Pourquoi ? C’est la question qu’on ne peut s’empêcher de se poser pendant le générique de fin de Tom et Jerry. Pourquoi avoir cru un seul instant qu’un produit déjà frelaté parce qu’essentiellement formaté pour vendre des peluches et des abonnements à une plateforme pouvait prétendre rivaliser avec une poignée de chefs d’œuvre vieux de quatre-vingt ans ? Pourquoi avoir accordé une once de confiance à un studio désormais trop occupé à rajeunir son audience en exploitant éhontément son catalogue ? Oui, nous avons flanché. Et oui, nous l’avons regretté. La punition aura duré une centaine de minutes.
QUI VEUT LA PEAU DE TOM ET JERRY ?
Faut-il encore présenter Tom et Jerry ? Gageons que oui, surtout parce il convient de nommer à nouveau une bonne distribution comme le veut une vieille tradition hollywoodienne. Nés de la rencontre entre William Hanna et Joseph Barbera à la MGM dans les années 40, Tom, le chat gris hargneux mais benêt, et son tortionnaire Jerry, une petite souris marron facétieuse, comptent parmi les duos les plus explosifs de l’histoire de l’animation. « Meilleurs ennemis du monde » comme le souligne si bien Philippe Dana (Au pays des toons, éd. Kero, 2020), le félin et le rongeur passent le plus clair de leur temps à s’envoyer dans les pattes toutes sortes d’objets contondants à défaut de pouvoir cohabiter dans un même espace, qu’il s’agisse d’un jardin, d’une maison ou d’une ville toute entière. Aiguilles, couteaux et marteaux deviennent ainsi entre leurs mains les instruments d’une démonstration de sadisme jubilatoire. Promis à une éternelle régénérescence, le corps de Tom ne cesse de subir des sévices plus cruels les uns que les autres – électrocution, vivisection, ébouillantage, etc. – sans jamais parvenir à ingérer ou même digérer Jerry. Pas moins de sept Oscars récompenseront en dix-huit ans l’imagination féconde du tandem Hanna-Barbera, lui-même secondé par une équipe de talents prodigieux – dont le génial compositeur Scott Bradley – jusqu’à la fermeture du département animation de la MGM en 1957. S’ensuivra une très longue période d’égarements artistiques et de revivals douteux au cours duquel Tom et Jerry passeront notamment entre les mains de Gene Deitch, un animateur américain expatrié à Prague – auquel Tim Story, réalisateur des nouvelles aventures du tandem, dédie son film -, puis de Chuck Jones, mais hélas sans grand éclat. Au tournant des années 90, Hanna et Barbera ont la bonne mauvaise idée de vendre leur studio au magnat des médias américains Ted Turner. Ce dernier devient alors en effet l’heureux propriétaire d’une flopée de cartoons iconiques (Tom et Jerry donc, mais aussi Les Pierrafeu, Scoubidou ou encore Les fou du volant) qui viennent ainsi enrichir la grille de programmes de sa nouvelle chaîne câblée, Cartoon Network. Les embrouilles commencent en 1992 lorsque Turner Entertainment se pique de faire parler Tom et Jerry sur grand écran pour concurrencer les longs-métrages d’animation des studios Disney entrés depuis peu dans la course aux Oscars. Le résultat s’avère bien sûr désastreux entre un scénario étrangement identique aux Aventures de Bernard et Bianca et une épouvantable bande originale de Henry Mancini ponctuée de chansons niaises au possible. Le rachat de Turner Entertainment par Time Warner en 1996 plonge les fans de Tom, Jerry et des vieux cartoons dans un abîme de douleur.
Inspiré par le succès d’une publicité pour Nike qui réunissait sur petit écran Bugs Bunny et Michael Jordan en 1992, le studio décide de produire à grands frais un long-métrage mêlant animation traditionnelle et prises de vue réelles. Sous la houlette du clippeur Joe Pytka, Space Jam passe au shaker les Looney Tunes, la Jordanmania et la culture hip-hop en reprenant la recette de Qui veut la peau de Roger Rabbit (R. Zemeckis, 1988). Ce drôle d’objet culte, certes encore aujourd’hui difficilement identifiable, inaugure l’ère de la modernité chez Warner Bros. Animation qui espère ainsi battre Disney sur son propre terrain. Warner souhaite désormais capitaliser sur son impressionnant catalogue en produisant à la chaîne courts et longs-métrages d’animation à destination d’un jeune, voire très jeune public. Aussi Joe Dante, proche de Chuck Jones, reçoit-il une fin de non-recevoir lorsqu’il émet le souhait de rendre hommage aux pères fondateurs des Looney Tunes dans un biopic traditionnel annoncé comme « Les Affranchis de l’histoire de l’animation ». Le tournage des Looney Tunes passent à l’action (2005) lui laissera un goût amer en bouche et beaucoup de ressentiment à l’encontre de la Warner. Entre deux projets avortés – dont une parodie de film de casse façon Nouvelle Vague scénarisée par Max Landis – le studio trouve enfin l’occasion rêvée de produire à nouveau de très courts cartoons dans le cadre du lancement de sa plateforme, HBO Max. Les Looney Tunes envahissent cette fois smartphones et tablettes dans une version aseptisée sans armes à feu. Warner tente carrément de faire table rase du passé avec Scooby ! (2020), une origin story en images de synthèse désincarnées qui ne parvient pas à faire oublier la désastreuse sortie de route des deux live actions produits au tournant des années 2000. Le même triste sort attendait irrévocablement Tom et Jerry, aujourd’hui vedettes d’un long-métrage hybride – et puéril – qui permet au studio de prendre la température avant de révéler la suite de Space Jam l’été prochain.

