Zalman King, l’empereur du mélodrame érotique

par

Zalman King

Zalman King. Hormis aux fans les plus pointilleux de David Duchovny qui n’auront pas manqué son rôle dans la série Red Shoe Diaries (1992-1997), ce nom ne dira peut-être rien. Pourtant, ce King-là a pesé dans l’imaginaire érotique américain des années 1980 et 1990. Au cinéma comme à la télévision, du mythique et mésestimé 9 semaines 1/2 (A. Lyne, 1986) au Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick, cet homme n’a cessé de façonner avec style le genre du mélodrame érotique. *

LE SOUFFLE ÉROTIQUE DES EIGHTIES

Dans les années 1980, un souffle érotique parcourt le cinéma américain. Des films comme Contre toute attente (T. Hackford, 1984), La Fièvre au corps (L. Kasdan, 1981), A bout de souffle Made in USA (J. McBride, 1983), Big Easy, le flic de mon coeur (J. McBride, 1986), Thief of Hearts (D. D. Stewart, 1984), et Risky Business (P. Brickman, 1983) concurrencent alors le boom de la VHS érotique. Mais le plus marquant d’entre eux reste 9 semaines 1/2, l’adaptation de l’essai autobiographique d’Elizabeth McNeill racontant en détails sa relation sadomasochiste avec un homme. Starring Kim Basinger et Mickey Rourke dans des rôles qui leur colleront à la peau, le film signé Adrian Lyne est aujourd’hui considéré comme culte, réévalué à l’aune de Cinquante nuances de Grey. On en retient surtout son style léché, signature d’un réalisateur britannique (auteur aussi de Flashdance, Liaison fatale et Infidèle) qui avec d’autres de sa génération comme les frères Scott – eux aussi issus du milieu de la publicité -, délaisse alors le réalisme brut des seventies pour une esthétique qui restera à jamais la vignette d’une époque où naît MTV. 

Si on tente de revaloriser le film aujourd’hui (il fût longtemps moqué et mille fois parodié), comme on a pu redécouvrir Showgirls (1995) de Paul Verhoeven, c’est aussi parce qu’il a marqué certaines pointures du cinéma. Ainsi, quand Stanley Kubrick rencontrait des difficultés à filmer la scène dite de l’orgie dans Eyes Wide Shut, son premier assistant, Brian Cooke, le taquina en lui suggérant de laisser Adrian Lyne la tourner. Mais Kubrick se tourna vers quelqu’un d’autre pour obtenir des conseils. Un homme au nom souvent méconnu et qui fut à la fois acteur (la série Young Lawyers dans les années 1970), scénariste, producteur et réalisateur : Zalman King, le véritable instigateur du projet 9 semaines 1/2, et lui-même l’un des grands chantres de l’érotisme américain des années 1980 et 1990. Leon Vitali, un autre assistant de Kubrick sur Eyes Wide Shut, a ainsi révélé avoir regardé Red Shoe Diaries – série de King diffusée sur la chaîne câblée Showtime de 1992 à 1997 – pour savoir jusqu’où ils pouvaient s’autoriser à aller dans la représentation du sexe dans ce qui deviendra l’ultime chef d’oeuvre du réalisateur de 2001 (1968). Anecdote confirmée par la fille de l’auteur, Chloe King, scénariste, dont de plusieurs épisodes de la série, et qui nous parle de son père, disparu en 2012 :  « Stanley Kubrick a plusieurs fois contacté mon père lors du tournage d’Eyes Wide Shut. Je ne sais pas exactement ce qu’ils se sont dits, mais j’aurais aimé être une mouche collée sur le mur dans ces moments-là ! »

« À eux seuls, mes parents ont quasiment changé la façon dont on représentait l’érotisme à la télévision comparé au cinéma », poursuit Chloé. Ils étaient de grands fans de Nicholas Roeg et de Bertolucci, ils avaient une sensibilité européenne. Histoire d’O (1975) avait donnée voie à 9 semaines 1/2 et mon père savait que c’était une vague sur laquelle il devait surfer.». Ce que fit Zalman King, passant derrière la caméra pour signer À fleur de peau  (1988), le très romantique et très chaste Wildfire (1988) avec Linda Fiorentino, L’orchidée sauvage (1989) puis Red Shoes Diaries et, entre autres films tardifs, Delta of Venus (1995), une adaptation libre du livre sulfureux d’Anaïs Nin. Pour Anthony Penta, réalisateur de We Kill For Love, un documentaire à venir sur le thriller érotique en VHS, « Il est difficile d’imaginer ce que serait le paysage télévisé et cinématographique américain sans l’apport de King. Le jeu du chat et de la souris, les dynamiques sexuelles entre hommes et femmes, qu’il a exploré dans la plupart de ses films ou des épisodes délirants de Red Shoe Diaries comme Auto Erotica, ont directement nourri les thrillers érotiques des 90’s tels que Losing Control (1998), Dangerous Touch (1994), Fleur de poison (1992), Secret Games (1992), Mischievous (1996), et Sliver (1993) ». Des films souvent de mauvaise réputation, mais comme le veut presque la loi du genre.

