La Vengeance d’un acteur, de Kon Ichikawa (1963), est à ranger dans la catégorie des films qui déconcertent au premier abord et fascinent au second. Afin d’en goûter toute la saveur, il demande toutefois quelques explications préliminaires. Or donc…
… Revêtons notre costume de Monsieur Je-sais-tout et allons-y. La Vengeance d’un acteur de Kon Ichikawa est le remake d’une trilogie réalisée en 1935 par Teinosuke Kinugasa. L’histoire, qui avait tout d’abord paru dans la presse sous forme de feuilleton, raconte comment un onnagata, un acteur de théâtre spécialisé dans les rôles féminins, va se venger d’un magistrat et de vils marchands qui ont ruiné ses parents et les ont conduits au suicide. L’adaptation cinématographique de ce mélo populaire, avec Kazuo Hasegawa qui tenait à la fois les rôles de l’acteur travesti, de la mère de l’acteur et du bandit de grand chemin, était gage de succès. Hasegawa, qui avait alors vingt-huit ans, était en effet la plus grande star dans le genre jidai-geki, autrement dit et pour aller vite, les films de samouraïs avec force bastons au sabre (notez bien ce détail, on en reparlera plus tard). Mais avant de se produire devant une caméra, Hasegawa avait été – tout comme le réalisateur et le personnage principal du film -, acteur de kabuki.
QUESTIONS DE KABUKI
Le kabukoi ? Le kabuki est, avec le nô et le bunraku, l’un des trois grands genres théâtraux nippons. Le bunraku est un théâtre de marionnettes ; le nô est constitué de drames poétiques et musicaux en deux actes où tous les rôles sont interprétés par des hommes portant des masques ; le kabuki raconte des histoires épiques en cinq actes agrémentés de nombreux coups de théâtre et dotés de mises en scènes souvent spectaculaires. Là aussi, les rôles sont joués par des hommes ; mais contrairement au nô, leurs visages sont apparents quoique fort maquillés. Les trois bobines de La Vengeance d’un acteur de Keinosuke Kinugasa firent un triomphe dans les années 30. En 1962, les studios Daiei demandèrent à Kon Ichikawa de réaliser un remake de La Vengeance d’un acteur avec le même interprète que précédemment, Kazuo Hasegawa. Lequel ne tiendra ici, pour son trois-centième et avant-dernier film de sa carrière, que deux rôles, ceux de l’acteur travesti et du bandit de grand chemin. Ce tire-laine, espèce de Robin des bois qui détrousse les riches au profit des pauvres, peut avoir n’importe quel âge. Pas de problème. Mais comment un acteur de cinquante-cinq ans peut-il interpréter un rôle de jeune premier incarnant une jeune femme ? N’est-ce pas un tantinet ridicule ? Eh bien non. Dans la tradition théâtrale japonaise, un acteur de quatre-vingt-quatre ans et demi peut tout à fait se glisser dans la peau d’un personnage féminin de vingt ans, personne ne sera choqué. Car seuls comptent la qualité de la diction, des mouvements, des expressions, autrement dit la qualité du jeu. C’est ainsi que Hasegawa endossa pour la seconde fois le rôle de cet acteur travesti assoiffé de vengeance. Et grâce au metteur en scène, cette histoire bien connue des Japonais prit une forme totalement nouvelle tout en respectant les fondamentaux, les passages obligés.

© Daiei Studios

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LA VENGEANCE D’UN RÉALISATEUR
En effet, Kon Ichikawa et son épouse scénariste attitrée respectèrent point par point l’intrigue initiale. Seules furent éliminées les scènes de foule ainsi que celles, destinées à fournir du commentaire explicatif, qui se passent dans des restaurants. Kon Ichikawa visait à l’épure et y parvint en transformant un mélo à deux yens en une fresque inspirée, digne de Shakespeare. Et comme chez le dramaturge grand-breton, on trouve dans La Vengeance d’un acteur du drame, de la comédie et de l’action. Sauf que les combats de sabre (rappelons que Kazuo Hasegawa était un expert dans l’art de découper ses congénères en rondelles) seront nocturnes ; on n’entreverra guère que l’éclat des armes, et de fugaces lumières sur les visages des personnages. C’était là, peut-être, une manière pour le réalisateur de se venger des studios qui lui imposèrent de tourner ce remake. « Vous voulez des combats de sabre avec un acteur spécialiste du genre ? OK mais à ma façon. » La comédie, elle, sera assurée par le bandit de grand chemin (également interprété, souvenez-vous, par Kazuo Hasegawa). Quant au drame, il sera magnifié par l’emploi du CinémaScope. Des images étirées aux couleurs intenses, idéales pour restituer la longue scène d’un théâtre de kabuki. Et quand ce format se révélera inutile voire encombrant, dans le cas de deux personnages discutant dans une pièce, par exemple, Ichikawa les isolera, les cernera par l’obscurité. Ils surgiront alors dans une mince bande de lumière verticale apparaissant sur un côté de l’écran dans d’élégantes constructions géométriques, magnifiques. On pensera alors à l’Éloge de l’ombre de Junichiro Tanizaki, dont Ichikawa avait adapté La Confession impudique en 1959 sous le titre L’Étrange obsession. Ces plans extra-larges plongés dans l’ombre alterneront avec des gros plans sur les visages s’inspirant directement des portraits d’acteurs gravés au XIXe siècle par Sharaku. Tradition, modernité, références en cascades.