© Warner Bros. Entertainment Inc.

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ÇA TOURNE À MANHATTAN
Après avoir visité une première fois Manhattan en simple touriste dans un merveilleux court-métrage réalisé en 1945 par le tandem Hanna-Barbera, Jerry débarque de nouveau à New York, pour y creuser son trou et grappiller un peu de fromage par la même occasion. Son chemin croise immanquablement – et pour notre plus grand bonheur – celui de Tom, fraîchement débarqué à la Grosse Pomme avec un synthé sous le bras dans l’espoir de conquérir Broadway. Une course-poursuite effrénée à Central Park les mène jusque dans un hôtel de luxe où l’on prépare activement le mariage de Preeta et Ben, un couple d’instagrameurs indo-américains niais, fades et tout le tralala. Soucieux de maintenir à tout prix le haut standing de l’établissement, Terence Mendoza (Michael Peña), responsable de l’événementiel, charge sa nouvelle recrue, Kayla (Chloë Grace Moretz), extra embauchée grâce à un CV falsifié, de faire déguerpir Jerry, attirée dans les cuisines de l’hôtel par la fragrance hypnotique d’une meule d’emmental. La jeune femme s’adjoint les services de son ennemi félin pour la neutraliser et se montrer à la hauteur de son poste. Le pitch simple mais efficace de Tom et Jerry aurait promis des séquences de pur slapstick façon « panique à l’hôtel » si le réalisateur Tim Story ne s’était embarrassé d’intrigues secondaires insipides. Sans véritable os à ronger, ni Chloë Grace Moretz ni Michael Peña, ni même le moindre acteur fadasse honnêtement investi dans son rôle ne parvient ainsi à trouver sa place dans un grand capharnaüm plus bruyant qu’autre chose. Seul Bobby Cannavale semble prendre un malin plaisir dans le rôle de Spike, le dogue baveux et grogneux qui terrorise Tom. La charge subversive et la violence cathartique des cartoons originaux ont ici cédé leur place aux bons sentiments et à un détestable mercantilisme pour s’assurer à tout prix l’adhésion d’un très jeune public et vendre des peluches. A qui la faute ? Très certainement à une équipe créative suffisamment à court d’idées pour déterrer dans les archives de la Warner un projet qu’on soupçonne au moins vieux d’une trentaine d’années à en juger les clins d’œil d’un autre âge disséminés entre quelques références contemporaines. Le générique d’ouverture annonce d’emblée la couleur avec ses pigeons voyageurs qui « groovent » sur un playback de Can I Kick It ?, tube hip-hop au cœur de la hype… A l’automne 1990 ! Certes, Tom se rêve en première partie de John Legend, crée une page Instagram avec Jerry, exprime ses pensées avec des emojis… Mais quel enfant relèvera la référence au Frankenstein Junior (1974) de Mel Brooks lorsque ses yeux globuleux sortent de leurs orbites à la manière de Marty Feldman ? Au Batman (1989) de Tim Burton quand, paré d’une combinaison de chauve-souris, il s’adonne à des acrobaties aériennes au clair de lune ? Ou encore aux Guerriers de la Nuit (W. Hill, 1979) lorsqu’il se retrouve aux prises avec un gang de chats des rues ? Tom et Jerry donne l’impression gênante d’assister à la conversation impossible entre un enfant accroché à son smartphone et son vieil oncle qui croit pouvoir attirer son attention avec des mots censément « djeunes » mais déjà obsolètes. Pire : le scénario condamne les deux ennemis jurés à se réconcilier et nous prive ainsi d’un étalage de sadisme dans les règles de l’art. Tom et Jerry nous montre plutôt l’histoire d’une résurrection tardive et ratée comme le fut celui des Looney Tunes il y a dix ans, d’un lifting si maladroit que les personnages animés n’interagissent que très superficiellement avec leur environnement. Regarder sereinement le film demandera beaucoup de patience au public quadragénaire de Ça Cartoon et mettra à rude épreuve sa capacité de résilience déjà émoussées par de longs mois de confinement.
Tom et Jerry (Tom & Jerry, 2021 – États-Unis et Royaume-Uni) ; Réalisation : Tim Story. Scénario :Katie Silberman, April Prosser et Kevin Costello d’après les personnages créés par William Hanna et Joseph Barbera. Avec : Chloë Grace Moretz, Michael Peña, Ken Kong, Camilla Rutherford, Colin Jost, Rob Delaney, Jordan Bolger, Pallavi Sharda, Patsy Ferran, Christina Chong, Camilla Arfwedson, Daniel Adegboyega, Kerri McLean, Joakim Skarli, Janis Ahern, Chelsea Li, Ty Hurley, Tina Louise Owens, Bernardo Santos, Grant Crookes, Daniel Ethan, Joelle Koissi, Mike Capozzola, Joe Bone, Jeremy Ang Jones, Tyrone Love, Shau Newnham, Nina Kumar, Doris McCarthy, Chris Wilson, Nicky Jam, Bobby Cannavale et Lil Rel Howery. Chef opérateur : Alan Stewart. Musique : Mark Mancina. Production : Sharla Sumpter Bridgett, Adam Goodman, Tim Story, Steven Harding, Sam Register, Jesse Ehrman et Allison Abbate – Warner Bros. Animation, Lin Pictures, The Story Company et Hanna-Barbera Productions. Format : 1.85:1. Durée : 101 minutes.
En salle le 19 mai 2021.
Copyright illustration en couverture : Warner Bros. Animation/Gone Hollywood.