Phantom of the Paradise

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Phantom of the Paradise design poster

Cinéphiles et mélomanes se souviendront longtemps de l’année 1975. Sur scène, les New York Dolls jouent leur dernier « vrai » album, Too Much Too Soon, avant de céder leur place au glam metal de Kiss. David Bowie triomphe encore une fois après Ziggy Stardust avec un autre album concept, Diamond Dogs, et son show pyrotechnique. Devant les marquises de cinéma, les spectateurs doivent choisir entre un « film de minuit », The Rocky Horror Picture Showet un drôle d’oiseau, Phantom of the Paradise, une relecture du mythe de Faust qui promet étrangement tout autant de rock, de sexe, et d’horreur…

RAGE AGAINST THE MACHINE

L’idée de Phantom of the Paradise effleure Brian De Palma lorsque le cinéaste entend dans un ascenseur une version muzak [du nom de la société Muzak, fondée en 1934, qui produit des musiques d’ambiance pour les grandes surfaces, les lieux publics et les entreprises pour y apaiser les salariés grâce à des compositions sans rupture mélodique] de la célèbre chanson des Beatles « A Day in the Life ». L’œuvre, aseptisée, inspire au réalisateur contestataire de bien sombres pensées à propos du mercantilisme de l’industrie culturelle. Cette expérience, il vient d’en faire lui-même les frais avec Ted Ashley, le directeur de la Warner, sur son précédent film, Get to Know Your Rabbit (1972), un échec à la fois intime et artistique. Nous sommes alors au début des années 70. Hollywood commence à prendre conscience de l’engouement du public pour le nouveau cinéma américain sous influence européenne. De Palma, lui, semble très bien surfer sur la vague, avec son dyptique Greetings (1968)/Hi, Mom! (1970) qui rue dans les brancards du gouvernement comme des conspirationnistes et de la contre-culture. Get To Know Your Rabbit, c’était ce projet très prometteur qui devait à l’origine incarner les obsessions d’un cinéaste fasciné par la capitalisation de l’industrie culturelle. Le scénario suivait ainsi l’histoire d’un employé de bureau qui plaquait tout pour devenir prestidigitateur avant que son succès ne devienne une « industrie de loisirs ». De Palma, qui tourne alors son sixième long-métrage, se retrouve à diriger deux anciennes gloires, l’une de la télévision (Tommy Smothers), l’autre du cinéma (Orson Welles), symbole de l’artiste brisé par le système. L’indépendance et les méthodes du cinéaste newyorkais ne sont pas vraiment au goût des cadres de la Warner auprès desquels la vedette du film, Smothers donc, vient se plaindre de la mise en scène. De Palma ne fait pas le poids. Le studio le congédie, retourne certaines scènes et sort le film dans la plus grande indifférence plus de deux ans après le tournage, laissant le cinéaste, dépossédé de sa création, avec un goût amer en bouche. Sa décision est prise : jamais plus personne ne contrôlera sa production.

Tommy Smothers, Orson Welles et Brian De Palma sur le tournage de Get To Know Your Rabbit, en 1970 © Warner Bros.

Ted Ashley, directeur de la Warner de 1969 à 1980, en compagnie de Joyce Easton, probablement en 1978 pour la première de Furie de B. De Palma © DR