9 semaines
9 semaines ½ d'Adrian Lyne, 1986 © MGM
Eyes Wide Shut
Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, 1999 © WARNER BROS.

LE MALAISE FACE À LA NUDITÉ

Certains diront que ces films « cheesy » de seconde zone n’ont fait qu’alimenter la demande croissante de contenus, si possible crapoteux, de l’industrie à l’époque. Mais ce serait aller un peu vite. Ne pas considérer l’apport, sinon la curiosité des productions de Zalman King équivaut à se priver d’une clé de compréhension du zeitgeist de ces décennies compte-tenu de leur influence, et ce malgré les recettes pas toujours au rendez-vous Outre-Atlantique. « Mes parents avaient obtenu les droits de 9 semaines 1/2, et toute mon enfance a tourné autour de savoir si le film allait voir le jour ou non. Cela aura pris quinze ans. À la projection test, quasiment toute la salle est partie avant la fin. À sa sortie chez nous, le film n’intéressa pratiquement personne. Mais je me souviens être allée le voir à Paris et la file faisait le tour du quartier », se rappelle Chloe King. 9 semaines 1/2 et L’Orchidée sauvage firent en effet des recettes faramineuses en Europe.

Richard Tyson (Un flic à la maternelle, Mary à tout prix), acteur principal d’À fleur de peau, qui raconte l’histoire impossible entre un forain, Perry, et une héritière, April (Sherilyn Fenn en blonde), sur le point d’en épouser un autre, se remémore lui aussi la différence de réaction entre les deux continents : « Il y a cette scène vers la fin du film où, après avoir fait l’amour, mon personnage demande à son amante à quelle heure est son mariage. Aux États-Unis, le public riait devant cette réplique. En France, au festival de Cannes, je me souviens que les spectateurs me prenaient très au sérieux. Ils tendaient la tête vers l’écran, ils avaient l’air inquiets. Ils voulaient vraiment savoir à quelle heure elle allait se marier ». Il faut dire aussi que l’érotisme, surtout quand il n’est pas signé par un auteur reconnu, génère souvent mépris et moqueries, y compris en France, peut-être parce que le sexe sur écran – particulièrement en salles – met facilement mal à l’aise.

« Il y avait une volonté de titiller tout en étant artistique. Il n’y avait pas un quota de nudité. Aujourd’hui, il y en a plus dans un épisode de Game of Thrones », déclare Chloe King. Dans les films de son père, hommes et femmes se retrouvent dénudés, même s’il est vrai que le réalisateur a dû composer avec la censure américaine qui ne tolère pas vraiment le « full-frontal » masculin – King filme les corps nus de Costas Mandylor dans Delta of Venus, et de Bruce Greenwood dans L’orchidée sauvage de dos – mais s’accommode du féminin (comme le prouva en 1992 Basic Instinct et sa scène d’interrogatoire). Mais alors, à qui s’adressent principalement les films de King ? Dans le Chicago Tribune du 29 avril 1988, la critique voit À fleur de peau comme un « étrange nouveau genre de film soft-core principalement à destination des femmes ». L’une des reviews de Red Shoe Diaries sur le site IMdb, la mieux notée et intitulée « Eye candy for women! », est écrite par une femme, qui se félicite que le film soit un ravissement visuel pour elle, et d’autres, grâce à la présence de David Duchovny (post-Twin Peaks mais pré-X-Files) et Billy Wirth (Génération perdue, 1988). Il faut dire qu’ils s’y adonnent, torse nu, à une longue partie de basket-ball mémorable, car très musclée et… Moite.

