Rory O’Hara (Jude Law) ne fait pas dans les détails. Qu’il déménage sa famille dans un manoir anglais vétuste ou qu’il négocie un contrat désavantageux pour son entreprise dans le dos de de son patron (Michael Culkin). Rory ne manque certes ni d’allure ni d’ambition. Le golden boy se présente comme le fruit du « mariage idéal entre la vieille Angleterre et le Nouveau Monde » à son retour des Amériques dans le Royaume (dés)Uni de Tchatcher promis à la libéralisation sauvage et cannibale. The Nest fait ainsi le récit d’une grande débandade sur le mode gothico-horrifique, sans jamais verser dans la surenchère visuelle.
JUDE LAW, YUPPIE MALGRÉ LUI
Il faut peut-être regarder le premier film de Sean Durkin, Martha May Marlene (2011), pour saisir le cinéma balbutiant d’un auteur taraudé par l’emprise sous toutes ses formes. Et pour cause, Elizabeth Olsen y campait une jeune femme incapable de se débarrasser totalement de la secte dont elle était parvenue à s’échapper. Dix ans plus tard, Durkin brouille encore davantage les pistes dans les réseaux d’influence de The Nest, vrai-faux kammerspiel qui épuise l’œil de son spectateur pour mieux s’imprimer sur sa rétine au terme d’une centaine de minutes. Rien ne semble en effet déborder dans l’univers policé de Rory, un « maître de l’univers » tout droit sorti du Bûcher des Vanités (T. Wolfe, 1987). Sa femme, la blonde Allison (Carrie Coon), incarne à merveille la femme-trophée dans les soirées mondaines où son mari pérore sur les bienfaits de la déréglementation. Le reste de son temps se partage entre le nid familial (« the nest ») et le haras qui l’emploie pour élever des canassons et apprendre aux enfants à les chevaucher. Allison et Rory élèvent quant à eux deux enfants. Le cadet, Benjamin (Charlie Shotwell), fruit de leur union, fait sagement ses classes dans une école huppée de la banlieue newyorkaise. L’aînée, Samantha (Oona Roche) née d’un précédent mariage côté maternel, pratique la gymnastique, loisir « décent » pour toute jeune fille « honnête ». Dans un geste très pointilliste, Sean Durkin agrémente cette démonstration de « normalité bourgeoise » navrante d’une multitude de détails savamment incrustés dans le décor sans véritablement accrocher l’œil. Une machine à espresso, une Mercedes et un magnétoscope signifient à ce titre la réussite sociale de Rory, un orphelin des faubourgs londoniens parvenu à grappiller un peu du rêve américain en apprenant à maîtriser des instruments financiers. Et pourtant, quelque chose ne manque pas de surprendre dans le portrait quasi idyllique de ce requin à col blanc : son oisiveté. Rory ne se perd jamais dans la foule déchaînée de Wall Street. Il est l’anti-trader confiné dans ses appartement : placide et désœuvré quand il n’écoute pas le bulletin d’information à la radio ou joue au football avec son fils au bord de sa somptueuse piscine. Les opportunités d’investissement ne manquent pas à l’heure de la « Reagonmics ». Mais à l’orée des années 80, les yuppies à bretelles convoitent un tout autre genre d’Eldorado situé à quelques milliers de kilomètres de la Skyline : le Royaume-Uni et son marché financier vétuste, prêts à exploser sous le coup de la dérégulation. Ce nouveau « Far East » c’est une « voleuse de lait » (« milk snatcher »), Margaret Thatcher, qui est justement en train d’en faire un nid douillet pour les rapaces et autres volatiles carnassiers en provenance des Amériques. Aussi Rory parvient-il à convaincre sa femme de retourner sur sa vieille terre natale dans l’idée d’y exporter la culture des banques d’investissement. Allison, lasse de déménager une quatrième fois en dix ans, lui concède cette nouvelle chimère, convaincue par sa propre mère de laisser les tracas à son mari. Les O’Hara débarquent ainsi dans la somptueuse campagne du Surrey, à une trentaine kilomètres de Londres, où le patriarche voit déciment les choses en grand, voire un peu trop grand. La nouvelle résidence familiale n’est rien d’autre qu’un château élisabéthain dont les plus célèbres et « récents » locataires furent les membres de Led Zeppelin lors de l’enregistrement d’un album…

