Aladdin : dans les coulisses du Tex Avery oriental de Disney

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Quel enfant des années 1990 n’a pas frotté une lampe – ou la théière de sa grand-mère – dans l’espoir d’obtenir trois vœux ? Quand les studios Disney priaient leur bonne étoile pour remonter une pente bien raide, ce n’est pas une fée mais le Génie déchaîné d’Aladdin qui fit son apparition. Avec l’aide d’une sirène trop curieuse, d’une Bête pas si terrifiante que ça, et plus tard d’un lionceau chanteur, ce dernier redorera la lanterne du studio, embarquant pour la première fois le public adulte, tout autant que les enfants, dans la frénésie d’un dessin animé plus iconoclaste qu’on ne le croit. Récit.

Los Angeles, 1988. Alors qu’il travaille sur la partition de La Petite Sirène, Howard Ashman propose à la Walt Disney Company une idée de script d’une cinquantaine de pages, accompagnée de six chansons d’inspiration orientale composées avec son comparse Alan Menken. L’histoire s’inspire d’un conte persan, L’Histoire d’Aladin, dans Les Mille et Une Nuits traduit  en français par Antoine Galland entre 1704 et 1717. Le studio préfère toutefois se diriger vers une adaptation de La Belle et la Bête, Linda Woolverton (qui travaille sur ce film) continuant malgré tout en parallèle de développer le script mis à l’écart. Au moment de lancer le prochain projet du studio, on propose aux réalisateurs de La Petite Sirène, Ron Clements et John Musker, de choisir entre trois propositions :  Le Roi de la Jungle (qui deviendra plus tard Le Roi Lion), Le Lac des cygnes, et Aladdin. C’est aux merveilles de l’Orient que va leur préférence. Alors que le travail sur la bande originale du futur dessin-animé Aladdin va bon train, Howard Ashman décède en mars 1991. Pour le remplacer auprès d’Alan Menken on fait alors appel à Tim Rice, qui écrira notamment les chansons « Je vole » et « Ce rêve bleu ». Un mois plus tard, John Musker et Ron Clements présentent au président de Disney, Jeffrey Katzenberg, une version du scénario reprise par leurs soins. Elle ne plaît pas à ce dernier qui leur demande, lors d’une journée baptisée depuis le « Vendredi noir », de la réécrire entièrement – sans pour autant reculer la date de sortie du film, prévue le 25 novembre 1992. Pour réaliser ce travail titanesque, un autre duo de scénaristes, Ted Eliott et Terry Rossio, vient leur porter main forte. On décide alors de supprimer le personnage de la mère d’Aladdin, ce qui élimine en conséquence une ballade qu’affectionnait particulièrement Howard Ashman : « Fier de ton fils ». Ce personnage apparaît dans l’histoire originale, mais n’est pas indispensable puisqu’il n’a qu’un rôle de messager auprès du Sultan.

Au gré des différents jets, Les Milles et Une Nuits subissent d’autres bouleversements. N’en restent que la lampe, le Génie, le vizir (au rôle bien moindre dans le texte d’origine), le sultan, et l’amour que porte un Aladdin sans le sou à la princesse Badroulboudour (renommée Jasmine). Les scénaristes s’inspirent de l’adaptation hollywoodienne du même conte, Le Voleur de Bagdad (L. Berger, M. Powell et T. Whelan, 1940), pour écrire un grand nombre de personnages, mais le lieu de l’action – la Chine dans le conte, l’Iran dans le film – deviendra une destination fictive hybride : la ville arabe d’Agrabah. Les réalisateurs triturent également la morale pour que la réalisation des vœux, qui semble à la lecture une solution idéale, devienne finalement problématique. A l’origine l’archétype du britannique guindé, le perroquet Iago se mue en soutien comique après que les réalisateurs, qui ont vu Gilbert Gottfried dans Le Flic de Beverly Hills II (T. Scott, 1989), décident de le choisir pour le rôle. Lorsqu’ils présentent une nouvelle fois leur scénario à Katzenberg en octobre 1991, Clements et Musker obtiennent cette fois le feu vert. La production d’Aladdin peut enfin commencer… Ou presque !  Le scénario subira toutefois encore de nombreuses modifications, et ce jusqu’au dernier moment : à la suite d’une projection test, les animateurs devront reprendre pas moins de quatre scènes – une séquence est retirée, une autre ajoutée, et on en redouble deux autres ! Le 5 juillet 1992, à dix semaines de la deadline impartie aux animateurs, il reste encore la moitié du film à réaliser. La production d’un dessin animé a rarement pris autant de retard chez Disney…

