L’ère des grands mouvements politiques et sociaux est bel et bien révolue – c’est le message inquiétant de The Banker, film à sujet historique qui prône carrément le progrès social par le capitalisme individuel. Et le capitalisme, c’est le coeur du rêve américain, tenez-vous-le pour dit !
Le jeune loup de Los Angeles
Construit on ne peut plus classiquement, le film débute par une commission d’enquête fédérale sur les pratiques bancaires. Notre héros, Bernard Garrett, un banquier noir, s’est-il enrichi frauduleusement, ou a-t-il seulement profité des failles d’un système pas assez régulé ? De flashback en flashback, nous suivons alors l’audacieuse ascension de ce petit cireur de souliers doué en calcul. Comprenant bien vite qu’il n’arrivera à rien dans son Texas natal, encore régi en 1954 par les lois Jim Crow – la ségrégation – le voilà parti à Los Angeles pour se lancer dans l’immobilier. Mais même sur la côte ouest, pas facile quand on est noir d’acquérir des immeubles à cette époque ! D’où une première association avec un petit businessman blanc qui apparaîtra seul lors des signatures – un peu à la manière de la ruse organisée dans BlackKklansman (S. Lee, 2018). Le but de Garrett est bien sûr de s’enrichir, mais aussi de permettre à des locataires noirs de s’installer dans des quartiers jusque là réservés de fait aux classes moyennes blanches. Ses transactions immobilières ayant pris de l’ampleur, Garrett s’attaque alors au secteur bancaire, grâce à un autre complice blanc qui n’est qu’un petit ouvrier. Il faudra donc le former aux codes de ce milieu, et notamment aux subtilités du golf et des bonnes manières en société. On pense cette fois à My Fair Lady (G. Cukor, 1964) où la petite marchande de violettes apprend, comme ici Matt Steiner, à utiliser les bons couverts pour les bons plats. Arrivés à ce stade du film, il nous a déjà été rappelé plusieurs fois que la force de Garrett était ses imparables qualités de négociateur, un véritable as des bonnes affaires. Tout comme un autre célèbre deal-maker joueur de golf et champion de l’immobilier, auteur dans les années 1980 de The Art of the Deal, traduit en français sous le titre… Trump par Trump !

Samuel L. Jackson et Anthony Mackie dans The Banker réalisé par George Nolfi, en 2020© Apple TV+

Nicholas Hoult, Samuel L. Jackson et Anthony Mackie dans The Banker réalisé par George Nolfi, en 2020© Apple TV+
« Pourquoi y a deux lavabos ? »
Arrivent les années 1960, l’ère des Civil Rights. Garrett va-t-il s’engager dans le mouvement de Martin Luther King ? Non, les manifestations et les grands discours, ce n’est pas pour lui. Revenu au Texas, il entreprend d’accorder discrètement des prêts bancaires aux toutes petites entreprises noires. Car c’est ainsi que les Noirs pourront vraiment améliorer leurs conditions de vie, pas en partant s’agiter dans des manifestations. Histoire que le spectateur le plus borné comprenne bien où l’on est, le réalisateur prend le temps d’une scène où Garrett fait visiter la ville à son fils, qui s’exclame : « Pourquoi y a deux lavabos ? », référence quelque peu lourdaude à la plus célèbre photo de la ségrégation, Segregated Water Fountain d’Elliott Erwitt (1950). Un autre film sur le sujet, Mississippi Burning (A. Pakula, 1964) s’ouvrait précisément sur une reconstitution de cette photo. Pas de ça ici, le choc visuel est évacué, remplacé par une simple ligne de dialogue. D’une manière plus générale, c’est toute la dureté de la réalité qui est oubliée dans les images ce film, au profit d’une reconstitution esthétisante tellement léchée qu’elle en devient aberrante – des costumes aux voitures rutilantes, tous les accessoires semblent sortis de photos publicitaires de l’année, et Mme Garrett ne se promène jamais sans un bibi et des bijoux assortis à son tailleur ou sa petite robe. Une scène épilogue située en 1968 nous la montrera avantageusement métamorphosée, grâce à une perruque très Black Power. Même dans les moments où les héros doivent dissimuler leur rôle de premier plan en se déguisant en chauffeur ou en homme d’entretien, ils portent des uniformes aux plis impeccables. Ce défaut n’est pas une exclusivité de The Banker, il se retrouve dans nombre de bobines à sujet historique visant à bien nous persuader du caractère révolu des conflits mis en scène, de La Couleur des sentiments (T. Taylor, 2011) aux Figures de l’ombre (T. Melfi, 2016) en passant par Selma (A. DuVernay, 2014). Sous-entendu : regardez ces costumes et ces voitures d’antan, tout comme la question noire, ils appartiennent au passé. Est-il permis d’en douter ? Demandez à Spike Lee…
Business as usual
Il faut bien avouer que si l’on se concentre sur tous ces aspects visuels, c’est qu’assez vite, les subtilités des montages financiers entrepris deviennent difficiles à suivre. Ce n’est pourtant pas faute de longues explications chiffrées.
D’un autre côté, s’il suffisait d’assister à un exemple de transaction pour maîtriser tout cela, il deviendrait contradictoire de nous présenter les personnages comme des génies. Force est de constater que le réalisateur n’a pas su trouver de solution pour résoudre ce casse-tête. L’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est qu’apparaissent en ce moment des films qui nous expliquent que quand on veut on peut. D’ailleurs, dès le début du XXe siècle, nous dit l’air du temps, certains Noirs l’avaient bien compris qui se lançaient déjà dans les affaires, comme cette Madam C. J. Walker, dont Netflix diffuse depuis quelques semaines un biopic sous le titre Self Made. « En fait, c’est toi le révolutionnaire ! » s’exclame l’ami de Garrett. Une fois terminé le récit de son parcours, la morale de l’histoire éclate en musique avec le générique de fin : « There’s a place in the sun / Where there’s hope for everyone ». La ségrégation, finalement, ce n’était que des bâtons dans les roues pour les hommes d’affaires noirs. Place au business, place au rêve américain !

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The Banker (2020 – États-Unis) ; Réalisation : George Nolfi. Scénario : Niceole R. Levy, George Nolfi, David Lewis Smith et Stan Younger. Avec : Samuel L. Jackson, Anthony Mackie, Nia Long, Nicholas Hoult, Jessie T. Usher, Cole Meaney, Paul Ben-Victor et Gregory Alan Williams. Chef opérateur : Charlotte Bruus Christensen. Musique : H. Scott Salinas. Production : Nnamdi Asomugha, Jonathan Baker, Brad Feinstein, Anthony Mackie, George Nolfie, Joel Viertel et David Lewis Smith – Romulus Entertainment. Format : 2.39:1. Durée : 120 minutes.
Disponible sur Apple TV+ le 20 mars 2020.
Copyright photo de couverture : Apple TV+.