West Side Story 2.0. Vous en rêviez ? Steven Spielberg l’a fait ! La tentation musicale était trop forte pour le réalisateur, après avoir flirté avec elle dans 1941 (1979) et Le Temple Maudit (1984). Oubliez le classique de Robert Wise. L’éternel « wonder boy » a relu la pièce de Laurents, Bernstein et Sondheim et l’a dépoussiéré. Coup de bluff ou de polish ? Le patron divise plus que jamais.
UN GRAND FILM DU PATRON
Ceci n’est pas un remake. La précision mérite à elle seule d’être soulignée parce qu’elle détient sans doute la clef majeure de la compréhension du film. Ce n’est pas une question d’interprétation, Steven Spielberg a fait le choix conscient et assumé de réadapter la comédie musicale qui a fait les beaux jours de Broadway et non pas de copier le film de Robert Wise (1961). Cela n’a rien du détail, parce que c’est justement le fait que le film de Spielberg n’essaie jamais de ressembler à celui de Wise qui lui donne une légitimité. A chaque dialogue, chaque numéro de danse, chaque chanson, de nombreux changements ont été faits. Et bien qu’on reconnaisse toujours l’œuvre de Laurents, Bernstein et Sondheim, c’est par la faculté du film à surprendre à chaque coin de scène qu’il démontre toute son intelligence et l’importance du propos.
A chaque nouveau film depuis presque ses débuts, les critiques se sont toujours demandés quand Steven Spielberg perdrait définitivement le feu sacré qui lui a assuré une longévité artistique au-delà de tous les pronostics. West Side Story rappelle encore une fois que le réalisateur de La Liste de Schindler (1993) reste de loin sans égal et le maître absolu de la mise en scène. En abordant un genre inédit pour lui, il ne modère en rien ses efforts en termes d’idées de plans, de découpage et du sens profond de la scène par les deux chorégraphies permanentes en jeu : celle des acteurs et celle de la caméra.
Certes, on pourrait arguer que le passage à la comédie musicale relevait de l’évidence pour le grand sorcier responsable du numéro musical de 1941 et de l’ouverture parfaite d’Indiana Jones et le Temple Maudit. Mais ce serait déjà le sous-estimer en mettant de côté le rapport profond de Spielberg à la musique et le simple fait que tous ses films sont construits en rythme, celui de l’émotion du spectateur, souvent guidé par son double musical, l’incomparable John Williams. Il faut se souvenir que la musique sert très souvent de moyen de communication chez Spielberg : un langage commun inter-espèces dans Rencontres du troisième type (1977), une danse de séduction dans Always (1989), un chant de marins qui unit les camarades des Dents de la mer (1975), une chanson qui rétablit le lien familial entre un père et une fille dans La Guerre des Mondes (2005), le chant de la Castafiore qui provoque le climax d’action dans Tintin (2011), et ainsi de suite.
Mais alors pourquoi West Side Story ? N’oublions pas que le film était à l’origine prévu pour sortir avant les élections américaines de 2020 et que ce n’était en rien le fruit du hasard. Spielberg veut influer à sa façon dans le domaine politique en parlant clairement des problèmes sociétaux que connaît son pays à travers des récits qui font office de reflet et de regard critique. Le fait qu’ils soient aussi souvent des films historiques est un trompe-l’œil. Ici, Spielberg traite donc de la question du racisme et des divisions communautaires à une époque où des enfants d’immigrés sont mis en cage et séparés de leurs parents par l’administration américaine. C’est là que les changements opérés, notamment par les dialogues de Tony Kushner, font précisément sens. Kushner est à la fois un spécialiste des questions politiques et des pièces de théâtre de Broadway puisqu’il cumule à lui seul les scénarios de Munich (2005), Lincoln (2012) et Angels in America (1991). Le résultat est à la fois évident et subtil. De l’évidence quand il remplace le personnage de Doc par celui de Valentina joué par Rita Moreno, déjà présente dans la version de Robert Wise dans le rôle