UN TEX AVERY PERSAN

Il faut dire que Disney innove, avec Aladdin. Un changement notable s’opère au sein du studio, avec l’embauche du (génial) britannique Eric Goldberg, premier animateur à travailler sur le projet, qui imagine un film débridé, délirant, moderne, et sans souci de réalisme, pour offrir quelque chose « d’intéressant à animer ». Lorgnant du côté de Tex Avery, le personnage du Génie, dont il est l’animateur principal, permet de créer une avalanche de gags visuels, et d’instaurer une alternance incessante entre intrigue dramatique et humour parfois très contemporain. Références aux classiques Disney précédents, clins d’œil à l’accoutrement du touriste enthousiaste des parcs Disneyland, à l’actualité, aux médias… Le second degré et la (gentille) satire de l’époque sont distillés partout. (On peut s’interroger aujourd’hui sur la pérennité de cet humour très référencé…) La caméra elle-même devient source de gags (on pense au zoom dans la première séquence du film). Pour la première fois dans un Disney, la caution humour, non cantonnée à un personnage, est omniprésente. Une recette que l’on retrouvera dans l’hilarant Kuzco, l’Empereur Mégalo en 2000 ! En plus de cet humour résolument moderne, les protagonistes s’embrassent passionnément, l’héroïne possède une personnalité plus affirmée que ses prédécesseuses, joue de sa sensualité ; certains personnages crachent, d’autres pestent… Aladdin a les deux pieds dans son époque, visant évidemment les enfants, mais plus proche d’un public adulte que n’importe quelle production du genre.

Quant aux recherches graphiques, point de lampe pour éclairer la lanterne des animateurs, mais deux idées essentielles. La première consiste à employer des formes arrondies simplifiées, issues des motifs persans (les étoiles et les répercussions d’explosions sont des reproductions de modèles retrouvés sur les tapis !) La seconde, que l’on doit encore à Eric Goldberg, s’inspire du modèle graphique du caricaturiste américain Al Hirschfeld (qui œuvra 65 ans durant dans la rubrique théâtrale du New York Times), dont les courbes rappellent la calligraphie arabe, et déterminent les silhouettes des personnages de toute la production – à l’exception de Jafar, son animateur, Andreas Deja, souhaitant que son graphisme tranche avec le reste. C’est ainsi qu’on dessine chaque personnage d’après une superposition de formes stylisées, à l’instar de ce que faisait Fred Moore pour Mickey. En regardant attentivement le Sultan, on devine par exemple une poire surmontée d’un simple cercle. La méthode facilite la tâche des animateurs et apporte une fluidité qui faisait grandement défaut dans La Belle et la Bête. Arabesques et cercles se retrouvent également dans les décors. Kathy Altieri qui les supervise, explique avoir « répercuté le principe de la courbe en S dans tout l’ensemble, du personnage au décor ». On instaure également un code couleur, le destin ou les humeurs des personnages s’imprimant littéralement sur l’environnement : le rouge pour le négatif, le jaune pour le naturel ou le bien, le bleu pour la romance, et le vert pour le paradisiaque. 

Si le désir de réalisme n’anime pas les équipes créatives de Disney, on mène quand même des recherches afin d’imprégner l’histoire d’une atmosphère orientale d’époque. Richard Vander Wende et Bill Perkins, directeurs artistiques, ont observé des centaines de miniatures, de peintures de la première moitié du IIe siècle, des fresques victoriennes évoquant l’Orient, et quelques films (Le Voleur de Badgad, encore, principalement). Le responsable du layout, Rasoul Azadani, rapporte quant à lui 1800 photos de sa ville natale Ispahan en Iran, prises juste avant la Guerre du Golf. Mark Henn, l’animateur principal de Jasmine, maître du graphisme féminin à qui l’on doit également Ariel, Belle, ou Mulan, soulève l’un des défis majeurs qui se posera à la production : « Il reste que nous faisons un film occidental, et ce fut l’un des nombreux challenges. » 

