir de l’armée nordiste, retirait sa chemise afin d’être puni de son manque d’obéissance. Le dévoilement de ces cicatrices déclenchait entre les commandants blancs de ce régiment un échange de regards désemparés, inquiets, honteux, qui, en quelques plans, laissait entrevoir toute l’histoire du siècle à venir : à quel point la condition des Noirs allait-elle vraiment changer grâce à cette guerre ? Dans Harriet, un esclave évadé change de vêtements pour passer inaperçu. Il se tient opportunément dos à la caméra… Et c’est tout. On est dans le détail authentique, certes, mais sans aucune espèce de discours.
vers la terre promise
Sur le fond, la réalisatrice opte pour une religiosité omniprésente, envahissante. Il est vrai qu’Harriet Tubman avait des évanouissements, des visions, mais ici elles ruissellent et noient tous les épisodes. Chaque étape de cette belle histoire dure un quart d’heure, montre en main, et chacun de ces épisodes est déclenché ou se conclut grâce à l’une de ces visions : la mort du propriétaire, les miliciens sur le pont guettant les fugitifs, la vente prochaine de la famille d’Harriet, etc. À chaque fois, c’est ce qui lui permettra de choisir le bon chemin, ou ce qui la décidera à revenir affronter le danger pour aider ses frères et sœurs. Ce rythme d’épisodes d’un quart d’heure est suivi sans faillir, assorti d’une alternance sans doute destinée à retenir l’attention des publics scolaires : s’il faut bien consacrer un peu de dialogue à des explications historiques (« Les amis, ils viennent de faire voter le Fugitive Slave Act ! Ça veut dire qu’on peut vous rattraper jusqu’ici en Pennsylvanie ! Il faut s’enfuir au Canada maintenant ! »), chaque quart d’heure a aussi droit à sa scène d’action : courses nocturnes effrenées (heureusement, c’est toujours par nuit de pleine lune), passages de la ligne de démarcation, la Mason-Dixon Line (heureusement, la Pennsylvanie est vers l’Est, l’occasion d’un rayonnant soleil levant à l’horizon), émeutes, assauts… Chaque étape file aussi la métaphore de l’eau : l’eau de la nouvelle naissance d’abord, qui fait perdre à l’esclave fugitive le fichu qui tenait ses cheveux serrés et laisse apparaître pour la première fois une fière chevelure crêpue en liberté. Mais surtout l’eau traversée par Moïse pour guider son peuple vers la terre promise (et en effet, Harriet Tubman fut ainsi surnommée), à moins que ce ne soit celle sur laquelle marchait le Christ, lors d’un épisode où notre héroïne traverse miraculeusement une rivière à gué.

© Focus Features

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la religion comme rempart
La religion donc, au centre. Dès le début de l’histoire, nous avons droit à la scène vue cent fois, passage obligé des films sur l’esclavage, de 12 Years a Slave (S. McQueen, 2013) à The Birth of a Nation (N. Parker, 2016), où un pasteur aux ordres des propriétaires d’esclaves lit à ces derniers des versets de la Bible prônant une obéissance sans faille. On n’oubliera pas non plus de faire prononcer quelques petits phrases au courageux passeur de l’Underground Railroad, lesquelles nous permettront de bien noter qu’il s’agit d’un Quaker, grâce à sa syntaxe particulière en thee et thou. Les Quakers étaient en effet très actifs au sein de l’American Anti-Slavery Society. La religion comme rempart, comme planche de salut, et même comme refus de la politique. Un comble : lors d’une assemblée de militants, la grande figure de Frederick Douglass, lui même ancien esclave, devenu un théoricien majeur du combat abolitionniste, est ici réduite à une silhouette muette, seulement reconnaissable à sa coiffure. Il traverse l’écran en arrière-plan, tandis qu’Harriet Tubman vitupère contre les stratégies politiques, reproche à tous d’avoir oublié leur ancienne condition, et appelle à organiser toujours plus d’évasions. D’ailleurs, on nous la montre à plusieurs reprises assénant qu’il vaut mieux apprendre à écouter Dieu qu’à lire, belle leçon d’émancipation en vérité. Pourquoi donc s’échiner à gommer la portée politique de cette figure historique alors même que l’élection de Donald Trump l’a remise à la une de l’actualité ? Quelques mois après sa prise de fonction, il fut annoncé que le projet de faire figurer la grande Harriet sur les billets de $20 était repoussé sine die.
Dès sa campagne, il avait publiquement estimé que remplacer le Président Andrew Jackson (propriétaire d’esclaves et signataire de la première loi déplaçant masivement des Indiens) par Harriet Tubman sur un billet, ce serait du politiquement correct. Non vraiment, Harriet Tubman méritait mieux que cela ! L’entrée difficile d’Harriet Tubman dans la liberté, son acclimatation pourrait-on dire, donne toutefois lieu à quelques passages subtils, élégants mettant en scène l’héroïne et sa logeuse de Philadelphie, noire elle aussi mais née libre. C’est elle qui lui apprendra à porter avec fierté cette liberté toute nouvelle pour elle. Ce personnage fictif permet de concentrer une période sans doute longue de plusieurs mois dans la vie réelle, et de créer à l’écran un contraste entre deux femmes, deux attitudes, deux accents. Hélas, quelle paresse, cette Marie Buchanon est tout droit sortie, sous un autre nom, d’un roman de Colson Whitehead paru en 2016 qui s’intitulait, eh oui, Underground Railroad ! Non vraiment, Harriet Tubman méritait mieux que cela !

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Harriet (2019 – États-Unis) ; Réalisation : Kasi Lemmons. Scénario : Kasi Lemmons et Gregory Allen Howard. Avec : Cynthia Erivo, Leslie Odom Jr., Joe Alwyn, Clarke Peters, Vanessa Bell Calloway, Omar J. Dorsey, Henry Hunter Hall et Tim Guinee. Chef opérateur : John Toll. Musique : Terence Blanchard. Production : Debra Martin Chase, Daniel Taplin Lundberg, Gregory Allen Howard, Nnamdi Asomugha, Bill Benenson, Pen Densham, Shea Kammer, Kristina Kendall, Charles D. King, Elizabeth Koch et John Watson – Focus Features. Format : 2.39:1. Durée : 125 minutes.
Prochainement en salle.
Copyright illustration en couverture : Anjini Maxwell.