Brian de Palma s’en va ensuite changer d’air en Californie pour rejoindre ses happy fews du Nouvel Hollywood, Scorsese, Lucas, Spielberg et Coppola. Là-bas, il remonte la pente en écrivant le scénario de Sœurs de sang (1971) pour sa compagne de l’époque, Margot Kidder, produit par Edward R. Pressman, qui commence à se faire sérieusement un nom dans la profession (La Balade Sauvage, 1973). L’exercice, récréatif, couronné d’un petit succès, lui redonne suffisamment le moral pour se lancer dans l’écriture d’un nouveau scénario avec Louisa Rose. Phantom of The Fillmore réinterprète le pacte faustien entre Swan, le producteur diabolique de Swan Songs, et Winslow Leach, un musicien naïf qui le signe de son sang. Le compositeur se fait voler sa grande cantate et la femme qu’il aime par le redoutable Mabuse dont il devient l’esclave. Winslow, devenu le Fantôme du Paradise, la salle de spectacle de Swan, s’apprête à jouer un petit jeu de massacre sous les yeux du public incapable de discerner le vrai du faux. De Palma cible ici très clairement l’univers de la production musicale, ses méthodes de marketing vertical, le fétichisme de la rock star, et l’hystérie aveugle des foules. Son Méphistophélès incarne à l’écran l’archétype de l’entertainer cynique et manipulateur qui influence les goûts du public, de la pop sirupeuse des années 60 des façon Beach Boys au glam rock queer de Beef, cousin déjanté de Robert Plant, à une époque où fleurissent les concepts musicaux (Genesis, David Bowie, The Who). Swan, c’est lui, un avatar du diable, ou au choix, de Phil Spector, l’inventeur barré des « petites symphonies pour les mômes » dans les sixties, mais aussi de Howard Hughes, de Walt Disney et de tous ces businessmen créatifs piégés dans l’univers qu’ils ont construit. De Palma compose ici son premier scénario pessimiste de la décennie en livrant sa vision désabusée d’un monde capitaliste, morbide et voyeuriste.

Le film tente de montrer ce que cela nous indique à propos de toute cette culture. Elle est obsédée par la mort, par l’idée de s’autodétruire, de s’auto-dévorer pour le divertissement et l’amusement. Voilà le sujet du film en gros. Je pense que ceux qui appartiennent à cette culture sont à la recherche de sensations de plus en plus fortes, que ce soit la nostalgie, le souvenir ou l’apocalypse. Ils veulent des choses capables de les émouvoir avec une intensité sans cesse accrue. Ils sont en manque de sensations, d’émotions. Ils sont devenus insensibles à force de prendre des drogues, de s’isoler du monde et ils cherchent des choses pouvant leur donner l’impression d’être vivants.

Brian De Palma

Vendre Phantom of The Fillmore à un studio ne s’annonce donc pas de tout repos. Le titre pose déjà problème à lui seul. Bill Graham, producteur des concerts rock psychédéliques du Summer of Love, refuse d’utiliser le nom du célèbre auditorium où firent leurs débuts Pink Floyd, The Grateful Dead ou encore Jefferson Airplane. Ce sera donc Phantom, à condition cette fois-ci que le distributeur de comics King Features ne cède les droits de l’un des super-héros masqués du même nom. Phantom of the Paradise restera donc à la postérité, du moins après l’addition salée que doit régler De Palma au studio Universal qui l’accuse de plagier un autre classique de leur répertoire, Le Fantôme de l’Opéra, déjà adapté deux fois par la firme, sans compter la version produite par la Hammer. Le réalisateur vend d’abord son scénario à Martin Ransohoff, propriétaire de Filmway Pictures qui s’occupera plus tard de Pulsions (1980), puis à Ray Stark, producteur des incartades cinématographiques de Barbra Streisand tout au long des seventies. Incapable d’accorder son violon avec ce-dernier, le réalisateur sort de sa poche le chèque que vient de lui verser la Warner pour Get To Know Your Rabbit et rachète aussitôt son scénario. Retour à la case départ cette fois avec Edward Pressman qui envisage de confier la distribution de Phantom à la société American International Pictures, spécialisée dans les films indépendants fauchés à destination d’un public adolescent. Une fois encore, leur plan tombe à l’eau. Nos deux hommes sortent alors de leur chapeau magique Gustave Berne, un promotteur immobilier, prêt à investir dans cette drôle de comédie musicale d’horreur rock environ 750 000 dollars, soit la moitié de la somme nécessaire pour couvrir l’intégralité des frais de production. La 20th Century Fox achète enfin le film au rabais pour 1 500 000 dollars, soit 500 000 dollars de moins que prévu lorsque De Palma et Pressman n’avaient pas encore tout-à-fait réglé leurs problèmes de droits.

LIFE AT LAST !