Avec Aladdin, Disney repousse les limites de l’animation de synthèse. Pour réaliser l’une des séquences les plus mémorables du film, l’évasion d’Aladdin hors de la Caverne aux Merveilles « en éruption », Don Paul, directeur des effets visuels, étudie l’animation de la lave dans la séquence du « Sacre du Printemps » de Fantasia (1940) : « La surface de la lave est peinte [de manière traditionnelle], puis passée au scanner, et modifiée par ordinateur dans ses mouvements pour obtenir la surface vraiment désirée. Ensuite on a retravaillé les bulles de lave pour les animer en train de monter et descendre en éclatant. » Tous les éléments à travers lesquels s’élance le tapis sont alors dessinés par ordinateur, une technique employée également pour animer la tête de tigre à l’entrée de la Caverne, mais aussi le tapis volant, premier personnage en images de synthèse des Walt Disney Studios grâce à la collaboration étroite entre Tina Price (département ordinateur) et Randy Cartwright (un animateur qui a passé dix ans sur le développement de la technique informatisée). Les équipes du studio continuent toutefois de s’appuyer sur des tehniques traditionnelles, et là encore, une fois les dessins et l’animation réalisées à la main, on applique par ordinateur le motif persan choisi – une prouesse qu’il aurait été impensable de produire manuellement. Le tapis s’impose donc à la fois comme une prouesse technologique et l’un des dignes successeurs de Mickey Mouse par son mutisme. John Musker décrit, lui, « un pantomime qui ne parle pas du tout mais qui, dans la tradition Disney, a une personnalité. » 

UN CASTING DE GÉNIE

Aladdin introduit aussi une nouvelle race de héros, bourrée de qualités, mais fragile et sensible. Une imperfection à même d’aider le spectateur à s’identifier à elle. Alors que son animateur principal, Glen Keane, tâtonne encore pour trouver le style du jeune héros, Jeffrey Katzenberg lui donne la solution : Tom Cruise dans Top Gun (T. Scott, 1986) ! Le public doit comprendre pourquoi Aladdin fascine les femmes (et capture l’attention de la très convoitée Jasmine) au-delà de son physique de jeune premier. Le mot clé : « attitude ». Glen Keane note : « On a l’impression dans Top Gun que dans chacune de ses postures Tom Cruise montre une assurance qui semble dire : « Je peux conquérir n’importe quoi. » » Une idée d’ailleurs illustrée dans la première chanson d’Aladdin, « Je vole ». Côté physique, si Tom Cruise demeure l’inspiration principale – on exagère ses sourcils pour souligner ses expressions -, le design du personnage reste simple pour faciliter sa « lecture ». Son corps amalgame celui de Michael J. Fox (l’une des premières références de Keane) et MC Hammer, pour les vêtements amples et la souplesse. Les animateurs s’appuient également sur les tournages d’un acteur de référence, Rob Willouhby (accompagné de Robina Ritchie, qui incarne Jasmine). Alors qu’on avait coutume de confier les séquences de dialogue intime entre personnages au même animateur afin d’en conserver la cohérence, les scènes de discussions entre Jasmine et Aladdin sont dessinées à 5000 kilomètres de distance par Glen Keane aux studios de Los Angeles, et Mark Henn en Floride. Tous deux communiquent par téléphone ou fax, pour savoir comment animer et positionner leurs personnages respectifs.

De même, les animateurs s’échinent pour que Jasmine conserve les mêmes traits d’un plan à l’autre. Pour créer cette nouvelle princesse, Mark Henn s’inspire de sa sœur Beth, ainsi que du modèle pour les tournages vidéos, Robina Ritchie, pourtant loin d’avoir des traits orientaux. Dans une interview pour le magazine Empire, l’animateur raconte : « L’apparence de Jasmine vint relativement vite, mais le plus important pour moi fut la dimension intérieure du personnage, j’ai vraiment écouté et travaillé la séquence où Aladdin se confie au Génie et la décrit en ces termes : « Elle a des yeux… une chevelure… Elle est marrante, et fine… » et il n’arrive même pas à finir sa phrase. Je me suis dit : « Voilà tout l’intérêt : un personnage qui en décrit un autre. » Alors j’ai écrit tout ça sur un bout de papier que j’ai collé en haut de ma table de travail. Tout est parti de là. »

