Vivarium avait a priori tout pour plaire : une bande-annonce hypnotique, une affiche racée, un pitch intriguant, un casting indé à souhait, etc. Bref, le jeune cinéaste irlandais Lorcan Finnegan disposait d’un tiercé gagnant capable d’emmener au septième ciel le spectateur échaudé par la nouvelle saison cinématographique. Ce premier long-métrage souffre malheureusement de n’être redevable qu’à un seul et unique concept séduisant en apparence, à savoir une allégorie critique de l’hyperconsommation de masse, mais sans doute trop court sur patte pour tenir la distance. Son réalisateur, un peu trop monomaniaque sur les bords, déballe ostensiblement ses trucs et astuces de mise en scène en croyant pouvoir berner des spectateurs qu’on espère avoir une mémoire pas aussi courte que ça…
Devenir propriétaire n’est une aubaine que lorsqu’on se croit dans un conte de fées. Les publicités insidieuses vous promettent une « vie idéale », une version fantasmée de la réalité à laquelle nous finissons par aspirer. Elle devient presque l’appât d’un piège dans lequel nombreux d’entre nous sont tombés. Une fois pris au piège, nous travaillons toute notre vie pour payer nos dettes.
LA VALLÉE DU BONHEUR
Gemma (Imogen Poots) et Tom (Jesse Eisenberg), un couple de trentenaires sur le point de se marier, cherchent à se confectionner un petit nid d’amour « ni trop loin, ni trop proche » de la ville. Leur maison idéale, ils la trouvent grâce à Martin (Jonathan Aris), un agent immobilier fringué comme un vendeur de Bibles en porte-à-porte, à mi-chemin entre Pee-Wee Herman et Crispin Glover, le père de Marty McFly dans la saga Retour vers le Futur (R. Zemeckis, 1985-1990). Direction Yonder, une banlieue pavillonnaire conçue sur mesure pour les familles modèles. Cette vallée du bonheur qu’on dirait toute droit sortie d’un tableau de Magritte, une influence graphique d’ailleurs ouvertement revendiquée par Finnegan, aura raison de la santé mentale de Tom et Gemma, devenus à leur insu des souris de laboratoire observées à la loupe jusqu’à ce que mort s’ensuive dans ce vivarium labyrinthique – inutile de sous-titrer quoi que ce soit… Le couple, nourri et logé à l’œil, croit survivre un temps à l’épreuve en élevant un garçonnet livré à domicile dans un carton (et dire qu’on croyait que ça poussait dans les choux !), une énième débâcle annoncée puisque le bambin semble sortir de la cuisse d’Hitler ou du moins de ses clones génétiquement modifiés (voir l’excellent Ces garçons qui venaient du Brésil réalisé par Franklin J. Schaffner en 1978). L’enfant capricieux, qui joue de ses cordes vocales comme un coucou module ses cris dans l’attente de la becquée – non décidément, non, on ne sous-titrera pas plus ici -, sème insidieusement la discorde entre Gemma et Tom, relégués en conséquence à des rôles genrés par une tradition patriarcale millénaire. A Gemma reviennent ainsi les pénibles tâches domestiques du quotidien, pendant que Tom remue inlassablement ses méninges mais aussi la terre du jardin, et creuse donc sa propre tombe, pour esquiver la vie de rêve qu’on lui avait vendue. Lorcan Finnegan, issu des arts graphiques, pourrait à partir de là composer une singulière parabole sur la parentalité vécue comme expérience intime d’une impénétrable altérité. L’enfant reproduit en effet le discours de ses aînés jusqu’à l’épuisement dans un paradigme mimétique absurde. Au lieu de ça, le réalisateur s’enfonce dans les ornières d’une critique conventionnelle de l’obsession consumériste contemporaine, gangrène d’une société post-industrielle qui, au cas où vous ne l’auriez jamais remarqué, capitalise indifféremment sur l’immobilier comme sur l’art de vivre de ses membres. Vivarium s’en prend de manière plutôt naïve aux archétypes du conformisme de classe sans jamais les remettre clairement en perspective ni avec la sociologie de « l’homo consumericus » ni avec les clauses du fameux contrat social.

