Dans le petit monde du cinéma, la contagion progresse et l’on se demande : who’s next ? Qui sera le prochain grand réalisateur à délaisser les studios traditionnels et distribuer son nouveau film sur une plateforme en ligne ? En cette rentrée 2019 (dans l’attente de sa majesté Martin Scorsese), la nouvelle recrue de Netflix s’appelle Steven Soderbergh et n’a pas fait les choses à moitié, en conviant un casting qui se lit comme on remonte le Hollywood Boulevard : Meryl Streep, Antonio Banderas, Gary Oldman, Sharon Stone, Robert Patrick… Ils sont venus, ils sont tous là. De quoi se demander ce qui a poussé le réalisateur à déclarer forfait dans le grand marathon des sorties en salles. Une durée douloureuse à la Roma ? Non, son film est plus court que la plupart des productions actuelles : 95 minutes. Un sujet sensible ? Peut-être. The Laundromat a un sous-titre qui sent le soufre : L’Affaire des Panama Papers. L’occasion pour Soderbergh (Che, Erin Brokovitch, Logan Lucky) de réaffirmer son amour des petites gens et pour Netflix, condamnée pour – tiens donc – évasion fiscale, de se refaire une virginité.
TAILLEURS PAILLETÉS & GOMINA
L’affaire des Panama Papers est peut-être le plus gros pétard mouillé journalistique de la décennie. Un informateur anonyme, des fuites de documents ultraconfidentiels, des médias sérieux du monde entier, des personnalités importantes et des dizaines, des centaines de milliards de dollars en jeu… Tous les ingrédients étaient là pour en faire un scandale de grande ampleur. La sauce n’a pas pris et le public ne s’est pas emparé de ce sujet qui le rabaissait pourtant directement. Qu’à cela ne tienne : Steven Soderbergh a compris qu’à défaut de soulever l’opinion, cette histoire pouvait faire un bon film. Et il a plutôt réussi son coup. The Laundromat est indéniablement plaisant à regarder, puisqu’il mise sur une forme sucrée pour faire passer un fond amer. A la manière d’un Adam McKay (on pense forcément à The Big Short sorti en 2015), le réalisateur désamorce la complexité technique de son sujet par un format pop, un récit découpé en chapitres et porté par deux narrateurs adeptes des tailleurs pailletés et de la gomina. On n’est pas loin de ces shows télévisés américains aux décors improbables, dans lesquels deux stars vieillissantes jouent les présentateurs d’une nuit tout en surjouant l’amitié de longue date. La malice consiste à avoir pioché ces deux bonhommes parmi les personnages clefs du récit : Jürgen Mossack et Ramón Fonseca, les deux gérants du cabinet d’avocats au centre de l’affaire. De quoi « donner la parole aux accusés » et justifier un ton cynique, bien plus efficace que la dénonciation scandalisée que l’on pouvait attendre. On n’est pas chez Oliver Stone, que diable ! Dans les rôles du descendant de Nazi et du Panaméen sournois, Gary Oldman et Antonio Banderas cabotinent comme jamais. Ils sont irrésistibles avec leur mauvaise foi assumée et leur accent en toc. Le reste du casting est au diapason : Sharon Stone en agente immobilière véreuse et toute de seins vêtue, Jeffrey Wright en père pédagogue, Meryl Streep en mamie Damart combattive… tous s’amusent ouvertement de cette liberté d’être caricatural. Leur enthousiasme offre au film un dynamisme qui n’est pas le moindre de ses charmes. D’autant plus que tous ont l’occasion de briller : si l’histoire se construit autour de cette nouvelle veuve empêtrée dans les sociétés écrans qui s’interposent entre elle et l’argent dû à la mort de son mari, le long-métrage s’inscrit plutôt dans la longue tradition des films à sketchs, soulignant ainsi les ramifications tentaculaires de l’affaire.
Le premier but, c’est de vous divertir pendant que nous abordons ces questions. [Le scénariste] Scott Burns m’a demandé si le sujet m’intéressait. Le livre de Jake est fascinant, magnifiquement écrit dans sa façon de raconter comment l’histoire a éclaté du côté du journaliste […] Je ne voulais pas faire un film sur des journalistes qui dévoilent une histoire. Cela a été fait à plusieurs reprises et très bien fait. Scott et moi avions tous les deux vu Les Nouveaux Sauvages [un film réalisé par l’argentin Damián Szifron], et Scott a donc suggéré quelque chose de similaire. Je me suis dit que ça pouvait être « amusant », ce qui n’est pas un mot habituellement associé à un tel sujet.