9 semaines
à fleur de peau de zalman king, 1988 © Lorimar
L'Orchidée sauvage
l'orchidée sauvage de Zalman King, 1989 © MGM

LE DÉSIR FÉMININ À FLEUR DE PEAU

Dans ce téléfilm qui servit de pilote à la série, la fiancée de Jake (Duchovny), Alex (Brigitte Bako, vue dans Strange Days et Californication), est en quête d’une aventure dans le premier sens du terme, se sentant dépossédée de tout mystère, et donc d’elle-même, dans sa relation fusionnelle avec Jake. Elle rencontre par hasard Tom (Wirth) en sortant de chez l’ophtalmologiste. Malgré son patch sur l’oeil, elle ne peut pas s’empêcher de dévorer des yeux cet ouvrier de chantier qui travaille aussi dans une boutique de chaussures jusqu’où elle le prendra en filature. Tandis que la caméra se ballade avec insistance sur le corps de Tom, alors qu’il manie son marteau-piqueur et fait exploser une canalisation, une voix off nous dévoile ce qu’Alex pense de lui : « Dents parfaites, peau parfaite, torse parfait, cheveux parfaits ». Quelques jours plus tard, elle l’observe à nouveau, cette fois d’un immeuble, alors qu’il se dévêtit après une journée de labeur dans la chaleur : « Le mec parfait. Le plan parfait. Le secret parfait », poursuit-elle. On est en pleine pub Diet Coke Break, diffusée deux ans plus tard, dans laquelle des employées se donnent rendez-vous chaque jour pour observer un ouvrier lorsqu’il se désaltère à 11h30 tapantes. Un voyeurisme féminin omniprésent que Nicolas Truffinet, auteur d’un livre sur Blake Edwards, a remarqué : « Le film fait la part belle au désir et la jouissance féminine. Il n’y a qu’à voir la scène où April épie les hommes nus à travers un trou dans la douche de la piscine de son club huppé. » Un son de cloche auquel fait écho Chloé Saffy, dont le roman érotique À Fleur de Chaire est récemment paru : « La toute première scène de sexe, quand Perry s’introduit chez April et va jusqu’à prendre une douche est retorse car elle renverse nos attentes. April reste habillée, quand il est nu et sous l’eau, donc potentiellement vulnérable ».  On pourrait même parler d’objectification explicite de Perry par April, puisque April répète à Perry que tout ce qu’il est se trouve entre ses jambes.

Encore aujourd’hui, Richard Tyson est reconnu pour ce rôle sexy : « Beaucoup de femmes m’approchent pour me parler de ce film. Il y a même une fan, que j’ai croisée à San Francisco alors qu’un tremblement de terre secouait la ville, qui a insisté sur le nombre de fois qu’elle l’avait vu : soixante-cinq, pas soixante-six ! J’ai répondu que je devais y aller ! ». Mais Tyson a fait impression sur les deux sexes avec À fleur de peau : « D’habitude, les hommes viennent me parler de Trois heures, l’heure du crime (P. Joanou, 1987), un film produit par Spielberg dans lequel je jouais un ado baraqué qui frappait quiconque l’approchait de trop près. Une fois, vers le port de Santa Monica, un type m’a d’ailleurs appelé du prénom de ce personnage, Buddy Revell. Je me suis retourné, c’était Sean Penn. Mais il y a aussi ces deux frères que j’avais croisé et qui me répétaient « On sait qui tu es. Tu es le Moon Man. Le Moon Man ! ». Ou bien cet ami qui se plaisait à me dire que j’avais vraiment fière allure torse nu sous mon long manteau (“You got it man!”) ». Malgré qu’il apparaisse le plus clair de son temps torse nu en jeans, ou nu à peine dissimulé sous un drap, Tyson précise que King veillait à ne pas tomber dans la gratuité : « Zalman avait écrit une scène supplémentaire dans laquelle je faisais l’amour avec une autre femme sur le toit de mon camion tandis que Sherilyn Fenn nous observait. Mais on trouvait que cette scène cassait le lien entre nos deux personnages. Alors, il l’avait coupé au montage. Pour lui, l’important c’était la passion ».

Sexe sur le toit d’un camion, un forain se baladant torse nu et qui tombe amoureux d’une fille riche vêtue de blanc… Difficile de ne pas voir dans À fleur de peau une avalanche de stéréotypes. Pourtant, ces archétypes, ancrés dans l’inconscient collectif cher à Jung, ont une fonction. « Ces personnages archaïques agissent immédiatement comme des figures-repoussoir ou d’identification massives, comme c’est le cas dans les contes où les archétypes sont stylisés à l’extrême » , explique Sarah Chiche, auteure d’une Histoire érotique de la psychanalyse (éd. Payot, 2018). 

