The Gray Man : Netflix jette un froid cet été

par

Dans une période où le blockbuster hollywoodien peine à convaincre en salle, Netflix propose son film d’été supposément rafraîchissant avec The Gray Man. Mais entre la présence des frères Russo à la production et à la réalisation, 200 millions de dollars de budget, deux têtes d’affiche bodybuildées, un scénario faussement complexe préférant la plaisanterie à la dramaturgie, et de nombreux clins d’œil aux succès d’hier, la nouvelle création de la plateforme diffère-t-elle vraiment de ses contemporains au cinéma ?

Adaptation de l’ouvrage éponyme de Mark Greaney, The Gray Man narre l’aventure de Court Gentry, alias Sierra Six (Ryan Gosling, avec le bouc de Matt Damon dans Stillwater), tueur à gages pour la CIA, sous la couverture d’une organisation secrète, les « Gray Men ». Mais lorsqu’il apprend que la dernière cible qu’il vient d’abattre appartient à la même agence que lui, dans le but de dissimuler des informations compromettantes sur ses supérieurs, Six doit fuir. Surtout, quand la CIA demande à Lloyd Hansen (Chris Evans avec la moustache de Henry Cavill dans M:I 6) de le traquer afin de l’éliminer. Scénario entrant parfaitement dans le genre du film d’espionnage (sociétés de l’ombre, voyages, retournements de situation, scènes d’action époustouflantes et personnages paranoïaques assoiffés de justice), The Gray Man promet avant tout de montrer Gosling et Evans jouer au chat et à la souris d’une manière outrancière et assumée.

Si le pitch d’ouverture semblait divertissant, sa scénarisation relève du cataclysme : enjeux simplistes se perdant dans une complexité inutile, dialogues creux et anodins, personnages peu caractérisés, propos surexposés ou totalement flous, etc. La volonté majeure du long-métrage reste de passer d’une scène d’action à une autre avec un minimum de cohérence. Dans ce développement conflictuel, le film nous offre le bingo parfait des codes narratifs sur-utilisés par le genre : la présence d’une fillette comme quête de rédemption, le père de substitution en danger, l’acolyte ouvert d’esprit, le méchant heureux d’être méchant, le système qui trahit l’outsider… Des conventions réactualisées que par la volonté de ne se prendre jamais au sérieux entre autodérision, déluge de punchlines, absence de gravité et réflexions philosophiques lycéennes (d’une citation de Schopenhauer à une allusion au mythe de Sisyphe). Une approche de plus en plus visible et lassante dans le cinéma d’action contemporain, qui rend « un jeudi comme les autres », une phrase d’accroche prononcée par plusieurs personnages du film, exaspérante par son allusion métaphorique sur le genre représenté à l’écran.

The Gray Man est un film de série B utilisé comme un contenu attractif pour plateforme. Par sa caractérisation, ne pas mettre en avant un propos et rester purement un divertissant n’est pas regrettable. Cependant, sa volonté de légèreté est utilisée constamment comme un palliatif à une absence de direction, nuisant au plaisir régressif proposé. L’obscur sujet même de l’œuvre est l’exemple parfait de cette indécision, entre une chasse à l’homme, une guerre entre deux protagonistes et une mission de sauvetage face à un kidnapping. Ce chaos narratif aurait pu se diluer dans une mise en scène envolée, mais c’était sans compter sur les super-héros derrière la caméra.

LES FRÈRES RUSSO, NOUVELLE PHASE

En tournant The Gray Man, les frères Russo affirment leur volonté d’explorer un style visuel plus « adulte » que dans leurs productions du studio Marvel avec des jeux d’ombres et de lumières, et une colorimétrie moins vive. Toutefois, cette perspective plus sombre ne dissimule pas assez les problématiques de nombreux blockbusters actuels et les lacunes de la mise en scène des frères souvent soulignées : effets spéciaux non finalisés, doublures trop visibles, actions illisibles dans le noir, coupes omniprésentes au montage.

Les réalisateurs des deux derniers Avengers innovent également par l’utilisation de drones, mais cette spécificité demeure à l’image des différents concepts d’immersion dans le film, soit des effets de style aléatoires. Ambulance de Michael Bay reste l’œuvre de 2022 avec la meilleure utilisation de cette nouvelle technologie. Au sein de ce long-métrage d’action persiste évidemment quelques idées de mise en scène lors des moments d’affrontement attendus entre protagonistes, mais elles sont malheureusement toujours soit trop courtes, soit peu approfondies. Entre manque de temps, moyens mal utilisés, paresse intellectuelle, doutes sur les concepts. Une raison à cette absence d’implication ne manque pas.

