Huit belges, un nazi et un congolais cohabitent dans un sous-marin allemand. La recette donnerait tout au mieux sur nos écrans une énième comédie franchouillarde consensuelle agrémentée de grandes leçons moralisatrices au nom du récit national. Chez nos amis flamands, elle sert en revanche de prétexte à une variation satirique autour d’un épisode méconnu de l’Histoire sans lequel « toute la face du monde aurait changé ». C’est en effet ce que nous promet l’affiche de Torpedo, renommé U-235 dans nos contrées, sans doute par peur de s’emmêler les pinceaux avec un road-movie ringard du même nom sorti en 2012. Sven Huybrechts, son réalisateur, peut s’enorgueillir d’apporter la première contribution flamande à un genre cinématographique de niche ultra-codifié, le film de sous-marin.
Les grands classiques du répertoire – parmi lesquels on citera au hasard A la poursuite d’Octobre Rouge (J. McTiernan, 1990) ou encore Das Boot (W. Petersen, 1981) – évoquent le plus souvent aux novices des dialogues truffés d’un jargon technique abscons, des personnages de gros tatoués en uniformes et des intrigues géopolitiques sans grand intérêt pour le commun des mortels. Loin de nager dans les mêmes eaux que Kursk (T. Vinterberg, 2018) et Le Chant du Loup (A. Baudry, 2019), témoins récents d’un revival inespéré du genre après un passage à vide au tournant des années 2000, comme en témoignent les œuvres de Jonathan Mostow (U-571, 2000) puis Kathryn Bigelow (K-19, 2002), U-235 renoue avec le néo-classicisme d’un Spielberg période Indiana Jones et l’irrévérence iconoclaste des Inglorious Basterds de Tarantino, d’ailleurs autrefois lui-même dialoguiste non-crédité à bord de l’USS Alabama de Tony Scott en 1995.
L’URANIUM 235
Au commencement était un déchet industriel sans grande valeur, l’uranium, exploité dans les mines du Congo belge jusqu’à la fin des années 30 pour en extraire le radium, dont les propriétés thérapeutiques venaient d’être mises en évidence au début du XXe siècle par les époux Curie. Alors que l’Allemagne nazie se prépare à envahir la Pologne, des savants berlinois découvrent que la fission de l’uranium 235 provoque un dégagement d’énergie jusqu’ici insoupçonné, capable de réchauffer les foyers teutons comme de raser des villes entières. Hitler se met soudainement à convoiter une matière a priori insignifiante qui pourrait pourtant bien l’aider à concrétiser son rêve d’un « Reich millénaire ». Ses troupes s’empressent de faire main basse sur la seule mine d’uranium à leur disposition en Tchécoslovaquie, donnant ainsi le coup d’envoi de l’Uranprojekt chapoté par la Wehrmacht. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est un réfugié juif allemand, Albert Einstein – d’ailleurs auparavant passé par la Belgique – qui alerte par voie postale le président Roosevelt que « des bombes d’un genre nouveau et d’une extrême puissance pourraient être construites » au pays des bottes cirées. F.D.R. charge alors sans conviction un Comité consultatif pour l’uranium de rassurer la petite communauté de scientifiques américains inquiets par les rumeurs en provenance d’Europe. Et pour cause, même Heisenberg, « le Juif blanc de la science » selon ses employeurs nazis, retarde la conception d’un réacteur nucléaire en Allemagne, tant la crainte des catastrophes à venir lui donne des cheveux blancs. Einstein et ses amis n’obtiennent satisfaction du gouvernement qu’à partir de 1942 lorsque Roosevelt se donne enfin les grands moyens pour botter les fesses des nazis et de leurs alliés nippons. Le modeste comité occupe désormais une place cruciale dans cette véritable course à la fission menée conjointement par les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni sous la bannière du Projet Manhattan. C’est à New York que les trois puissances vont trouver un allié de taille en la personne d’Edgar Sengier, un ingénieur belge à la tête d’une filiale de l’Union Minière du Congo. Par chance pour les trois nations mais avant tout par précaution – Sengier avait été prévenu de la dangerosité de sa matière première par des scientifiques britanniques -, notre personnage devient l’homme de la situation grâce à ses 1000 tonnes d’uranium entreposées depuis 1939 à Staten Island dans l’indifférence la plus totale. « J’attendais votre visite » : l’armée lui fait les yeux doux pour remettre à flot sa mine congolaise désaffectée, et ainsi disposer d’une quantité suffisante de matière pour mettre au monde Little Boy, le bourreau d’Hiroshima.