De Palma commence son casting dans les bureaux du label indépendant A&M Records où travaille Michael Arciaga, futur  superviseur musical de Carrie (1976). Il y fait la connaissance de Paul Williams, le « Napoléon du rock », un compositeur très prisé, « très petit, très étrange mais très intéressant » qui pratique l’humour noir et la pop commerciale – « Rainy Days and Mondays » des Carpenters, c’est lui ! Le musicien cherche de son côté à démarrer une carrière d’acteur, après deux petits rôles dans La Poursuite impitoyable (A. Penn, 1966) et La Bataille de la Planète des singes (J.L. Thompson, 1973). Brian De Palma lui confie la bande originale de son film qui pastiche les harmonies pop sirupeuses du surf rock (« Upholstery ») comme le glam grand guignolesque d’Alice Cooper (« Life At Last »). Il propose à Williams d’incarner Winslow, un rôle écrit à l’origine pour son camarade de classe, William Finley. A deux semaines des répétitions, le compositeur, persuadé de ne pas être assez effrayant, décide de se fondre dans la peau du propriétaire de Swan Swongs, qu’il propose de rebaptiser Dorian, en hommage au célèbre roman d’Oscar Wilde.

Paul Williams au studio photo du label A&M, en 1970 © Jim McCrary/Redferns

Finley récupère alors le rôle de Winslow. De Palma se tourne vers les rencontres qu’il a fait à l’université de Columbia pour composer une partie de sa distribution. Il propose ainsi à Gerrit Graham, déjà aperçu dans Greetings puis Hi, Mom!, d’incarner Beef et aux Sha Na Na, un groupe de rock parodique, les Juicy Fruits. Les rockers ne parviennent malheureusement pas à accorder leurs violons une vingtaine de jours avant le début du tournage. Brian De Palma et Paul Williams forment donc en urgence leur groupe de « graisseux » en recrutant dans leurs entourages respectifs musiciens et comédiens capables d’improviser des chorégraphies toutes plus loufoques les unes que les autres. C’est aussi sur les scènes musicales et théâtrales que le cinéaste prospecte pour trouver l’interprète de Phoenix. Linda Rondstadt pourrait bien faire l’affaire, d’autant plus qu’elle a prouvé depuis dix ans ses remarquables talents de chanteuse. Une débutante lui dame pourtant le pion : Jessica Harper, répérée par le cinéaste dans Doctor Selavy’s Magic Theatre, une comédie musicale off Broadway en 1972.

C’est incroyable que Brian De Palma ait engagé le type qui a co-écrit « We’ve Only Just Begun » [l’un des grands succès du groupe pop The Carpenters dans les années 60] pour composer les chansons d’un film supposé illustrer l’avenir du rock. Mais Brian a perçu quelque chose dans ma musique qui lui a laissé pensé que je pouvais interpréter plusieurs genres. Et en plus, c’était un grand plaisir pour moi de pouvoir pasticher les musiques que j’aime, comme celles des Beach Boys ou des années 50. 

Paul Williams

Lorsque commence le tournage de Phantom of the Paradise en novembre 1973, Brian De Palma dispose d’à peine deux mois pour donner vie à un scénario qu’il vient encore de peaufiner ces deux derniers mois, cloîtré au célèbre Château Marmont de Los Angeles. La production installe ses quartiers entre New York, Los Angeles et Dallas, où un certain Abraham Zapruder immortalisa l’assassinat du président Kennedy dans un film 8mm qui fascina toute une génération de cinéastes, dont De Palma et Oliver Stone (JFK, 1991) appelés à faire de grandes choses ensemble dix ans plus tard (Scarface, 1983). En plateau, l’ambiance est tout aussi rock que le film qu’on y tourne. Jack Fisk, le chef décorateur, renvoie son équipe dès le premier jour. Sa compagne, Sissy Spacek, propose ses services pour habiller les comédiens. C’est ensuite une méchante grippe qui frappe de plein fouets les techniciens à Dallas où la production leur a réservé des chambres mal chauffées dans un hôtel infesté de rats. Lorsqu’on leur refera le coup à New York, fatigués de devoir se coltiner un énième taudis, ils exigeront de la part de Pressman de les reloger dans un hôtel de luxe, le St Moritz. 