Dans ce chantier stylistique et narratif tiennent debout deux acteurs cherchant une incarnation à leurs personnages peu profonds. D’un côté un Ryan Gosling de retour sur petit écran après quatre ans d’absence dans une version coincée entre son flic monolithique de Blade Runner 2049 (D. Villeneuve, 2017) et son personnage comique dans The Nice Guys (S. Black, 2016). De l’autre, un Chris Evans en cabotinage complet avec la volonté de casser son image proprette de Captain America, une reconversion déjà débutée avec A couteaux tirés (R. Johnson, 2019). Sans oublier Ana de Armas qui semble vouloir offrir une partition identique (mais plus longue !) que dans le dernier James Bond. Une mention spéciale pour cette prouesse à effacer de nombreux acteurs aux capacités notables, que ce soit le charme de Billy Bob Thornton, le charisme de Regé-Jean Page ou la physicalité de Dhanush semble également à ne pas oublier.

NETFLIX EN MANQUE DE LÉGITIMITÉ ?

À l’image de Red Notice (R.M. Thurber, 2021), 6 Underground (M. Bay, 2019) ou Tyler Rake (déjà produit et écrit par les Russo en 2020 avec une star « déglamourisée » du MCU), The Gray Man avait la volonté d’offrir un divertissement d’action à gros budget comme le proposent généralement les salles remettant en avant l’éternel questionnement des plateformes dans le milieu de la production cinématographique. Pour cela, Anthony et Joe Russo puisent dans tous les succès populaires du genre ces 20 dernières années : Mission Impossible, Fast and Furious, James Bond, John Wick, Jason Bourne. Un patchwork qui rappelle leur précédente production, elle-même directement sortie sur plateforme : Cherry (2021) pour Apple TV+.

Dans cette création « auteuriste », le duo mettait encore à mal une star super-héroïque, soit Tom Holland, en conflit avec la drogue afin d’oublier la violence de la guerre en Irak. Les Russo rejouaient déjà tous les classiques qui se prêtaient à leur « film de la maturité » : Full Metal Jacket (S. Kubrick, 1987), Platoon (O. Stone, 1986), Né un 4 juillet (O. Stone, 1989), Point Break (K. Bigelow, 1991), Requiem for a Dream (D. Aronofsky, 2001). Un mélange stylistique écœurant qui questionnait la nature de ce long-métrage plus personnel après l’expérience Marvel. S’il n’appartient pas au genre de The Gray Man, Cherry soulève le même problème. Débarrassé du cahier des charges imposant de Kevin Feige, les Russo semblent n’avoir aucun propos à mettre en avant, espérant que la multitude de références aux œuvres maîtresses du genre – pastichées à l’occasion – comblera cette lacune. Des clins d’œil accueillis avec joie pour une plateforme comme Netflix qui cherche toujours à légitimer son contenu sans innover.

The Gray Man n’a rien à envier aux blockbusters hollywoodiens présents en salles, incapables de proposer de la nouveauté et se rassurant dans des gloires passées, malgré des prétentions financières et promotionnelles toujours plus aberrantes. Dans les vidéos promotionnelles mises en ligne par la plateforme pour rendre son nouveau produit attractif, on évoque déjà la possibilité d’une suite à The Gray Man, promis à son tour à un avenir franchisé. C’était peut-être la seule case que le film n’avait pas encore cochée.

A la production : Chris Castaldi, Jeff Kirschenbaum, Mike Larocca, Palak Patel, Joe Roth, Anthony Russo & Joe Russo pour Sony Pictures, Netflix, AGBO & Roth/Kirschenbaum Films.

Derrière la caméra : Anthony & Joe Russo (réalisation). Joe Russo, Christopher Markus & Stephen McFeely (scénario). Stephen F. Windon (chef opérateur). Henry Jackman (musique).

A l’écran : Ryan Gosling, Chris Evans, Ana de Armas, Billy Bob Thornton, Jessica Henwick, V Dhanush, Alfre Woodward, Regé-Jean Page.

Sur Netflix le : 22 juillet 2022.

Copyright photos : Netflix / The Ringer.