Pour donner une dimension à ce forain a priori caricatural, Richard Tyson avait puisé, entre autres, dans son éducation théâtrale : « Je jouais en face de la grande Louise Fletcher, oscarisée pour son rôle d’infirmière dans Vol Au-dessus d’un Nid de Coucou.  Dans une scène, je suis en train de monter la tente pour la réception du mariage. Jouant la grand-mère conservatrice d’April, Fletcher me dit qu’il y a une ligne dans la vie (‘’There is a line’’) que mon personnage, un moins-que-rien, ne doit pas franchir. Je lui avais alors spontanément répondu, défiant : ‘’Non, ça c’est une réplique’’ (‘’No, this is a line’’), en lui déclamant du Roméo et Juliette ».

L’improvisation de Tyson, qui a pourtant charmé Louise Fletcher, ne fut malheureusement pas gardée au montage ; selon l’acteur, peut-être à cause du producteur. Néanmoins, les comédiens avaient heureusement de quoi creuser leurs personnages sans pour autant devoir sans cesse se tourner vers Shakespeare, le texte de King mettant à mal les stéréotypes attachés à leurs archétypes respectifs. Ainsi tandis que Perry crie à April, lors d’une dispute, qu’il sait parfaitement ce que le mot « libido » veut dire – affirmant alors qu’il n’est pas qu’une bête (de sexe) dépourvue d’intelligence – April, elle, échappe au poids de la tradition en gardant Perry comme amant… Après son mariage. Pour Nicolas Truffinet, « la fin est plaisamment amorale : l’héroïne a tout, prend tout, le confort matériel que lui apporte le mariage et le plaisir dès qu’elle le veut. »

April serait-elle donc une héroïne féministe ? Une « femme forte » ? On pourrait sans doute la voir ainsi aujourd’hui, mais cette qualification n’irait pas à d’autres personnages féminins de King tant elles sont prises dans des histoires tortueuses. Pour Chloe King, qu’importe que ces figures soient « empowering » ou non, leurs histoires méritaient d’être racontées : « Tous les films sont du point de vue d’une femme. Red Shoe Diaries a pour point de départ le journal intime d’une femme. Et j’ai bien veillé à ce que la série soit écrite de façon notable par elles ». D’ailleurs, le véritable orfèvre de tous ces films – en particulier les plus intenses et les plus sombres psychologiquement – était Patricia Louisianna Knop, l’épouse de Zalman King disparue en 2019.

Red Shoe Diaries
red shoe diaries de zalman king, 1992 © Showtime
Red Shoe Diaries
red shoe diaries de zalman king, 1992 © Showtime

LA FEMME DERRIère ZALMAN KING

« Derrière l’oeuvre de mon père, c’est la voix de ma mère qui s’exprime », explique Chloe King. « Il est devenu le visage de cette voix. Ils ont collaboré ensemble sur tout, à l’exception des derniers films. Elle était l’architecte de son univers. Red Shoe Diaries, c’est elle qui avait eu l’idée et qui a mené le projet. Ma mère a inspiré mon père par-dessus tout ». Ayant grandi dans la plus grande pauvreté, Patricia Louisianna Knop avait de grands rêves et s’était lancée à leurs poursuites. Poète, peintre et sculptrice accomplie – d’où l’appréciation du nu dans ses films (Elena devient modèle de nu dans Delta of Venus) – elle vendit même des oeuvres à Peter Sellers, qui fit rapatrier ses pièces en Angleterre sous les applaudissements des Beatles. En 1976, elle écrit son premier scénario, une adaptation de The Passover Plot. Puis, elle collabore avec Jacques Demy à l’écriture de Lady Oscar  (1969), adaptation d’un manga explorant la notion de genre (briser ses codes par les vêtements est un leitmotiv dans 9 semaines 1/2 et L’orchidée sauvage). À Paris, elle sympathise avec Agnès Varda, une artiste aussi décalée qu’elle. Leur profonde amitié durera jusqu’à la disparition de la cinéaste en mars 2019 (Knop et King apparaissant même dans son documentaire Les plages d’Agnès, en 2008).