De Palma fait quant à lui les frais des rivalités entre les trois villes où il pose ses caméras, via le syndicat des constructeurs routiers américains (Teamsters). Les rushs en provenance du labo n’arrivent donc que très peu régulièrement à temps, le contraignant à patienter pour évaluer la qualité des prises de vue et ainsi donner l’autorisation de démonter un décor avant d’en construire un autre. S’ajoutent des problèmes de trésorerie récurrents qui menacent sans cesse de mettre un terme au tournage du jour au lendemain. Et en effet, Ed Pressman ne dispose pas des fonds nécessaires pour rémunérer les techniciens et les fournisseurs qui n’ont pour seuls garantie de remboursement le nom d’une société, AIP, jamais engagée dans la production. Les membres des Teamsters prennent donc le problème littéralement le problème à bras le corps, en escortant personnellement Pressman à la banque les jours de paie pour négocier la distribution des chèques. 

Brian de Palma sur le tournage de Phantom of the Paradise, en 1974 © The Swan Archives

Les difficultés financières affectent également le département des costumes qui recourt à quatre capes de couleurs différentes pour permettre au tournage d’avancer coûte que coûte, dès lors que l’une d’elles se salit. Les spectateurs attentifs remarqueront que le Fantôme porte selon les scènes une première argentée, une seconde rouge en satin, une autre de la même couleur mais en velours, etc. Gerrit Graham (Beef) fait lui aussi les frais d’une production fauchée, d’abord lorsqu’on lui demande de sniffer de la poudre de lait en guise de cocaïne, puis pour la scène de la douche dont les problèmes d’écoulement obligent l’équipe à repomper l’eau à chacune des prises, contraignant l’acteur à se prendre un déboucheur en plein visage 6 à 7 fois de suite au total. Dans un autre registre, la réalité manque de rattraper la fiction lorsque William Finley retire de justesse sa tête de la presse d’enregistrement qui défigure son personnage dans le film. Le planning de tournage à Dallas prévoit enfin de tourner une scène électrisante de concert rock avec une foule en délire, que la production n’a pas les moyens de se payer. Pour réunir un tel public, Pressman annonce qu’un mystérieux groupe, The Magnificent Vybrationless Bull-band, se produit gratuitement au Majestic Theater, le Paradise rêvé par De Palma. Les spectateurs sont bien au rendez-vous le jour J, non pas pour écouter de la musique, mais plutôt pour passer quelques heures au chaud en plein hiver. Il se lassent en réalité très vite du concert répétitif qu’on leur offre, quittant la salle peu à peu d’une prise à l’autre. Paul Williams improvise alors un petit concert pour les retenir et ainsi permettre à De Palma de couvrir tous les angles possibles dans l’auditorium. Le cinéaste, féru de technologie, nerd avant l’heure [De Palma a construit un ordinateur lorsqu’il était au lycée, N.D.L.R.], installe la tannière de son Fantôme au cœur d’un véritable instrument de musique révolutionnaire pour l’époque, le TONTO (« The Original New Timbral Orchestra »), un orchestre de synthétiseurs inventé en 1968 par deux pionniers de l’électro, Malcolm Cecil et Robert Margouleff, qui contribuèrent ainsi pour l’anecdote au renouveau créatif de Stevie Wonder dans les années 70.