d’Anita. De la subtilité quand il donne à un flic raciste le minimum de clairvoyance politique que les Jets et les Sharks ne peuvent pas avoir dans leur guerre des gangs : leur conflit ne fait que servir la gentrification de leur quartier et l’expulsion des deux camps, pauvres. Seules les classes dominantes, bourgeoises ou qui ont autorité sur eux en sortent gagnants. Une manière pour Spielberg de pointer directement la responsabilité du déchirement des classes les plus précaires sur l’État, incarné par la police et les ruines des travaux permanents du West Side. C’est dès le plan d’ouverture qu’on annonce le sujet, en montrant trois éléments primordiaux : d’abord, que le quartier est une montagne de gravats tout à fait assimilable à un terrain d’apocalypse. Ensuite, que les jets sortent littéralement de sous la terre, nés du champ de ruines précédent comme des rats prêts à se battre pour les dernières miettes d’espace vital (ce que Kushner faisait dire à Eric Bana dans Munich en s’adressant à un palestinien : « C’est vraiment ce que vous voulez, tout ce rien ? »). Enfin, que la construction en travaux vise un but précis affiché en plein cadre, la construction du futur Lincoln Center (dont on peut voir la fontaine dans le Ghostbusters de 1984). Un centre artistique prisé de la bourgeoisie américaine, qui avait accueilli une avant-première de… Bridge of Spies (2015), l’autre Spielberg situé dans les années 50 entièrement concentré sur des questions politiques et humanistes. Rien de tout cela n’existait chez Wise, et le film entier se découvre à cette aune, une suite d’idées originales qui font mouche et qui portent le récit sans jamais le démoder. La pertinence de cette approche se retrouve dans la pièce d’origine, elle-même une version modernisée de Roméo et Juliette (1597) de William Shakespeare. La structure reste plus ou moins la même, et pourtant les surprises sont omniprésentes.
Mis en valeur par la direction de la photographie parfaite de Janusz Kaminski, le casting aligne les révélations : Rachel Zegler joue une Maria authentique, Ariana DeBose épate en Anita et Rita Moreno peut sans craintes s’attendre à une nouvelle nomination avec sa reprise de « Somewhere ». Le fait même que les Sharks soient interprétés exclusivement par des latino-américains est une nouveauté qui était impensable à l’époque de Wise. Spielberg s’en sert à son avantage avec une invention de taille, en passant aisément un tiers du film avec des dialogues en espagnol non sous-titrés. Loin de bloquer la compréhension des dialogues, la langue latine apporte un niveau de lecture de plus au thème de la communication. Chez les Jets, le personnage de Anybodys est traditionnellement porté par une femme de type garçon manqué. Ici, sous les traits de Iris Menas, iel devient une lesbienne non-binaire qui pourrait paraître anachronique aux années 50, mais qui reflète légitimement la jeunesse actuelle et devrait donner matière à réfléchir à ceux qui voudraient limiter la langue à deux pronoms. Spielberg explore les divisions internes possibles au-delà de la couleur de peau : par le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, tout ce qui peut porter matière à exclure l’autre est montré comme un mal commun, une haine universelle dont on ne peut rompre le pouvoir qu’en sortant du cycle de mort auquel il aboutit toujours. Quand on sait à quel point les questions liées au genre et aux personnes trans polarisent les sociétés occidentales, Spielberg porte une fois de plus son courage à deux mains en prêchant toujours pour sa paroisse viscéralement humaniste : la vie avant tout.
West Side Story est un chef d’œuvre et un plaisir de cinéphile pour tous ceux qui n’opposent jamais la complexité du monde à sa beauté. Voilà pourquoi Spielberg continue d’être célébré à juste titre : parce qu’il est toujours capable de penser à tout à la fois et de traduire cet enchevêtrement d’idées chaotiques en termes de mise en scène à l’harmonie pure. Un grand film du patron, un de plus.