Comment exprimer visuellement la beauté exotique de Jasmine avec un œil américain ? S’il fallait rester fidèle à l’Histoire, la princesse devrait être entièrement vêtue, voilée et cachée. « La plus belle brune que l’on pût voir au monde » des Mille et Une Nuits possède, de plus, « une riche taille », loin des canons de beauté occidentale. Mark Henn conserve donc certains traits « typiques » : « Si vous avez une héroïne, vous voulez qu’elle soit attrayante, explique l’animateur. Jasmine est devenue très mince, ronde, parce qu’elle devait avant tout rendre Aladdin fou dès la première rencontre, elle devait être attirante. »  Dans une Amérique encore hantée par la ségrégation et le racisme, Mark Henn joue avec le feu. « C’est une situation ardue où d’un côté vous caricaturez trop autour de la taille, de la forme, des stéréotypes et d’un autre on vous accuse de les américaniser, alors il faut trouver le juste milieu : montrer qu’elle n’est pas américaine et ne pas non plus la dessiner d’une manière trop stéréotypée. » Jasmine s’inscrit pourtant dans la tradition de l’orientalisme hollywoodien, avec ses héroïnes sensuelles et sexy, un pouvoir de séduction – grande première chez Disney – dont elle a conscience. La princesse joue de ses charmes pour se moquer d’Aladdin ou détourner l’attention de son « harceleur » maléfique.

Assoiffé de pouvoir, Jafar hérite d’un tempérament colérique dans l’imagination de l’animateur Andreas Deja (qui avait auparavant créé le Gaston réaliste de La Belle et la Bête) avant que Jeffrey Katzenberg ne suggère de coller au plus près à la description qu’en donne le scénario, un homme qui « bouge très peu, donne l’impression d’avoir attendu sur ces dunes silencieuses pendant un millénaire. Il se nomme Jafar, et son esprit fonctionne comme son apparence : tout en lignes longues et angles nets et serrés. » Les réalisateurs Clements et Musker prennent pour exemple Maléfique, grande méchante de La Belle au Bois Dormant (1959), très statique et toujours en contrôle de ses mouvements. C’est ainsi que Deja donne naissance à un Jafar en sous-jeu : « Je souhaitais en faire quelqu’un de subtil, une sorte de toile de fond sombre contrastant avec tous les autres héros. […] Je le fais très peu bouger. Je le calme. On peut en dire beaucoup, en levant juste un sourcil. » L’animateur se heurtera cependant aux limites de son outil de travail lorsqu’il s’attaquera aux nombreux gros plans sur Jafar.

Dans cette galerie de personnages « disneyiens » moins lisses que d’ordinaire, le turbulent Génie de la lampe apporte son lot de modernité et d’irrévérence dans la lignée de Tex Avery. Un ravissement pour Ron Clements, et surtout John Musker, toqué de cartoons. Eric Goldberg : « Quand on détient un personnage dont les règles de base indiquent qu’il peut faire et être n’importe quoi, ça vous donne du mouvement sur un plateau. On m’a donné le feu vert pour ouvrir les vannes. » Celui qui va carrément faire péter la tuyauterie, c’est Robin Williams, qui prête sa voix au Génie. Ayant l’idée de proposer le rôle à l’acteur, les réalisateurs demandent à Eric Goldberg d’animer le personnage à partir de ses sketchs. Le résultat fait beaucoup rire le comédien, qui, auréolé d’une nomination aux Oscars pour sa prestation dans Good Morning Vietnam (B. Levinson, 1987) une production Touchstone Pictures (filiale « adulte » des studios Disney), accepte un contrat à 75 000 dollars, un salaire « modeste » à côté des 8 millions qu’il réclame habituellement. Seule condition imposée par Robin Williams : le studio s’engage à promouvoir Aladdin sans mentionner son nom, ni exploiter son image, le Génie ne devant occuper pas plus de 25% de la surface des affiches. Lors des sessions de doublage, on fournit à l’acteur des sujets à partir desquels improviser. Robin Williams ne se fait pas prier, et interprète le Génie sur toutes les gammes, insufflant un humour, une énergie et une sensibilité qui donneront au personnage sa véritable personnalité. Imitations, clin d’œil, calembours… Robin Williams incarne plus de 52 personnalités à travers la seule voix du Génie, en plus de s’offrir le petit rôle du marchand ambulant au début du film. Une fois l’enregistrement réalisé, Eric Goldberg se charge de sélectionner les meilleurs gags et répliques, les épurant parfois (Disney oblige), pour ensuite donner vie au Génie par la magie de l’animation.

