Il serait facile de réduire The Trip à une simple comédie anglaise un peu amère ou à son road trip culinaire qui lui sert d’écrin. Mais ce qui fascine vraiment quand on se penche sur ce film, c’est qu’il est parvenu à engendrer une fresque épique de plusieurs films en tentant de nous convaincre qu’il ne parle de rien.
UN TRIP HALLUCINOGÈNE
Pour comprendre The Trip, il faut prendre du recul sur ses origines et sur ses suites. Car oui, The Trip a eu des suites, trois à ce jour, et peut-être plus encore à l’avenir. Il s’agit donc d’une saga, et pourtant à première vue, on serait bien damnés de comprendre comment on peut tirer une franchise d’un engin pareil. Mais jugez plutôt : Steve Coogan et Rob Brydon sont deux acteurs comiques anglais de seconde zone qui n’ont jamais vraiment percé mais bénéficient d’une petite notoriété en perfide Albion. Un magazine culinaire leur propose de faire un road trip à deux dans la campagne anglaise sur quelques jours pour tester des restaurants gastronomiques et en tirer un article. Problème : les deux hommes peuvent difficilement se supporter au-delà de quelques minutes. Toute la beauté de la note d’intention est dans sa simplicité : les deux hommes jouent leurs propres rôles, ils testent vraiment des restaurants sous nos yeux et on assiste à leurs repas et leur voyage en voiture, ce qui donne lieu à une suite de dialogues plus ou moins improvisés reposant sur le seul fait que chacun méprise l’autre. Résultat : l’aspect culinaire est totalement anecdotique, parfaitement superficiel, et ne sert que de prétexte à voir les deux protagonistes jouer des caricatures un peu acides d’eux-mêmes et se balancer des injures à longueur du film, quelle que soit la scène, quel que soit le contexte. Sur le papier, le concept paraît atroce, insupportable, mais le film devient magique lorsque Coogan et Brydon commencent à se chambrer sur les imitations de l’autre. Alors ça devient un poil pointu pour le commun des mortels, mais le fin connaisseur de cinéma anglais ne pourra que pleurer de rire sur des concours d’imitations interminables de Michael Caine dans L’or se barre (P. Collinson, 1969), de Christopher Lee dans L’Homme au pistolet d’or (G. Hamilton, 1974) ou Anthony Hopkins dans Le Bounty (R. Donaldson, 1984) – non, il n’est toujours pas question de nourriture, promis). J’insiste là-dessus : l’aspect gastronomique est aussi peu traité que les voitures dans Fast and Furious : on les voit tout le temps, mais ce ne sont qu’un cadre à l’alchimie entre les personnages. Les imitations prennent tellement de place dans le film qu’à partir du moment où elles démarrent, le film ne développe presque plus rien d’autre autour de ses personnages, si ce n’est ici ou là un appel de Coogan à un de ses proches, dans un naturalisme désarmant qui ne fait qu’assoir la crédibilité de l’ensemble. On est constamment à la lisière entre fiction et réalité dans un jeu purement méta, puisque Coogan et Brydon passent leur temps à citer leurs propres filmographies et souvent des faits réels de leurs vies sans jamais surjouer leur méchanceté. The Trip n’est pas tant un voyage au sens littéral qu’un trip hallucinogène, un objet filmique non identifié hypnotisant. On sait qu’on est une face à comédie parce que le film nous fait rire, mais si on enlevait les vacheries et les imitations des comiques, ce serait un drame terriblement déprimant. Et de l’œuvre entière, on aurait bien du mal à discerner un sens ou un quelconque propos. Mais alors là où ça devient fascinant, c’est de prendre conscience de la place de The Trip dans sa propre mythologie.

© BBC

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VOYAGES AVEC STEVE COOGAN ET ROB BRYDON
A l’origine de The Trip se cache un grand nom du cinéma britannique, Peter Greenaway. Brillant réalisateur, un génie unique, totalement en marge des circuits habituels, très peu connu même dans les milieux cinéphiles de notre cher pays, mais qui bénéficie d’une aura éclatante, notamment grâce à des chefs-d’œuvre comme Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) – qu’on vous recommande chaudement – et son premier long-métrage de fiction, Meurtre dans un jardin anglais (1982). Il se trouve que ce film jouit d’une bonne réputation dans le royaume d’Élisabeth II, et c’est sur sa base que s’est construit une sorte de semi-parodie, dans un style faux documentaire qui suivrait les acteurs d’un faux film reprenant le Greenaway. Cette parodie était Tournage dans un jardin anglais (2004) et c’est dans ce film qu’on a vu pour la première fois Coogan et Brydon jouer des caricatures égocentrées d’eux-mêmes, prêts à tous les sales coups pour saborder son voisin, le tout avec des improvisations et des réparties bien senties. The Trip n’est qu’une excroissance de cette parodie, une suite dérivée, un spin-off. Et rendez-vous compte qu’on en a tiré trois autres films entiers sur le même moule, avec exactement les mêmes blagues, les mêmes imitations et dont la différence la plus notable reste les nouveaux pays visités qui donnent leurs titres à ces opus tout aussi hilarants : The Trip to Italy (2014), The Trip to Spain (2017) et très récemment The Trip to Greece (2020). Cerise sur le gâteau : le réalisateur des cinq films, Michael Winterbottom, qui ne semble jamais se lasser de sa créature de Frankenstein, a même tiré profit des heures de rushes laissées sur le carreau au montage en donnant à chaque film une version longue en format série pour sa diffusion à la télévision anglaise. On parle bien de cinq films dont quatre sont à 90% composés de blagues sur des imitations aux références souvent obscures. Cela signifie que mise bout-à-bout, la fresque dure à présent plus de treize heures, plus que la version longue de la trilogie entière du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson. Prise dans son ensemble, la saga fait transparaître des thèmes, des émotions même et des arcs mais surtout un mal de vivre phénoménal dont les réparties ne sont que le lubrifiant social qui sert à juste tolérer leur condition. Mais pour vivre cette longue et épuisante aventure émotionnelle, cela commence par un premier pas et ce pas, c’est The Trip. Alors, ça pose une question légitime : qui peut être assez patient (ou masochiste) pour s’intéresser à treize heures répétitives, d’apparence vides de sens, de deux hommes acariâtres s’insulter copieusement à base de répliques de vieux films en dégustant des plats d’une complexité hallucinante sur lesquels la caméra ne s’attarde jamais plus de cinq secondes ? Les meilleurs. Seulement les meilleurs.
The Trip (2010 – Royaume-Uni) ; Réalisation : Michael Winterbottom. Avec : Steve Coogan, Rob Brydon, Rebecca Johnson, Elodie Harold, Dolya Gavanski, Claire Keelan, Justin Edwards, Margo Stilley, Anna Stockton, Kerry Shale, Jeronime Palmer, Rita Davies, Marta Barrio, Paul Popplewell, Mike Balderstone Merci Ribot, Tim Leach, Bernard Gallagher et Ann B. O’Brien. Chef opérateur : Ben Smithard. Musique : Michael Nyman. Production : Andrew Eaton, Simon Lupton, Henry Normal, Melissa Parmenter et Anthony Wilcox – Baby Cow Productions, BBC et Revolution Films. Format : 1.85:1. Durée : 112 minutes.
Disponible du 2 mai au 27 juin 2021 sur les chaînes Ciné +.
Copyright illustration en couverture : Gone Hollywood.