Paul Williams au Majestic Theater de Dallas, en 1974 © Swan Archives

Le TONTO où le Fantôme compose sa cantate © Chad Schroter-Gillespie

De Palma confie aux frères Burman, deux élèves de John Chambers – un maquilleur célèbre pour son travail sur la première (l’unique, la seule !) saga de La Planète des Singes (1968-1973) – le soin de concevoir le casque du Fantôme, sa dentition chromée mais aussi les visages déformés de Winslow et Swan. Leur travail, qui influencera plus tard l’esthétique des Daft Punk, ne leur vaut bien sûr aucune gratification, la conception des maquillages étant créditée au nom de leur mentor, nullement impliqué dans le processus créatif. Profitons de l’occasion pour rendre justice à l’un des deux frères, Tom Burman, ayant « malencontreusement » disparu une fois de plus d’une production mythiques des années 70, Rencontres du troisième type (S. Spielberg, 1978) pour lequel il fabriqua les masques extraterrestres… Lorsque le tournage prend fin, en janvier 194, Brian De Palma accorde de nouveau sa confiance au tout jeune monteur Paul Hirsch, après son travail réussi sur Hi, Mom! (1970) et Sisters (1972). Car si le monteur n’aligne alors sur son CV que ces deux expériences, on peut lui attribuer le mérite d’avoir su faire preuve d’une sacrée inventivité sur Phantom pour simuler l’électrocution de Beef à partir d’une astuce de montage, ou encore suggérer le temps qui passe lorsque le Fantôme réécrit sa cantate en pensant à Phoenix, une technique judicieusement empruntée à un pionnier du genre, Slavko Vorkapić. La post-production sonore requiert une toute aussi grande habileté puisque les acteurs et les musiciens à l’image doivent ré-enregistrer en studio leurs performances vocales sur les scènes chantées, à l’exception de Gerrit Graham doublé par Ray Kennedy pour le tonitruant « Life At Last ». Phantom of the Paradise se distingue également d’un point de vue technique lors de sa sortie dans certaines salles américaines équipées d’une installation à 4 pistes magnétiques, un procédé surtout utilisé aux grandes heures du CinémaScope dans les années 50 [seuls Nashville (R. Altman, 1975) et L’Homme qui venait d’ailleurs (N. Roeg, 1976) se paieront le luxe d’y recourir avant qu’il ne cède sa place au Dolby Stéréo en 1976, N.D.L.R.]. Le mercantilisme de l’industrie musicale rattrape Brian de Palma quelques temps avant la sortie en salle de Phantom of the Paradise. Alors qu’il croyait en avoir fini avec les problèmes de droits liés à son titre, c’est cette fois le nom de Swan Records qui risque de lui valoir en procès. Du moins c’est la menace que brandit Peter Grant, manager de Led Zeppelin et directeur du label homonyme. Le triste sort réservé à Beef, électrocuté en plein concert, n’est pas non plus du goût de l’imposant bonhomme puisqu’elle lui rappelle celle d’un autre poulain de son écurie, Les Harvey, guitariste de Stone The Crows, à peine deux ans plus tôt. Brian De Palma n’entend pas, bien sûr, ressusciter son personnage. Il donnera le change en rebaptistant le label de Swan, Death Records, bien qu’il soit encore aujourd’hui possible de retrouver des traces de l’ancien nom en observant de près certains plans. Mais peu importe,  Phantom of the Paradise était enfin prêt à envahir les écrans, onze mois après le premier tour de manivelle.

En le voyant sur l’écran, j’ai eu l’impression que l’on avait réussi à mettre un éclair dans une bouteille.

Brian De Palma

LA MENACE PHANTOM

Les spectateurs américains ne se précipitent pas en salle pour accueillir Phantom of the Paradise, le 31 octobre 1974. Le film ne peut pas non plus compter sur les critiques professionnelles assassines, pour la plupart. Les journalistes bien-pensants, comme Rex Reed dans le Daily News, remettent en question le talent de Brian De Palma face à une « terrible parodie rock’n’roll du Fantôme de l’Opéra » réalisée sans style ni cohérence sur une très mauvaise musique… Quand même nominée aux Oscars et aux Golden Globes ! Des aficionados du cinéaste, comme Vincent Canby du New York Times ne parviennent pas à s’expliquer le genre d’humour désastreux qu’on trouve sur « les autocollants de voitures et les sous-verres à cocktails ». Même son de cloche chez une autre amatrice d’un cinéma irrévérencieux, Pauline Kael du New Yorker, qui déplore que le réalisateur ne soit pas capable de filmer de vraies relations entre ses personnages, malgré son talent de satiriste. Seul Richard Schickel (Time Magazine) ne se laisse pas duper par l’esthétique pop/camp du Phantom, un film « fou, sauvage – iconoclaste et vraiment libérateur » qui se met à dos les idoles du rock et leurs adorateurs.

