A en croire une partie de la critique française, Une vie cachée devrait nous convaincre du retour en fanfare (et en pleine forme) de Terrence Malick sur les sentiers de la narration, après avoir pratiqué le hors-piste depuis bientôt dix ans maintenant. Quelques trois heures de paysages tyroliens agrémentés d’un prêchi-prêcha mystique rythmé par des tintements de cloches ne suffiront pourtant pas à nous convaincre de la bonne santé du monsieur, définitivement perdu dans les hautes sphères de l’esprit dont il ne se résout à pas à s’extraire pour apporter le feu aux hommes, contrairement à un certain Zarathoustra…
LA PASTORALE AUTRICHIENNE
Franz Jägerstätter (August Diehl), modeste fermier autrichien d’une trentaine d’années, vit bien tranquillement perché là-haut dans ses montagnes tyroliennes avec sa femme, Fani (Valerie Pachner), et ses trois filles. Les ennuis commencent à arriver en 1939 lorsqu’il refuse de prêter allégeance à un certain petit bonhomme moustachu et hargneux prénommé Adolf. « L’idéologie satanique et païenne » du Nazisme, très peu pour lui ! Franz préfère la lecture silencieuse des Évangiles dans les verts pâturages qui bordent la communauté de Sainte-Radegonde où son entêtement commence à faire sérieusement jaser les villageois. Parce qu’au fond, ça ne pose pas vraiment problème à grand monde qu’il ne partage pas les vues du Führer – oui, quand on vit en altitude, ça élargit la perspective – , mais il pourrait quand même faire preuve d’un peu de bonne foi ! Faut-il lui rappeler que ses concitoyens ont en grande majorité plébiscité le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne un an plus tôt ? Pire, Franz, désormais ostracisé, refuse de s’enrôler dans la Wehrmacht en février 1943. Ce pas de côté lui vaut de se retrouver en prison pendant six mois au terme desquels on le condamne à mort, une sentence annulée par la cour de Berlin en 1997 – on appréciera le sens du timing ! Jägerstätter, résistant méconnu de la première heure, officiellement déclaré martyr par l’Église catholique, sera béatifié en 2007 par Benoît XVI. Ite missa est, la messe est dite !
Récemment – j’insiste, tout récemment – j’ai travaillé sans scénario et j’en suis revenu. Le dernier film que nous avons tourné [Une vie cachée, donc], et que nous sommes en train de monter, suit cette fois une narration très bien agencée. Ça représente beaucoup de pression de travailler sans scénario parce que vous pouvez vous égarer en cours de route. C’est dans ce cas très difficile de coordonner ses efforts avec l’équipe du film. Les chefs décorateurs et les régisseurs arrivent le matin sans savoir où ni même ce qu’on va tourner. Si on l’a fait, c’était pour essayer de capturer des instants de spontanéité et de liberté.
De cette bien triste histoire vraie Terrence Malick, touché par la grâce sur ses vieux jours, entend tirer une allégorie sur une société assujettie aux forces du Mal, honorable ambition soit dit en passant. On lui saura gré avant tout de ne pas avoir sortir l’artillerie lourde hollywoodienne pour recontextualiser son sujet. Non, non, ça ne serait vraiment pas très bien connaître le monsieur. Un montage d’images d’archives de l’Anschluss – prononcez « anchlousse » – nous donne un aperçu intéressant du très peu de défiance des autrichiens à l’encontre de son voisin allemand à la fin des années 30. Une fois la température prise, la caméra nous embarque ensuite sur les cimes tyroliennes pour un trip mystique de trois heures au grand angle, dont l’usage abusif revient à Jörd Widmer, l’homme à la caméra chez Malick depuis une bonne quinzaine d’années. Si la méthode s’avère éprouvante pour le spectateur, les acteurs, eux, se prêtent au jeu plutôt docilement pendant des prises longues d’une vingtaine de minutes durant lesquelles on ne leur donne guère l’occasion de faire montre de l’étendue de leur talent.

© Iris Productions Inc.