Knop signe ensuite le scénario de Silence of the North (A. King, 1981), un film avec Ellen Burstyn et Tom Skerritt, puis vinrent 9 semaines 1/2, ses autres collaborations avec King, des scripts pour Barbra Streisand, ainsi que le brûlant Siesta (1987), réalisé par Mary Lambert, auteure de nombreuses vidéos pour Madonna (dont l’emblématique « Like a Prayer »). Dans ce film, parfois qualifié de Lynchéen à sa sortie, une jeune femme (Ellen Barkin) se réveille sur la piste d’un aéroport. Quasi amnésique, elle se remémore son amour passionnel avec un homme, campé par le ténébreux Gabriel Byrne. « Toute la vie de ma mère a tourné autour du désir, d’une vision romantique de ce monde qui se trouvait en-dehors du sien, de sa petite ville », explique Chloe King. Folle amoureuse de Zalman, un Adonis d’un milieu social bien plus favorisé que le sien qu’elle épousa à dix-neuf ans – elle sculpta un Adam et une Ève à leur effigie respective – Patricia Knop n’aura eu de cesse d’explorer dans ses scénarios la passion et la soif d’aventure qui l’ont animé et dont elle s’est abreuvée toute sa vie.

Il est difficile de ne pas voir en Emily, l’héroïne de L’orchidée sauvage, une incarnation de Patricia Knop. Au début du film le personnage, joué par Carré Otis, est déposé par sa mère à son arrêt de bus en plein milieu d’une route désertique du Midwest (la région d’où l’auteure est originaire). Elle se rend en ville pour passer un entretien d’embauche dans un cabinet d’avocats. Le job lui est offert sans plus attendre, à la condition qu’elle accepte de décoller immédiatement pour le Brésil afin de négocier un contrat avec un client difficile. À peine arrivée à Rio, elle s’aventure dans un bâtiment abandonné sur la plage, ou elle épie un couple faire l’amour passionnément. Elle rencontre ensuite Wheeler (Mickey Rourke), et de là, les scénarios érotiques s’enchaînent. La critique du Los Angeles Times de l’époque se gausse que King et Knop aient pu penser qu’on puisse croire à une telle histoire invraisemblable. Ce que semble ne pas avoir réalisé le journaliste est que le réalisme n’était pas le souci du couple. L’orchidée sauvage, comme tous les scénarios et films du tandem, sont des rêveries. Ce qui fait dire à Abbey Bender, spécialiste américaine du thriller érotique,  qu’il est « inutile de trop s’offenser devant ces oeuvres conçues comme de purs fantasmes ». Même 9 semaines 1/2 qui pourtant est adapté d’une histoire vraie, est empreint de surréalisme. « C’est un vrai film de sorcier », souligne Vincent Malausa, critique aux Cahiers du Cinéma. « Adrian Lyne filme le sentiment amoureux comme une transe. La photographie est magnifique, un peu hallucinée ; tous les plans ont une sorte de profondeur onirique ».

Car les rêves tiennent une place importante dans la vie de Knop. « Ma mère a une vision très gothique de la vie », raconte sa fille. Ce qu’on retrouve dans ses sculptures qui lui sont apparues la première fois en songe, dans la décoration de sa maison (remplie de statues d’anges, de vitraux et autres trouvailles glanées tout au long de sa vie dans les marchés aux puces, et qui ont été utilisés pour certains dans Red Shoe Diaries), mais aussi dans ses scénarios et ceux de Zalman King, où le temps semble suspendu et l’époque irréelle. Ainsi, l’action de L’orchidée sauvage se déroule sur une durée déterminée, à peine deux semaines. Comme dans À fleur de peau qui se déroule lors d’une fête foraine, la séduction entre Wheeler et Emily a pour fond un carnaval. C’est le temps du jeu, de la danse mais aussi des frissons, de l’abandon et du mystère. Aux terres éloignées et surréalistes d’Angleterre, où se passe le roman Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, se substitue la chaleur du Brésil, la jungle urbaine de New York de Red Shoe Diaries ou le Paris occupé de Delta of Venus. Le rapprochement avec le classique britannique peut sembler étrange mais analyser certains de ces films en les replaçant dans le revival gothique des années 80-90 est parlant.