UNE JOLIE COQUILLE VIDE
La question se pose cependant : le film n’est-il pas, à l’image des sociétés dont il parle, une jolie coquille vide ? La légèreté de ton voulue par Soderbergh n’est-elle pas aussi contre-productive que le feuilletonnage adopté par la presse lors de la révélation des faits ? En fragmentant l’affaire en petites histoires cocasses, le réalisateur donne parfois de l’impression de tomber dans l’anecdotique. En forçant le trait sur tout, il interdit de prendre le propos au sérieux. Le rire est une arme délicate à manier ; il introduit une connivence gênante avec ceux-là même que nous devrions conspuer. Nous devrions rire (ou pas, d’ailleurs) de messieurs Mossack et Fonseca, et non pas avec eux. Le sourire grince. L’apogée du malaise est atteint lorsque tous deux brisent le quatrième mur pour s’amuser, face caméra, de ce que le réalisateur du film possède lui-même des sociétés écrans. Le scénariste aussi, d’ailleurs. Ils oublient de préciser que le distributeur – Netflix- est lui-même un fin connaisseur de la question, mais qu’importe, on a compris : ce n’est pas bien grave, tout ça, car tout le monde le fait. Pas vous ? C’est que vous êtes parmi le camp des « faibles » (le terme est du réalisateur) et c’est un peu tant pis pour vous. Cette banalisation explique sans doute le faible écho rencontré par l’affaire lors de sa publication. Comment se scandaliser d’une pratique si commune ? Si elle illustre bien le ton de l’ensemble, cette scène interroge nécessairement sur la crédibilité qu’il nous est possible de prêter à un film porté par deux entités qui pratiquent ce qu’elles dénoncent. La conclusion est du même tonneau. On y voit la Taupe, dont le look ridicule digne des Vamps n’était jusqu’alors pas source d’étonnement dans un film pareil. Elle aussi brise le quatrième mur et nous parle directement, déambulant dans un studio de tournage. La pelote de l’artifice cinématographique se desserre : on prend conscience progressivement que tout dans cette histoire n’est que décors et faux-semblants. De fausses entreprises, une fausse condamnation pour de vrais coupable… Il fallait un faux film sur le sujet. Car voici que le personnage ôte ses lunettes, sa perruque… C’est Meryl Streep. Non pas Eileen Martin, son personnage dans le film, non, Meryl Streep elle-même, qui nous invite à une prise de conscience collective et à un changement de législation aux Etats-Unis. Vous vous pensiez devant un divertissement, vous voilà devant un réquisitoire politique. Si cette conclusion vous a pris en otage, si elle vous a révolté et laissé le sentiment d’avoir été promené par plus puissant que vous, alors Steven Soderbergh aura indéniablement réussi son coup. Avec beaucoup de cynisme, mais quoi ? S’il est bien une chose que l’affaire des Panama Papers a dévoilé au grand jour, c’est bien l’indéniable efficacité de l’impudence. On aurait presque vu Mossack-Oldman et Fonseca-Banderas conclure : « où y’a de la gêne, y’a pas de plaisir ». Nous, on n’a pas boudé le nôtre devant ce film moins puissant que ce qu’il prétend être, mais terriblement plaisant.
The Laundromat (2019 – USA) ; Réalisation : Steven Soderbergh. Scénario : Scott Z. Burns d’après le livre de Jake Bernstein. Avec : Meryl Streep, Gary Oldman, Antonio Banderas, Jeffrey Wright, David Schwimmer, Robert Patrick, Sharon Stone, James Cromwell et Matthias Schoenaerts. Chef opérateur : Steven Soderbergh (sous le pseudonyme de Peter Andrews). Musique : David Holmes. Production : Scott Z. Burns, Lawrence Grey, Gregory Jacobs, Steven Soderbergh et Michael Sugar. Format : 1,78:1. Durée : 95 minutes.
Sur Netflix le 18 octobre 2019.
Copyright illustration en couverture : Netflix/The Ringer.