POUR UNE POIGNÉE DE SALOPARDS
Voilà donc, pour la grande Histoire. La petite, c’est celle dont s’occupent Sven Huybrechts et son scénariste Johan Horemans avec leur film, U-235. Le duo biberonné au cinéma d’aventure spielbergien conçoit sur le papier une grande épopée de fiction traversée de part en part d’un souffle épique à la David Lean, de la brutalité viscérale de Robert Aldrich, et du cool tarantinien, préalablement évidé de son narcissisme cinéphile. Et en effet, leur scénario emprunte pêle-mêle sans rougir – à près tout, pourquoi devrait-il s’en cacher ? – des tropes aux Aventuriers de l’Arche Perdue (1981), aux Douze Salopards (1967) et à leurs rejetons « peu glorieux ». Ici, les bâtards répondent au sobriquet de « moutons noirs », ces créatures en apparence innocentes qui ne se laissent pourtant pas tondre pour un sou. La preuve, le troupeau s’est fait une spécialité de la chasse aux loups. Mieux, ils les traquent en meute dans les forêts allemandes. Et pour couronner le tout, ces Inglourious Basterds à la sauce flamande préfèrent les bonnes vieilles pétarades des tromblons aux raffinements du scalp et de la batte de baseball. « Nous, tout ce qui nous intéresse, c’est de tuer du schleu ! ». CQFD. La mission qui les attend au Congo belge ne s’annonce guère comme un sinécure pour le commando de tête brûlées : convoyer secrètement aux États-Unis un chargement d’uranium à bord d’un sous-marin allemand sous les ordres d’un « salaud de nazi », seul capable de piloter un tel engin. Confortablement posté derrière son combo, Sven Huybrechts déjoue nos attentes dans la mise en scène de son dispositif subaquatique. Loin d’en exploiter la dimension phobique, le cinéaste passe les frustrations et névroses de ses personnages à l’épreuve de la « cocotte-minute », révélant ainsi la part d’ombre de ses loyaux soldats bas du front. Son U-Boot plonge en effet dans les eaux troubles du racisme et de la misogynie d’une époque où on ne s’offusquait pas encore de renvoyer les femmes aux fourneaux et les congolais à leurs mines. Loin d’être la joyeuse uchronie décomplexée promise par la bande-annonce, U-235 nous acoquine avec une poignée de salopards dont la balourdise veille Flandres confine avec le ridicule. Ainsi s’amusera-t-on de la maladresse d’un troufion incapable de tirer une chasse d’eau sans attirer l’attention de l’ennemi, comme de la cohabitation forcée entre un congolais et un belge qui lui refuse de partager sa couchette. Ces quelques nécessaires recontextualisations ne dévient pas pour autant U-235 de sa trajectoire initiale, à savoir celle d’un film de guerre et d’aventure porté par de grandes séquences spectaculaires. Malgré un budget dérisoire pour de si hautes ambitions, la mise en scène fonce tête baissée dans un déluge d’explosions spectaculaires pour en mettre pleins les mirettes à son spectateur, et donc lui épargner les effusions de sang graphiques auxquelles nous ont habitué les productions du même acabit. Le gang de brebis galeuses éparpille indifféremment les corps comme les navires sur terre et sous mer « par petits bouts façon puzzle » aux quatre coins de l’écran, quitte à verser dans la surenchère. Qu’importe la taille du calibre, pourvu qu’à l’arrivée, on prenne notre pied ! Les fusils dégomment de gigantesques navires. Les gros canons dézinguent les coucous. Ainsi la force de frappe abolit-elle les ordres de grandeur. Si U-235 vaut enfin le détour, c’est aussi parce que le film fleure bon la madeleine de Proust cinéphile dans sa capacité à renouer en toute décontraction avec les archétypes de son genre : des nazis vicelards comme jamais, des héros intrépides capables de braver les éléments, une bande originale symphonique parcourue de cuivres et de percussions à vous regonfler le moral à bloc… D’aucuns reprocheront à Sven Huybrechts ces poncifs quasi incontournables, certes. Mais ô combien devient-il rare de voir un réalisateur prendre plaisir à revisiter ses classiques en notre compagnie avec l’innocence feinte du cinéphile confirmé.
A la production : Kobe Van Steenberghe, Hendrik Verthé, Nabil Ben Yadir, Oliver Mallia, Benoit Roland, Chantal van der Horst, Michel Vandewalle et Yves Van De Paer pour A Team Productions.
Derrière la caméra : Sven Huybrechts (réalisation). Sven Huybrechts et Johan Horemans (scénario). Robrecht Heyvaert et Kobe Van Steenberghe (chefs opérateurs). Hannes De Maeyer (musique).
A l’écran : Koen De Bouw, Thure Riefenstein, Ella-June Henrard, Joren Seldeslachts, Sven De Ridder, Stefan Perceval, Bert Haelvoet, Rudy Mukendi..
En VOD le : 2 avril 2020.