Maxime Solito


SPIELBERG À L’OUEST
Depuis les années 70, Spielberg dit avoir toujours rêvé de réaliser une comédie musicale et regretter que 1941 ne fasse pas honneur à ce genre si cher au réalisateur. Il aura fallu attendre 2014, l’année où il annonça vouloir mettre en chantier non pas un remake du célèbre film de Robert Wise mais une adaptation du livre original d’Arthur Laurents. Toutefois, l’annonce d’une nouvelle adaptation de West Side Story, il y a de cela sept ans avait déjà hérissé le poil des fanatiques du chef d’œuvre de 1961. Et puis il y a eu ces complications imprévues liées au COVID. Le film est ainsi repoussé à une date ultérieure. Doit-on y voir un signe de mauvais augure ? Que peut-on dire de cette seconde adaptation ou remake qui raconte grosso modo la même chose : une histoire de gang dans les années 50 sur fond de romance à la Roméo et Juliette. Spielberg n’a pas peur des challenges. On ne peut pas le nier, c’est un excellent faiseur qui n’a plus rien à prouver. Donc rien de surprenant qu’il filme avec grâce et respect, et avec une certaine dynamique cette histoire imaginée par Arthur Laurents et entraînée par le duo musical Leonard Bernstein / Stephen Sondheim, entremêlant différentes intrigues tout en resserrant constamment son histoire principale. Il faut l’avouer, il y a des moments que l’on peut qualifier aisément de réussite, lorsque Valentina (Rita Moreno) interprète « Somewhere », par exemple, est d’une intensité rare — et des moments forts avec une mise en scène propre au réalisateur comme l’ouverture du film qui est visuellement à couper le souffle. Pourtant, et avec grand regret, la sauce ne prend pas. Le film s’annonçait comme un grand divertissement avec un casting élégant, des décors pharaoniques, une reconstitution exemplaire, un scénario et des chansons connues de tous pour un final larmoyant à souhait.
Il faut le dire sans retenue, cette nouvelle adaptation est tout simplement ratée, partant des meilleures intentions pour aller droit dans le mur ou pire, au-delà du ridicule. Hollywood dans toute sa magnificence ! Car cette adaptation s’avère, a priori, bienvenue et commence plutôt bien malgré une simplicité scénaristique évidente. À partir de là, le spectateur, un tant soit peu éclairé va en prendre plein la gueule… D’incohérences de plus en plus énormes en maladresses par une mise en scène, certes jolie mais assez répétitive, d’une direction artistique peu originale en interprétation calamiteuse pour certains (Ansel Elgort), le long-métrage devient de plus en plus insupportable. Comédie musicale sur fond d’amourette et de guerre de territoire, le long-métrage n’est au final qu’un amalgame de clichés avec des décors qui sentent la naphtaline, des « blancs » et des portoricains qui se chamaillent pour bien mettre en évidence le choc des cultures. Un film qui n’apporte rien de nouveau, n’en déplaise à Spielberg qui souhaite, avec peu de subtilité, faire glisser des sujets d’actualités (dont MeToo) et des prises de position personnelles (comme son opposition au port d’armes). En plus d’infliger une histoire déjà relativement longue et lourde (2h30), une romance aussi dramatique sans cesse chantée perd toute sa crédibilité: « Je me balade, je suis amoureux, en colère, malheureux, je pisse, je baise et j’emmerde le monde, et puis je chante, tiens… » Oui voilà, bref, je chante. Et quand certains acteurs poussent avec brio la chansonnette (Rachel Zegler, Ariana DeBose …), d’autres sont tout bonnement mauvais (Ansel Elgort, oui encore lui) et l’ensemble reste foncièrement inégal, les chansons étant trop nombreuses et trop variées pour n’en retenir ne serait-ce qu’une. En définitif, Spielberg n’a pas réussi à donner un souffle nouveau à cette histoire qui avait pourtant bien réussi à faire date, faisant ainsi de son West Side Story un ratage navrant, soporifique, daté, quasi-impossible à voir jusqu’au bout. Il est encore plus dommage, connaissant le talent de tonton Steven à mettre en images ses histoires. Spielberg est complètement à l’ouest et c’est impardonnable.
Christopher Poulain
A la production : Steven Spielberg, Kristie Macosko Krieger & Kevin McCollum pour 20th Century Studios, Amblin et TSG Entertainment.
Derrière la caméra : Steven Spielberg (réalisation). Tony Kushner (scénario). Janusz Kaminski (chef opérateur). Gustavo Dudamel, David Newman, Matt Sullivan & Jeanine Tesori (musique).
A l’écran : Ansel Elgort, Rachel Zegler, Ariana DeBose, David Alvarez, Rita Moreno, Brian D’Arcy James, Corey Stoll, Mike Faist.
Sur Ciné + en : juillet/août 2023.