The Canyons : autopsie d’un holocauste

par

The Canyons est une œuvre incommodante pour ne pas dire qu’elle fait de la laideur, une vérité. Elle fonctionne par l’accumulation du déplaisir. La magie du cinéma est ici annihilée, réduite en pornographie, frappée par le sceau d’un pathologique plus désolé que mélancolique.

The Canyons ne frôle pas le désastre, il l’établit par une volonté préméditée et définitive de rompre avec toute possibilité d’illusion. Le rêve américain incarnerait un désenchantement et seuls ses vestiges seraient à regarder. The Canyons est un manifeste du no futur de Hollywood et d’une génération à venir prise dans l’équation désespérée d’une exhibition qui dicterait la célébrité. Le scénariste et réalisateur Paul Schrader a choisi pour cette ode au vide, le seul écrivain pour lequel Hollywood est une viande froide, Bret Easton Ellis. The Canyons raye l’épique et anéantit la fiction d’une intrigue vaseuse jusqu’à désavouer les personnages. On nous laisse entre les lignes dans le  nulle part blanc du film là où l’ossature, dégagée du sentiment, règne sur le néant.

SPLENDEURS ET MISÈRE DU CAPITALISME

En 2013, une ville sombre et entre de son vivant dans les ruines du siècle. Détroit se métamorphose en Atlantide. Le paysage se fossilise pour devenir son squelette. Détroit réverbère en CinémaScope une cause et ses effets. « Welcome to splendeurs et misère du capitalisme », devait-on écrire à l’entrée de la ville. Détroit arriverait dans l’« urbex » et annoncerait à Hollywood son destin. Les phares des voitures et les étoiles en panoramique s’éteindraient peu à peu jusqu’à devenir spectraux. On ne détruit pas ce qui fut. On le numérise. En 2013, Hollywood perçoit à peine l’écho de Détroit, et ce que le crépuscule d’une industrie, née dans le sillage étincelant du cinéma, dont le drive-in fut l’icône, semble lui prédire. Les protagonistes – ces individus comme l’écrivait James Ellroy auxquels ils « restaient trois données exploitables : Dieu, le sexe et les drogues. L’une inhérente à la spiritualité, naïve d’avant 60, les deux autres à celle, désabusée, des générations d’après » – préempte leur tombeau à venir.

En 2013 donc, quand Paul Schrader et Ellis décidèrent de réaliser The Canyons, ils venaient d’échouer à réaliser un projet de film de « terreur sous-marine ». Ils le souhaitaient si ambitieux qu’il aurait détrôné Les Dents de la mer. Leurs producteurs les lâchèrent au dernier moment.  La prétention sied mal aux vieux punks désabusés, il fallait revenir à John Fante et « sur la route de Los Angeles », revenir à soi  car « le ciel n’existe pas …l’hypothèse du paradis est un pur instrument de propagande forgé par les nantis pour duper les pauvres ». Il n’y aura ni budget, ni fiction seulement une radiographie de ce qui hante désormais l’Occident, de ce qui lui reste, la pornographie, ce néant hypertrophié en horizon, ce regard saturé par l’image, là où meure le hors champs. The Canyons s’accomplit dans ce geste nihiliste où rien n’est à espérer.  Une praxis plus qu’un film où s’engendre l’inéluctable sécession du regard, claustré dans un labyrinthe de vacuité, où plus rien ne l’authentifie dans son désir définitivement terrassé par l’injonction totalitaire de l’image/jouissance. The Canyons n’est pas un film de série B, c’est un film sur la fin de l’émerveillement cinématographique. Et s’il emprunte au genre de seconde zone, c’est que la réalité lui est toujours plus proche, que l’image du scabreux envahit les êtres bien plus profondément que la poésie. The Canyons se regarderait ainsi dans l’inexorable misère existentielle d’un Los Angeles spectral aux allures de Motor City abandonnée où tous les rêves sont éteints.

AUTOPSIE D’UN HOLOCAUSTE

Tout commence par des photographies, comme par un noir. Des clichés des cinémas et des théâtres de Los Angeles en friche se succèdent comme autant de mausolée où se rappelle un temps qui n’est déjà plus. Ils sont clos, plus que fermés, fantomatiques. Il n’y a personne et ce manque évoque plus que la perte, une disparition, la fin du langage en quelque sorte. Le silence matérialise l’irrémédiable mutisme du regard passé sur l’image présente. Tout ce qui suivra s’inscrit dans cette ouverture étrange puisque l’inconscient y entend le mot Fin. On ne peut soupçonner l’homme qui écrivit Taxi Driver de Scorsese ou encore d’Obsession de Brian de Palma d’ignorer l’ennui redondent de son scénario et encore moins quand il s’accompagne à l’écriture de l’auteur d’American Psycho. Pour ces deux apôtres de la société du spectacle annonciatrice de l’empire narcissique, la vacuité ferait signe sans pour autant faire sens. Tout dans The Canyons vise à « formoliser » nos émotions, enclos dans le coma du regard. L’anarque du récit n’est pas réalisée pour nous « a/voir », mais nous installe dans l’aliénation. Rien n’est jamais nécessaire dans le film, ni les scènes – nommées à tort sulfureuses – ni le crime sanglant, et encore moins les jours qui s’égrènent sur l’écran pour nous donner un artificiel sentiment d’urgence. Le factice est l’outil qui soutient l’ambition des personnages. Ils agissent dans les déterminismes masculin/féminin, regardé/voyeur.

The Canyons sillonne toutes les possibilités de l’indigence des êtres et l’inévitable tragédie que l’objectivation d’autrui achève. Et si l’on voit The Canyons sans le regarder pour ce qu’il donne à montrer, on tombe dans le malaise du regard. Tout est question de cet « être vu qui me constitue comme un être sans défense pour une liberté qui n’est pas ma liberté ». Le personnage joué par Lindsay Lohan, starlette Disney puis « objet » de tous les scandales, est le visage de ce vertige. Elle incarne une anxiété dont elle ignore le mobile.  Elle emprunte l’imparable trajectoire de la femme objet de désir crucifié en objet de jouissance. Elle révoque la fable hollywoodienne. Elle est la sépulture de la Kim Basinger de 9 semaines1/2, qui elle-même avait trouvé son échappatoire en incarnant une prostituée, sosie de Lana Turner dans LA Confidential. La femme fatale ou femme enfant a disparu pour laisser place à l’obscénité forcément morbide de ce corps dealé, toujours en danger. Un danger « qui n’est pas un accident mais la structure permanente de l’être pour autrui », disait Sartre. The Canyons autopsie un holocauste, celui de l’amour autant que celui du cinéma. Si à sa sortie il ne fut pas compris, aujourd’hui on peut le revoir en pensant peut-être aux mots d’Ellis : « J’en conclu avec une irrévocabilité pénible que le temps du tout est possible était terminé faire ce que l’on veut quand on veut c’était de l’histoire ancienne. Tout était dans le passé et allait le rester ».

A la production : Braxton Pope, Lindsay Lohan, Ross Levin, Kurt Kittleson, Beau Laughlin, Ricky Horne Jr. & Ken Locsmandi pour Prettybird Pictures, Post Empire Films, Sodium Fox & Filmworks/FX.

Derrière la caméra : Paul Schrader (réalisation). Bret Easton Ellis (scénario). John DeFazio (chef opérateur). Brendan Canning (musique).

A l’écran : Lindsay Lohan, James Deen, Nolan Gerard Funk, Amanda Brooks, Tenille Houston, Gus Van Sant, Chris Zeischegg, Jarod Einsohn.

Sur Ciné + en : juin 2023.

Copyright photos : Recidive.