© Bruce Macaulay/IFC Films

© Bruce Macaulay/IFC Films
ET SEAN DURKIN INVENTA LA TCHATCHER HORROR
Du parquet qui craque et des portes qui claquent suffisent à déplacer le cœur du récit vers le nid (« nest ») éponyme, un manoir que l’on suppose un peu hâtivement hanté, certainement par habitude d’associer le gothique à l’horreur après avoir ingurgité des heures de « bisseries » anglaises. Sean Durkin ne délivre ici pas tant une ghost story qu’il n’invente un genre tout entier, la Tchatcher horror, hybride né du croisement entre un Gekko et une Dame de Fer. Jude Law prête ici une énième fois ses traits à un personnage frivole dans la veine de Dickie Greenleaf, le fils à papa en goguette du Talentueux Mr Ripley (A. Minghella, 1999), la dissimulation en plus. Rory est un transfuge de classe hanté par le spectre de l’effondrement, vampirisé par la fièvre des « années fric ». Le doute s’immisce lorsqu’il se targue face à ses collègues d’investir dans une résidence secondaire en plus d’acheter sa principale. Allison n’en voit pas l’utilité, d’autant plus qu’elle ne parvient toujours pas à meubler l’intégralité de son manoir, sans compter sur son propre haras dont les ouvriers ont interrompu la construction sans aucune raison… Ou presque. Un problème avec la banque selon Rory, équilibriste boiteux sur une corde raide. Car l’argent du ménage a été dilapidé – ce qu’Allison finira par découvrir grâce à un coup de téléphone passé dans le dos de son mari : les ouvriers n’ont toujours pas reçu leur salaire. Le vernis du golden boy sophistiqué s’écaille. Rory révèle son vrai visage, celui d’un « pauvre gosse qui fait semblant d’être riche » et s’enfonce dans la spirale du mensonge à mesure que le spectre de la misère revient le hanter. Cet ectoplasme, il croit le conjurer en rendant visite dans le plus grand secret … A sa mère, bien vivante, dans un HLM de la proche banlieue londonienne, avec l’intention de lui « vendre » la vie de famille idéale imprimée sur le papier glacé d’une photo prise à la va-vite lors de son déménagement dans le Surrey. Ici aussi, Rory spécule et botte en touche, ne révélant alors l’existence que de son propre fils. Absente du cliché, Samantha est en effet une figure de l’ombre, recluse dans sa chambre à écouter les Thompson Twins avec de « mauvaises fréquentations » qui l’incitent à se droguer et à investir le manoir pour y donner une fête sans l’autorisation de ses parents. Victime collatérale de sa demi-sœur et de son père, Benjamin ne parvient à trouver aucun réconfort du côté de sa mère, elle-même perdue dans le grand cauchemar éveillé du « greed is good ». Le réel s’effondre pour de bon. Allison en ramasse les miettes à l’occasion d’un dîner mondain au cours duquel Rory pontifie sur l’actualité théâtrale. L’épouse bafouée abat son château de cartes d’un grand éclat de rire : son mari n’a jamais mis les pieds dans un théâtre. Acculé dans l’impasse narrative de son propre récit, Rory doit désormais affronter son mensonge. La grande mascarade épuisante prend fin lors d’un petit-déjeuner familial, cette fois sans masque, ni artifice. Il aura fallu attendre sagement une centaine de minutes pour goûter à toute la saveur de cette ultime séquence…

© Bruce Macaulay/IFC Films

© Bruce Macaulay/IFC Films
DANS L’OMBRE DE KUBRICK