Red Shoe Diaries
red shoe diaries de zalman king, 1992 © Showtime
Delta of Venus
delta of venus de zalman king, 1995 © warner home video

LE REVIVAL GOTHIQUE DES NINETIES

Le cinéma d’horreur américain s’est développé en s’emparant de Frankenstein et Dracula, les chouchous des monstres Universal. Au début des eighties, le style expressionniste, né avec le Caligari de Robert Wiene (1920) et recyclé depuis par le film noir, redevient une source d’inspiration. On redécouvre alors Métropolis (1927) de Fritz Lang, dont Giorgio Moroder fera une B.O., et le clip, qui est presque par définition un court métrage muet, épouse volontiers un style fantasmagorique et sensuel – on pense notamment à « Self-Control » de Laura Branigan dont le clip est signé William Friedkin, ou celle de « Hot in the City » de Billy Idol.  Quant au cinéma d’horreur ou fantastique, il fait un come-back sophistiqué avec des films comme Les Prédateurs (1983) de Tony Scott ou Gothic (1986) de Ken Russell, pour déboucher sur Dracula (1992) de Francis Ford Coppola, Entretien avec un Vampire (1994) de Neil Jordan ou encore Les Hauts de Hurlevent (P. Kosminsky, 1992) avec Juliette Binoche et Ralph Fiennes, ce dernier succédant à Laurence Olivier et Timothy Dalton dans le rôle de Heathcliff. Anti-héros romantique par excellence, démon séducteur pour certains, il influença énormément la figure du bad boy et de l’homme fatal.

Ce retour en force du gothique à l’époque n’est donc pas sans conséquence sur le cinéma du couple. Et que dans L’orchidée sauvage l’innocente Emily porte le prénom de la poétesse et romancière pourrait presque suffire comme indice. Mais c’est surtout le personnage solitaire et élusif de Wheeler (Mickey Rourke) qui force la comparaison avec Les Hauts de Hurlevent, tant il rappelle celui d’Heathcliff. Lui aussi est mystérieux (abandonné par son père, il a également fait fortune sans qu’on ne sache vraiment comment) ; lui aussi est capable de cruauté (il joue avec les femmes attirées par lui) ; lui aussi est le fantasme de tous. Mais si un rapprochement s’impose, en même temps Knop et King redistribuent les cartes : ce ne sont pas les femmes qui se refusent à Wheeler, mais Wheeler qui refuse d’être touché, et, surtout, d’avoir un rapport sexuel. « Pourquoi ai-je le sentiment que si je vous touche vous allez disparaître ? », lui dit Emily. On se souviendra que le toucher était incroyablement érotique, et donc prohibé, à l’époque victorienne. L’orchidée sauvage tourne autour de ce tabou. Le déchaînement de passion final – tel qu’on crut la scène entre Rourke et Otis non simulée – prenant ainsi tout son sens.

Un autre avatar du héros byronien (adjectif dérivé de Lord Byron, prototype du vampire, « fou, mauvais, et dangereux à connaître » selon son amante éconduite Caroline Lamb) se retrouve dans le pilote de Red Shoe Diaries, dont l’atmosphère résolument gothique est amplifiée par la musique de George S. Clinton (compositeur fétiche de King qui signera celle de toute la série et plus tard la B.O. mythique de Sexcrimes). Alors qu’il explose dans le rôle de l’agent Fox Mulder, David Duchovny est décrit dans une chanson comme un « Heathcliff américain, tourmenté et beau ». Déjà dans Red Shoe Diaries, Jack, son personnage, se traînait dans son gigantesque loft torse nu sous son trench, goûtant une perle de sang dans la salle de bain, fou de chagrin et assoiffé de vengeance à la lecture du journal de sa dulcinée morte détaillant la liaison avec le vendeur de chaussures. Malgré son aura ténébreuse, ce n’est pourtant pas Jack mais ce dernier qui est le véritable Heathcliff du film. Comme Wheeler, qui apparaît dans la chambre d’Emily sans qu’on sache comment, Tom est entouré d’une aura magique, et semble posséder un don surnaturel.