Brian de Palma et William Finley lors de la promotion de Phantom of the Paradise à New York, en 1974 © Allan Tannenbaum/Getty Images

La critique la plus perspicace, on la trouve dans une petite gazette de Lethbridge, au Canada (le Lethbridge Herald), sous la plume d’une comédienne et metteure en scène de théâtre, une certaine Joan Waterfield, qui prédit que le film, à la croisée du « Psychose d’Alfred Hitchock, d’Andy Warhol, d’Alice au pays des merveilles et de Faust », deviendra dans quelques d’années un sujet d’étude. Pour remédier à ces avis globalement négatifs, la Fox et le label A&M, en charge du marketing du film et de sa bande-originale, comptent sur le public adolescent amateur de rock et d’horreur pour rentabiliser une campagne dont ils confient l’identité graphique au célèbre affichiste John Alvin, qui venait alors de « s’illustrer » en réalisant le poster du Shérif est en prison (1974) de Mel Brooks. Le « produit » s’annonce a priori difficilement vendable auprès des jeunes groupies dont se moque allègrement De Palma. L’affiche annonce clairement la couleur : « He sold his soul for rock’n’roll ». A quelques jours de la grande première, Ed Pressman adresse une lettre à l’attaché de presse du studio pour souligner son inquiétude. Où sont passés les affiches et flyers destinés à New York ? Qui assistera donc à la soirée de lancement sur la côté Est ? Kris Kristofferson ? Mick Jagger ? Alice Cooper ? Quels magazines autres que Variety annoncent Phantom ? Le studio met aussitôt les bouchées doubles. Tandis que la maison de disques distribue gratuitement T-shirts et badges en magasins, la Fox organise deux soirées de lancement à New York et Los Angeles le soir d’Halloween, avec un prix spécial d’une valeur de 500$ réservé au meilleur costume. Les stations de radio contribuent elles aussi à la hype en multipliant les interviews avec Paul Williams dont elles diffusent les chansons, voire en envoyant directement leurs animateurs star faire des apparitions dans les boutiques proches des cinémas pour y promouvoir la bande originale. Une fois le film en salle, A&M place au centre de sa campagne le chanteur-compositeur qu’elle envoie dédicacer des vinyles dans les music stores et faire des apparitions spéciales dans des shows télévisés populaires de l’époque. La Fox, condescendante, ne parvient toujours pas à vendre Phantom comme un « vrai film » destiné à un public à la fois adulte et adolescent. Elle se décide à faire un effort en recrutant le DJ Wolfman Jack, plutôt associé par les jeunes à une vieille relique des sixties – la « voix » d’American Graffiti (G. Lucas, 1973), c’est lui – pour une série de spots TV et radio. Impliquer l’animateur dans la campagne d’un film qu’il n’avait même pas vu relève d’une ironie bien grinçante puisque le modus operandi illustre à la perfection la satire de Brian De Palma. Sa gloire, le Wolfman la doit en effet à la dissimulation de sa réelle identité (Bob Smith) au public et de son activité de « radio pirate » à son vrai employeur, créant ainsi une sorte de double de Swan, certes moins démoniaque.

La version originale de John Alvin © 20th Century Fox

Un modèle d’affiche offert dans les boutiques et cinémas © 20th Century Fox

La version de Richard Corben © 20th Century Fox

Ed Pressman engage alors une deuxième campagne pour rentrer dans ses frais, la Fox lui promettant de le rembourser et d’utiliser le nouveau matériel publicitaire si le film rencontre son public à Little Rock, une ville-test pour le studio. Pour ce second coup d’essai, les publicitaires misent sur la dimension horrifique du film. Brian De Palma, William Finley et Gerrit Graham passent soudain au premier plan dans des magazines spécialisés. Des nouveaux visuels plus effrayants sont confiés au dessinateur de comics Richard Corben, un contributeur régulier du magazine Métal Hurlant. La nouvelle affiche met en avant le visage tuméfié du Fantôme et la plastique avantageuse, voire exagérée dans cette nouvelle version, de Jessica Harper. La nouvelle tagline, écrite par Pressman en personne, insiste sur le destin tragique de Winslow Leach : « He’s been maimed and framed, beaten, robbed and mutilated. But they still can’t keep him from the woman he loves », érotisant davantage la relation du personnage avec Phoenix. L’opération fait un tabac à Little Rock : la Fox reprend donc à son compte les visuels et les spots publicitaires commandés par le producteur. Le studio prépare également la campagne pour les Oscars en misant sur la bande (très) originale de Phantom à laquelle l’Académie préfèrera celle Nelson Riddle pour Gatsby le Magnifique (J. Clayton, 1974).