« Le diable se cache dans les détails. » Nul doute que Sean Durkin ne connaisse son petit Nieztsche sur le bout des doigts, comme en atteste sa deuxième réalisation, portrait en apparence abscons d’une lente décomposition. Car oui, mieux vaut s’armer de patience face à un film dont la sophistication confine parfois au pur exercice de style. Durkin s’amuse à jouer avec nos nerfs en disséminant la plupart de ses indices dans la mise en scène excessivement maîtrisée de son sujet. Jamais son film « de genre » ne s’offre-t-il à nous dans sa pleine générosité. Trop de fantômes, point n’en faut. La caméra ne cesse de nous mettre à distance du drame imminent, préférant filmer une implosion étouffée sous un plissement de lèvres, reléguée hors-cadre par un regard en coin. A qui appartient donc ce troisième œil qui observe la désintégration de la cellule familiale, et peut-être même la précipite ? The Nest est, en outre, traversé de fulgurances proprement fantastiques : le cadavre d’un cheval dans la « gueule » béante d’un tractopelle, la traversée d’un corridor désert à grandes enjambées ou encore l’ouverture d’une porte à l’arrière-plan. Impossible de se décider s’il s’agit là de l’œuvre du Malin ou d’un des artifice malicieux de Durkin, secondé par des collaborateurs de choix. Son inquiétante – mais séduisante – étrangeté, The Nest la doit surtout au talent du chef opérateur hongrois Mátyás Erdély, l’homme derrière le tour de force visuel du Fils de Saul (L. Nems, 2015) dont la banalité horrifique, certes d’un tout autre genre, suinte ici dans une enfilade de zooms façon Kubrick, dernière période. Aussi l’épilogue du film évoque-t-il en effet furieusement la conclusion d’Eyes Wide Shut (1999). Sur cette même note kubrickienne, Durkin extrait l’essence de l’Overlook Hotel (Shining, 1980) pour en distiller quelques gouttes dans sa propre histoire de manoir hanté qui prend peu à peu possession de ses locataires. The Nest verse ainsi dans l’horreur mondaine avec son lot d’obséquiosités, parmi lesquelles une bande originale signée Richard Reed Parry (Arcade Fire) qui emprunte sa tonalité jazz aux mélodies consensuelles de Dave Brubeck. Les zombies racés portent ici cols blancs et chaussures vermoulues, échangent des flagorneries quand ils ne rêvent pas de piscicultures norvégiennes sur lesquelles capitaliser. Sean Durkin bâtit ainsi une architecture nouvelle loin d’être confortable – et c’est là paradoxalement son génie – truffée de chausse-trappes et autres irrégularités dont la visite ne manque, pour l’heure, toujours pas de déconcerter au terme de visionnages supplémentaires indispensables à sa parfaite compréhension.
The Nest (2020 – États-Unis et Canada) ; Réalisation et scénario : Sean Durkin. Avec : Jude Law, Carrie Coon, Oona Roche, Charlie Shotwell, Tanya Allen, Tattiawna Jones, Marcus Cornwall, Wendy Crewson, Michael Culkin, Adeel Akhtar, Annabel Leventon, Peter Hamilton Dyer, Bamshad Abedi-Amin, Oliver Gatz, Christian Jenner, Stuart McQuarrie, Anne Reid, Francesco Piacentini-Smith, Charlie Shaw, Polly Allen, Gunnar Cauthery, Kaisa Hammarlund, Andrei Alen, Alexandra Moloney, James Craze, James Nelson-Joyce et Tornado. Chef opérateur : Mátyás Erdély. Musique : Richard Reed Parry. Production : Ben Browning, Alison Cohen, Robbie David, Glen Basner, Sean Durkin, Rose Garnett, Ed Guiney, Amy Jackson, Jude Law, Christina Piovesan, Andrew Lowe, Kasia Malipan, Milan Popelka, Aaron Ryder, Derrin Schlesinger, Noah Segal, Jeremy Smith et Polly Stokes – Element Pictures, BBC Films, Elevation Pictures et FilmNation Entertainment. Format : 1.85:1. Durée : 107 minutes.
Disponible sur Canal+ le 9 février 2021.
Copyright photo de couverture : Bruce Macaulay/IFC Films/Gone Hollywood.
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