Pour achever de séduire Alex, déjà hypnotisée, il lui explique que l’énergie entre deux personnes attirées l’une par l’autre est équivalente à celle que les Égyptiens utilisaient pour faire bouger les pierres des pyramides, ajoutant qu’à cet instant, il pourrait « bouger des blocs avec celle qui irradie de son pantalon ». La réplique peut faire sourire, mais elle est merveilleusement symbolique du pouvoir sexuel du vampire, ou plus précisément de l’incube, cette entité dépeinte dans le célèbre tableau Le cauchemar de Johann Heinrich Füssli. Tom ne promet pas la vie éternelle, mais une petite mort à chaque rendez-vous illicite. Et son désir de se repaître de l’énergie vitale d’Alex se révèle insatiable. Il finit par hanter plus que l’esprit d’Alex, la suivant jusqu’à son travail (comme elle l’avait suivi), et sa cruauté prenant même la forme de la menace alors qu’il la retrouve dans une chambre d’hôtel qu’il refuse de quitter sans coucher avec elle. « Ils devront me faire sortir de toi en me visant avec des lances à eau comme on le ferait à un chien », lui lance-t-elle, avant de la supplier de ne pas le quitter. Voilà Alex prise au piège, alors qu’elle croyait avoir une emprise totale sur Tom, s’étant elle-même imaginée succube en refusant de lui donner son nom, comme un démon garde farouchement le sien, et en tentant même de l’étrangler lors de leur premier ébat aux allures d’exorcisme. Mais le rêve s’est transformé en cauchemar, dont l’incube, « cet être qui pèse de tout son poids opaque de jouissance étrangère sur votre poitrine, qui vous écrase sous sa jouissance », était pour Lacan le « corrélatif ».

Les Prédateurs
les prédateurs de tony scott, 1983 © warner home video
Gothic
gothic de ken russell, 1986 © veston pictures

VERS UN REBOOT DE RED SHOE DIARIES

Red Shoe Diaries interroge sur ce que Pacôme Thiellement appelle, dans son essai Sycomore Sickamour (PUF, 2018), le « sickamour », une « violente passion (qui) débouche sur une violence qui n’a pas de fin », et qui parcourt l’oeuvre Shakespearienne mais aussi gothique et contemporaine (on pense à Buffy et Angel, puis à Buffy et Spike, dans la série de Joss Whedon). Dans Les Hauts du Hurlevent, Emily Brontë explore ce thème troublant, ainsi que ceux de l’inceste et même de la nécrophilie, de façon assez explicite pour son époque au point de faire qualifier son livre de « monstre incroyable dont l’action se déroule en enfer  » par Dante Gabriel Rossetti, figure de proue des préraphaélites. C’est ce dernier motif qui inspira à Jim Steinman, l’homme derrière la B.O Streets of Fire (1984) et collaborateur de Patricia Knop et d’Andrew Lloyd Webber sur le musical Whistle Down the Wind, le hit « It’s All Coming Back to Me » (oui, celui chanté par Céline Dion) qui fait référence à la folie de Heathcliff déterrant le cercueil de Catherine. Ne pas laisser Alex reposer en paix est d’ailleurs ce que fait Jake en passant la petite annonce que son amoureuse avait songé à écrire de son vivant, afin d’être conseillée par des femmes. Alors que le film Red Shoe Diaries consistait en la lecture du journal intime d’Alex par Jake, la série consiste en celle des lettres reçues en réponse à l’annonce par Jake et qui sont autant de porte d’entrée dans les psychés féminines, dont celle de Chloe King.

En effet, dès les années 1990, King avait complété la voix de ses parents en supervisant le développement de Red Shoe Diaries : « J’étais une party girl. Je voyais un monde que mes parents n’avaient jamais connus. Ils n’avaient pas eu plusieurs amants. Je les ai donc aidés sur l’écriture de plusieurs scénarios en puisant dans mes expériences. Je connaissais aussi nombre des talents que j’ai amenés sur le projet, des gens comme Matt Le Blanc, encore inconnu, Tcheky Karyo, Anne Goursaud (monteuse de Coppola sur Dracula), Lizzie Borden… » Pour elle, cependant, la série était le fruit d’une époque spécifique qu’il faudrait aujourd’hui moderniser. « Je suis en train de rebooter la série. Red Shoe Diaries racontait surtout les fantasmes de femmes blanches hétérosexuelles. Je voudrais plus de diversité. Aujourd’hui, il y a Black Mirror qui explore la technologie mais pas d’anthologie comme Red Shoe Diaries sur la sexualité et la psyché humaine. Je ne vous parle pas de porno, ou de soft-core, mais d’érotisme. Je ne pense pas qu’il y ait un réalisateur, de Tarantino à Lena Dunham, qui dirait non a l’opportunité de tourner un épisode ». Si la série revient, on espère en tout cas que David Duchovny sera de retour pour en faire la narration.

* Article originellement publié dans la revue Carbone.