Mais où est Terry ? C’est la question qu’on s’est posé à Cannes cette année après les six minutes de standing ovationque lui réservaient les festivaliers bien naïfs. Car le cinéaste a fait de ce petit jeu sa marque de fabrique, véritable casse-tête pour les équipes de marketing à Hollywood où de toute façon, on ne reconnaîtrait même pas sa trombine. Malick ne tient pas vraiment à s’embarrasser de ces contingences, trop occupé qu’il est à capter l’essence invisible du monde et de ce qui le fait tourner – après tout, c’est son boulot, non ? On peine quand même à croire que trois longues années lui étaient absolument nécessaires pour remettre de l’ordre dans ses rushs. Pour preuve (de mauvaise foi, certes), deux de ses acteurs n’en verront jamais le final cut, les regrettés Michael Nyqvist et Bruno Ganz, disparus respectivement en 2017 et en février 2019. Quant aux spectateurs abandonnés en chemin par le cinéaste – disons au moins depuis Le Nouveau Monde(2005) -, on peut être sûr de ne guère vous décevoir en vous prévenant que Terry apose une fois encore sa « patoune » un peu partout dans cet énième opus traversé de long en large (et presque en travers) par une voix off, de la musique sacrée (on dit merci qui ? Merci Handel !), des mains qui caressent des épis de blé, des feuilles frémissantes au vent, etc. Le cinéaste compose à sa sauce une pastorale toute pittoresque faite de prés verdoyants, d’oiseaux qui gazouillent, de chansons de bergères, de jeux innocents, etc. Tendez un peu l’oreille et vous reconnaitrez quelques-uns des motifs de la 6e de Beethoven ! Une vie cachée épuise pourtant très vite son registre bucolique pour adopter un ton plus élégiaque. Malick use en effet des archétypes de la forme poétique pour mettre en scène ses rêveries de promeneur solitaire en butte à un monde où « on tue des innocents. On envahit d’autres pays. On s’attaque aux faibles ». Le cinéaste tire bien naïvement la carte de la ressemblance/coïncidence avec des personnes existantes ou ayant existé pour nous inviter à nous interroger sur des questions existentielles, universelles, inédites… Bref un prêchi-prêcha que voici que voilà : « Les gens ne reconnaissent-ils pas le mal quand ils le voient ? Ai-je le droit de ne pas faire ce qui est juste ? »… Le panthéisme bien naïf de Terry l’ascète se met au service du combat spirituel d’un homme qui donne, donne, et donne tant que Dieu devrait forcément le lui rendre en retour… Ou pas !
Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus.
TERRY L’ASCÈTE
Malick entend se faire l’éxégète d’une vie cachée qui seule permet de communiquer avec Dieu, ou du moins de l’entendre lorsqu’il gronde dans le fracas du tonnerre ou qu’il trouve à s’incarner dans la voix de son épouse, par exemple. Ce seront plus tard les lourdes chaînes de l’(in)justice qui réduiront ce dialogue au silence. Terry l’ascète articule ainsi son film comme une (bien trop) longue prière psalmodiée en voix off par Franz, brebis égarée « au bord du fleuve de la vie » le long duquel il aspire à marcher aux côtés de son divin berger. Si ce dernier n’aura jamais peint « un vrai Christ » comme il en émettait le souhait dans sa jeunesse, son sens évident de la justice et du sacrifice lui serviront en dernier recours de profession de foi face à un substitut de Ponce Pilate, le juge Lueben.
Le personnage, incarné par Bruno Ganz, le somme de renoncer pour de bon tant qu’il lui reste une chance d’éviter ce suicide insensé. Face à lui, Franz, figure christique torturée, humiliée, mais libérée, préfère « la mort de la lumière » plutôt que « d’assassiner et de piller des gens qui défendent leur propre patrie, simplement pour aider un pouvoir antireligieux à obtenir la victoire et à établir un empire mondial… Sans foi en Dieu ». Son choix du libre-arbitre engage donc une grande responsabilité morale nécessaire pour paver de bonnes intentions son chemin de croix … Et le calvaire du spectateur ! Pour le reste, sociologues, historiens, universitaires et autres commentateurs pontifiants se feront un grand plaisir de palabrer sur les mille et une couches de sous-textes dont Terry recouvre son mille-feuille indigeste, prologue à la vie de Jésus qu’il tourne actuellement sous le titre énigmatique (comme à son habitude) de The Last Planet. Espérons seulement qu’il le tourne en latin, car comme le chantait l’ami Brassens, sans lui, qu’est-ce que la messe nous em***** !

© DR
Une vie cachée (A hidden life, 2019 – Allemagne et USA) ; Réalisation et scénario : Terrence Malick. Avec : Auguste Diehl, Valerie Pachner, Maria Simon, Tobias Moretti, Bruno Ganz, Matthias Schoenaerts, Karin, Neuhaüser et Ulrich Matthes. Chef opérateur : Jörg Widmer. Musique : James Newton Howard. Production : Josh Jeter, Grant Hill, Dario Bergesio, Elisabeth Bentley et Jini Durr. Format : 2,35:1. Durée : 174 minutes.
En salle le 11 décembre 2019.
Copyright illustration en couverture : Getty Images/InsideHook.
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