DISNEY SE PREND LES PIEDS DANS LE TAPIS

A sa sortie, Aladdin remporte un succès fulgurant au box-office américain, porté par un bouche-à-oreille sans pareil. Le film rapporte 200 millions de dollars pour 50 millions de spectateurs, et la commercialisation de la VHS marque un record de vente pour l’époque : 16 millions de vidéos sont vendues en moins de trois semaines. Le phénomène se répète en Europe. L’année de sa sortie, Aladdin bat un record historique en se plaçant au treizième rang des plus grands succès cinématographiques, devenant par la même occasion le dessin animé le plus populaire de tous les temps. Ce triomphe phénoménal repose en partie sur les épaules de Robin Williams, le public s’identifiant instantanément à son personnage. La presse de l’époque ne s’y trompe pas. Aussi, les enfants « n’ont pas besoin de savoir précisément ce qu’évoque M. Williams pour comprendre à quel point il est drôle », écrit Janet Maslin dans le New York Times. Un humour que goûtera aussi un célèbre camarade de Tex Avery, Chuck Jones, devant « le long-métrage le plus drôle jamais réalisé ». Même son de cloche en France où Laurent Tirard, alors critique pour Studio Magazine, écrit : « Sans rentrer dans les détails, ce qui rend ce dessin-animé remarquable c’est d’avoir su – et d’avoir osé – allier à un conte de fées classique et intemporel un discours et surtout un humour résolument contemporains. »

Mais en coulisses, les studios Disney n’ont pas respecté à la lettre les clauses du contrat passé avec Robin Williams. S’il occupe certes 25% de l’affiche du film, le Génie domine non seulement les autres personnages, tous considérablement plus petits, mais il devient aussi un argument marketing de premier plan dans la campagne publicitaire conçue par Disney. Face au carton planétaire du film, Robin Williams demandera à revoir à la hausse son salaire minimum, une requête refusée sans plus de pourparlers. Celui-ci exige alors de ne pas être mentionné dans le livre making of du film écrit par John Culhane, et refuse de donner de la voix dans Le Retour de Jafar (1994), un DTV (Direct-To-Video) déjà sur les rails. Il faudra attendre la nomination d’un nouveau PDG Joe Roth, successeur de Jeffrey Katzenberg, et des excuses de Disney, pour que Robin Williams n’accepte de doubler à nouveau le Génie dans Aladdin et le prince des voleurs (1996), sorti lui aussi directement en VHS.

Malgré l’enthousiasme général et une pluie de récompenses, dont deux Oscars, Aladdin ne manque pas de détracteurs. Ainsi d’Ed Gonzalez de Slant Magazine qui dénonce le « numéro de cirque narcissique » de Robin Williams, ou de Roger Ebert qui pointe du doigt les stéréotypes racistes dont Disney ne semble toujours pas se départir en 70 ans d’existence. « La plupart des personnages arabes ont des caractéristiques faciales exagérées – nez crochus, les sourcils noirs, les lèvres épaisses -, pourtant Aladdin et la princesse ressemblent à des adolescents américains, » écrit-il dans le Chicago-Sun Times. A la suite de Roger Ebert, le Comité Anti-Discrimination Arabo-Américain (ADC) mené à Los Angeles par Don Bustany déplore une différence de traitement entre personnages positifs américanisés – Aladdin, Jasmine et le gentil Sultan- et d’autres moins aimables, qu’on affuble d’un fort accent et de traits grossiers. « Ce qui dessert probablement le plus les Arabes, c’est que tous les habitants de la ville, les marchands, et les gardes, sont représentés comme méchants et cruels », note Bustany. Ignore-t-il que ces caricatures s’inspirent de producteurs, réalisateurs et autres célèbres personnalités médiatiques américaines ? Le 26 mai 1993, l’ADC demande que l’on remplace des paroles problématiques de la chanson d’ouverture « Nuits d’Arabie » (« Où ils coupent votre oreille/S’ils n’aiment pas votre tête/C’est barbare, mais hey, c’est chez moi »). Le Comité réclame également la suppression des accents discriminants, ainsi que d’une scène où un marchand menace de couper la main de Jasmine. Des changements bien trop onéreux pour Disney qui propose alors un marché : le studio s’engage à réécrire les paroles de la chanson si l’ADC ne communique pas ses objections à la presse avant le mois d’octobre et la sortie d’Aladdin en VHS. En juillet 1993 disparaissent ainsi deux strophes problématiques, une réécriture de façade pour Bustany. Et on ne peut qu’abonder dans son sens : Disney blanchira encore la peau de ses personnages pour le restant de la décennie, au grand dam de ses détracteurs.