PHANTOMPALOOZA

Si le film rencontre un franc succès en France, où il enregistre plus d’1 millions d’entrées environ et des critiques dithyrambiques (cf. Sabatier, J-M. (1975, octobre). La Saison Cinématographique : « Une œuvre constamment excessive, une œuvre hors-pair qui laisse ébloui et anéanti et qui devrait montrer à Ken Russel et autres velléitaires la dose de talent qu’exige la réalisation d’un film baroque, la réussite d’un authentique film monstre »), c’est au Canada qu’un drôle de destin attend Phantom, dans la petite ville de Winnipeg où il tient le haut de l’affiche pendant quatre mois et demi (le Rocky Horror Picture Show, son concurrent, ne le tiendra que quatre semaines). A titre de comparaison, les cinémas de Vancouver, Edmonton et Calgary ne le projetteront qu’une petite semaine à partir de sa sortie, le 21 décembre 1974. A Winnipeg donc, les jeunes de 10 à 14 ans se ruent en salle pour rire, crier, danser, chanter devant un divertissement hors du commun qui leur permet non seulement de voir autre chose à l’écran que Bugs Bunny, mais aussi d’assister au genre de concert qu’on leur interdit, bref d’échapper à la surveillance de leurs familles. Ce succès, on le doit à la stratégie adoptée par un cinéma du coin, le Garrick, qui achète des espaces publicitaires entre chaque programmes télévisés pour les jeunes. Les séances deviennent peu à peu un rituel quotidien pour ces pré-ados qui rejouent leurs scènes préférées pendant la récréation quand ils ne demandent pas au DJ de la radio locale de passer une énième fois « Somebody Super Like You ». On s’arrache le vinyle de Phantom dans les magasins de Winnipeg qui concentre à eux seuls 40% des ventes de la bande originale sur l’ensemble du territoire canadien. Paul Williams devient un véritable sex-symbol, comme le furent dix ans plus tôt les Beatles. Le musicien demandera même à se faire escorter par un garde du corps pour regagner sa limousine après le concert à guichet fermé qu’il donne là-bas le 16 juin 1975, quelques temps après la dernière projection du film.

Mais le Fantôme n’en a jamais tout-à-fait fini avec Winnipeg, puisqu’il revient de temps en temps hanter les écrans du coin, comme en 2000 sur un écran IMAX, ou encore au festival Phantompalooza créé en 2004 pour réunir les fans et le casting original. En 2019, Malcolm Ingram et Sean Stanley essaieront de percer à jour ce mystère directement auprès de la communauté des « Peggers » dans leur documentaire Phantom of Winnipeg. Le phénomène contamine également le sud du continent américain, au Salvador où le film ne dément pas son succès à sa sortie initiale, puis en 1977 lors d’une deuxième vague d’exploitation. « Goodbye, Eddie » et « Special to Me » tournent en boucle sur les radios locales, un succès qui participent à la starification de Paul Williams dans l’un des plus petits pays d’Amérique centrale. Enfin, c’est peut-être lorsque le plus ancien club de fans de science-fiction, la prestigieuse Los Angeles Science Fantasy Society, fondée en 1934, organise un « Phantom Day » qu’on commence à prendre conscience du fort impact culturel du film aux États-Unis. 