© The Jokers Films

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UN CAUCHEMAR EN KIT
Vivarium sert surtout de prétexte à Finnegan pour réactiver les canons d’une esthétique déjà épuisée par ses pairs depuis au moins trente ans. On s’amusera donc à reconnaître ici et là des tropes empruntés au cinéma de John Carpenter, période Invasion Los Angeles (1987) et aux banlieues proprettes couleur pastel que filme Tim Burton depuis Edward aux mains d’argent (1990). La Yonder conçue par le jeune réalisateur se pare, elle, de teintes vert menthe qui infusent comme un poison toxique la psyché de ses habitants, pressurisés comme tant d’autres burbs (et coucou Joe Dante !) par l’injonction au bonheur. Le cinéaste laborantin croit sans doute explorer un territoire inexploré en mettant le rêve formaté d’une paisible existence pavillonnaire à l’épreuve de ses soubassements idéologiques, comme le fit autrefois avec brio Ira Levin dans son roman satirique Les Femmes de Stepford, par deux fois adapté sur grand écran. Après tout, Peter Medawar [biologiste britannique spécialiste de l’ immunologie, lauréat du Nobel de médecine en 1960, N.D.L.R.] nous avait prévenu : « un savant est quelqu’un qui raconte des histoires, simplement tenu de les vérifier ». Qu’à cela ne tienne : Finnegan retrousse les manches de sa blouse et tâte du tube à essai pour découvrir un peu tardivement qu’un emprunt bancaire ne vous garantira pas le bonheur. Le mode de vie vendu en kit par les agents immobiliers recèlerait donc un abominable conformisme hygiéniste – une maladie du XXe siècle déjà portée à l’écran par Todd Haynes dans Safe (1995) – ? Finnegan filme pour sa part deux acteurs bien réels rapportés à leurs propres limites physiques dans un microcosme cauchemardesque, un monde qui fait bande à part. Vivarium nous donne en effet la désagréable impression de vivre dans un mauvais film auquel nous n’arrivons plus vraiment à croire. Imogen Poots et Jesse Eisenberg cherchent ainsi par tous les moyens à déserter la « situation optique et sonore pure » qu’ils habitent sans grande conviction. Ce monde insipide conçu par un « cerveau moderne » séduit d’autant plus qu’il use avant l’heure des corps jeunes et fatigués pris en étau dans une tragédie moderne autrefois mise en scène par Antonioni – on se référera notamment au Cri (1957) et au Désert rouge (1964). Finnegan déconstruit-il pour autant les mécanismes à l’œuvre dans l’interminable publicité érigée en mode de vie ?
Son Vivarium explore artificiellement l’envers du mythe en racontant une succession d’événements surréférencés – le film convoque ici Lynch et La Quatrième Dimension– derrière lesquels le narrateur espère en vain se masquer pour donner le change. L’horizon sans fin qui s’offre à la vue de Tom perché sur le toit de sa maison n’offre ainsi à nos yeux qu’une interminable répétition des mêmes schèmes, sans nuance ni variation, jusqu’à l’épuisement. Le film en perd d’autant plus sa capacité d’implosion, condamné à fabriquer vaguement des rapports entre les choses dans l’espoir de « faire cinéma ». Finnegan se contente d’illustrer sa « rébellion sans cause » par la métaphore picturale dans un espace périurbain virtuel où décidément personne ne comprend ce qui lui arrive. Et pourtant, nul doute que Yonder ne recèle une profondeur incommensurable. Une fois arrivée à son extrême fin, on regrette de ne la voir se renvoyer qu’à elle-même et ainsi nous laisser avec nos espoirs, nos illusions et nos regrets. En attendant, laissons donc Lorcan Finnegan regarder seul avec une « passion esthétique les paysages [qu’il a] d’abord vus en rêves ».

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Nous sommes hantés, non par la réalité, mais par les images que nous avons glissées à la place de la réalité.
Vivarium (2020 – États-Unis, Irlande, Danemark et Belgique) ; Réalisation : Peter Berg. Scénario : Garret Stanley. Avec : Jesse Eisenberg, Imogen Poots, Jonathan Iris, Eanna Hardwicke, Danielle Ryan, Olga Wehrly, Molly McCann, Shana Hart et Senan Jennings. Musique : Kristian Eidnes Andersen. Chef opérateur : MacGregor. Production : Brendan McCarthy, John McDonnell, Jean-Yves Roubin, Alexander Brondsted et Antonio Tublen – Fantastic Films et XYZ Films. Durée : 97 minutes.
En salle le 11 mars 2020.
Copyright photo de couverture : The Jokers Films.