Jeffrey Katzenberg doit également faire face à la gronde de la communauté homosexuelle qui n’apprécie guère certaines improvisations douteuses du Génie. Pour désamorcer cette autre bombe à retardement, le PDG de Disney improvise en juin 1994 une conversation à bâtons rompus avec Thomas Schumacher, un producteur ouvertement gay, dans les pages de The Advocate, un magazine LGBT. S’il juge certaines réparties « très amusantes », son interlocuteur campe sur ses positions : « Je sais que nous ne sommes pas d’accord entre nous, mais pourquoi nier le fait qu’il existe des créateurs de mode efféminés ? Il y en a ! De quoi avons-nous peur ? Montrez-moi dix coiffeurs, je vous montrerai huit hommes homosexuels. » Le studio s’en sortira une vingtaine d’années plus tard avec un carton d’avertissement en introduction des films de son catalogue sur Disney +, un mot d’excuse tardif accusant certaines « descriptions culturelles démodées » afin de mieux « tirer la leçon » de ses erreurs et « susciter le dialogue pour créer ensemble un futur plus inclusif ».

LA RECONQUÊTE D’HOLLYWOOD

Qu’il aura été long le chemin vers le second âge d’or de Disney ! Avec Aladdin, le studio confirme avoir repris du poil de la bête, une renaissance qui s’achèvera en 1999 à la sortie de Tarzan. Grâce aux triomphes consécutifs de La Petite Sirène, La Belle et La Bête, et Aladdin, Disney peut relocaliser ses studios de Glendale à Burbank, et se permettre des expérimentations dans le domaine de l’animation, en produisant notamment L’Étrange Noël de M. Jack (1994), supervisé par deux de ses anciens employés, Tim Burton et Henry Selick. Ce succès inespéré lui permet aussi d’ouvrir une nouvelle filiale, les Disneytoon Studios, intégralement dédiée à la production des suites en DTV de ses grands classiques. Ce regain de vitalité incite ses conurrents à monter leurs propres départements d’animation. A la suite d’Aladdin sortiront ainsi de terre Fox Animation (Anastasia, 1997), Dreamworks Animation (Fourmiz, Le Prince d’Egypte 1998), Warner Bros Feature Animation (Space Jam, 1996), etc. Et les enfants de ne plus savoir où donner de la tête… Malgré une concurrence désormais féroce, l’empire Disney ne faiblit pas, et dès 2009 renaît de ses cendres avec une rentabilité historique. Une nouvelle ère qui s’ouvre d’ailleurs sous l’égide de la dream team d’Aladdin. Ron Clements et John Musker réaliseront La Princesse et la Grenouille (2009) puis Vaïna : La Légende du bout du monde (2016), tandis qu’Alan Menken composera la musique de Raiponce en 2010. Mais c’est en 2013 grâce à La Reine des Neiges (toute de bleu vêtue elle aussi, une couleur qui semble décidément porter chance à Disney), que le studio pulvérise tous les records avec des recettes mondiales s’élevant à plus d’un milliard de dollars.

En parallèle de ses productions originales, Disney revisite régulièrement ses classiques, et Aladdin, comme beaucoup d’autres, a « souffert » d’un remake en live action, au même titre qu’Alice au pays des merveilles et Le Roi lion. Dirigé par Guy Ritchie et emmené par Will Smith, le film se hisse à la neuvième place des films les plus rentables de l’année 2019. Pourtant, rien ne vaut celui qui osa tordre le cou à la tradition pour apporter un souffle de fraîcheur aux productions Disney. Celui qui trônait encore 2020 au troisième rang des dessins animés traditionnels les plus rentables de l‘histoire du cinéma : le vrai, le seul et l’unique Aladdin et son Génie tonitruant, le meilleur ami offert dans une lampe par les studios Disney.

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