© Daiei Studios

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QUESTIONS DE GENRES
La musique, elle aussi, entièrement composée par Yasushi Akutagawa, fait le grand écart à coups de citations : on entend d’abord des mélodies de type traditionnel – à cela rien de surprenant – puis, à d’autres moments, quand le personnage principal marche dans la rue, une musique de jazz cool à la Miles Davis ou Gerry Mulligan. Le contraste est saisissant ! Et ce n’est pas fini : quand il rejoint celle qu’il a décidé de séduire pour accomplir sa vengeance, la musique devient romance de film américain dans le genre An Affair To Remember (Elle et Lui, 1957) de Leo McCarey avec Cary Grant et Deborah Kerr ! On voit par là qu’Ichikawa aimait le mélange des genres. Certains commentateurs européens et américains ont d’ailleurs cru bon d’évoquer la question du transgenre au prétexte que l’acteur travesti reste habillé en femme dans sa vie quotidienne et continue de parler avec une voix aigue. Est-il pertinent de coller nos préoccupations actuelles et occidentales sur un film japonais des années 60 ? Sûrement pas. D’autant plus que cette permanence du déguisement de l’acteur était déjà présente dans la première version filmée de 1935. La question du genre au Japon n’a rien de commun avec cette même question telle qu’elle se pose sous nos cieux. L’histoire du kabuki est d’ailleurs révélatrice : à ses débuts, ce théâtre était pratiqué par des actrices qui parfois se grimaient en hommes et des acteurs qui parfois se grimaient en femme, sans que personne ne se pose d’insondables questions.
Ce qui est pertinent, en revanche, c’est le constant mélange entre théâtre et vie quotidienne, entre fiction et réalité. Et les réflexions du bandit de grand chemin qui commente l’action se déroulant sous nos yeux (elles sont déjà présentes dans la première version) ne sont pas là pour simplifier les choses. La Vengeance d’un acteur de Kon Ichikawa est un film en tous points fascinant, un drame somptueusement filmé aux accents shakespeariens empli de zones d’ombres et de coups de sabre étincelants, d’étreintes et de bruits feutrés, de bruit et de fureur contenus. Une bobine à ne pas manquer, surtout depuis qu’elle est disponible sur une très belle galette réalisée soigneusement par les éditions Rimini. Le DVD propose notamment deux bonus fort intéressants : le film décrypté par Bastian Meiresonne, auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma asiatique (31 minutes), et Un siècle de cinéma japonais par Nagisa Oshima (52 minutes).

© Carlotta Films
La Vengeance d’un acteur (Yukinojô henge, 1963 – Japon) ; Réalisation : Kon Ichikawa. Scénario : Daisuke Itô, Teinosuke Kinugasa et Natto Wada d’après une idée d’Otokichi Mikami. Avec : Kazuo Hasegawa, Ayako Wakao, Fujiko Yamamoto, Eiji Funakoshi, Narutoshi Hayashi, Eijirô Yanagi, Chusha Ichikawa, Ganjirô Nakamura, Raizô Ichikawa, Saburô Date, Jun Hamamura, Shintaro Katsu, Toshio Chiba, Yutaka Nakayama, Chitose Maki, Kôichi Mizuahara, Kikue Môri, Eigorô Onoe, Yoshi Katô, Tokio Oki, Shirô Ôtsuji, Masayoshi Kikuno, Hajime Koshikawa, Akira Shiga, Gen Kimura, Takeo Inoue, Takeshi Yabuya, Jun Arimura, Akira Konami et Keiko Koyanagi. Chef opérateur : Setsuo Kobayashi. Musique : Masao Yagi, Tamekichi Mochizuki et Yasushi Akutagawa. Production : Masaichi Nagata – Daiei Studios. Format : 2.35:1. Durée : 115 minutes.
Sortie originale au Japon le 13 avril 1963 puis le 29 avril 1975 en France/ Reprise le 11 novembre 2020.
Copyright photo de couverture : Daiei Studios/Carlotta Films/Gone Hollywood.
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