LE CHANT DU CYGNE

Phantom of the Paradise sonne comme le chant du cygne pour le cinéma dont rêvèrent une poignée de cinéastes américains indépendants à l’aube des années 70. Car le vieux système hollywoodien qu’ils pensaient avoir balayé s’apprête à renaitre de ses cendres plus vite que prévu, et comble de l’ironie, grâce à un coup de génie fomenté au sein de leur rang. L’éclair que De Palma avait réussi à mettre en bouteille lui éclate ainsi en plein visage lorsqu’un petit nerd du Midwest, son ami Steven Spielberg, lui prouve qu’on peut fort bien tirer profit de la paresse intellectuelle du public, et cela, sans aucun remords. Car Swan et ses plans diaboliques ne sont plus qu’un mauvais souvenir pour les spectateurs à l’été 1975 qui sacre le triomphe des Dents de la mer dans le monde entier. En d’autres termes, la planète Hollywood commence à se mettre à l’heure du blockbuster. Un autre camarade de De Palma s’apprête lui aussi à rentrer dans le rang. Après s’être essayé à la  SF expérimentale (THX 1138, 1971) et au revival nostalgique (American Graffiti), George Lucas vient de signer un contrat avec la Fox pour réaliser Star Wars, un space opera qui oppose un fermier et une princesse à un cyborg tout de noir vêtu, lointain cousin de Winslow Leach. En plus de piquer quelques bonnes idées à son collègue sur le tournage de Phantom, il recrutera plus tard Paul Hirsch pour aider Marcia, sa femme, à mettre bout-à-bout les scènes de La Guerre des Étoiles, un travail récompensé par l’Oscar en 1978. Brian De Palma, lui, ne croit pas un instant à « ce truc de Force à la con » et s’envole pour Florence où il s’apprête à tourner Obsession (1976), une variation hitchcockienne co-écrite avec ce cinglé de Paul Schrader. La Phantomania ne lui aura jamais vraiment profité, du moins pas autant qu’à Paul Williams qui parvient à décrocher sa première statuette grâce à la chanson « Evergreen » composée pour un autre produit calibré et remâché par l’industrie hollywoodienne, A Star Is Born (F. Pierson, 1976). C’est à peu près à la même époque qu’il signe les paroles du générique de La croisière s’amuse (1977-1987) et sympathise avec Les Muppets

Brian De Palma, George Lucas, Paul Hirsch, Jay Cocks, Verna Bloom et Nancy Allen, en 1979 © DR

Paul Williams et ses amis les Muppets, en juin 1976 © DR

Les Juicy Fruits capitalisent eux aussi sur leur succès d’estime et s’en vont donc former un « vrai » groupe, The Groundhogs, à ne pas confondre avec la formation de blues-rock du même nom. Si Phantom of the Paradise ne renfloue ni les caisses de la Fox ni celles de son réalisateur, le film permet en revanche à un autre musicien, le saxophoniste Bjarne Rostaing, de signer son premier contrat d’auteur pour en signer la novélisation, parce que le free jazz, ça ne suffit pas à faire vivre son homme. L’adaptation, des plus infidèles, continue encore aujourd’hui à hérisser les poils des fans de la première heure. Cette sortie de route mineure ne fera pas d’ombre à l’œuvre originale puisqu’elle va inspirer une poignée d’artistes en herbe, dont les réalisateurs Edgar Wright, Guillermo Del Toro et Christophe Gans, qui prétend l’avoir vu soixante-dix fois – on le soupçonne d’avoir grandi à Winnipeg -, ou encore les français Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo, les Daft Punk, casqués façon Phantom depuis 1993. Leur plus vibrant hommage au film, les musiciens le rendront vingt ans après leurs débuts sur leur album Random Access Memory avec un titre long de 8 minutes, « Touch », chanté par un « septuagénaire à la voix de puceau » (E. Perron E. et Gancel A. (2013). Daft Punk, interview-fleuve pour la sortie de “Random Access Memories. Télérama). En quelques quarante ans, Phantom of the Paradise sera ainsi parvenu à distiller subtilement son influence dans la sphère artistique, du théâtre au cinéma, en passant par la musique donc, mais aussi le manga – on pense ici au casque d’aigle de Femto inventé par Kentarō Miura dans Berserk -, sans jamais demander son reste à l’industrie culturelle, trop bien capable d’user le mythe jusqu’à la corde.

Paul Williams et les Daft Punk aux Grammy Awards, en janvier 2014 © Robert Gauthier / Los Angeles Times

Femto dans Berserk, de K. Miura © Hakusensha, Inc., Tokyo

Phantom of the Paradise est, et reste, une histoire d’amour et de mort gothique et classique.

Paul Williams

Copyright photo de couverture : Grégory Sacré