C’est compliqué. Avant même de parler de l’histoire du film, et depuis bien avant sa sortie, Tenet est devenu un objet polémique à chaque strate de l’industrie cinématographique à la seconde où No Time to Die, le prochain James Bond, a décalé sa sortie d’avril à novembre.
QUI VEUT LA PEAU DE MARIE AN-TENET ?
Dès lors, l’effet domino des décalages de sorties de films a été exponentiel. Pour cause d’épidémie mondiale fulgurante, pour la première fois de l’histoire depuis qu’il existe, l’été des blockbusters a été annulé. Ce qui représente la majeure partie des bénéfices des salles de cinéma, des studios et de tous ceux qui travaillent plus ou moins directement pour le cinéma ou sur le cinéma. Sans James Bond pour ouvrir le bal, les autres ont déguerpi du planning, réfugiés en fin d’année ou en 2021 pour la plupart. Les salles de cinéma ont été fermées, et quand elles ont ré-ouvert au bout de quelques mois, il n’y avait plus aucun grand titre porteur pour le grand public au sens le plus large. Mais un film restait, en ligne de front. Et c’était Tenet. Oh, certes, lui aussi a été décalé, et plus d’une fois. Mais qu’il s’agisse de la volonté de Christopher Nolan ou du bon-vouloir de Warner Bros, force est de constater la résilience particulière du système a vouloir nous imposer ce film comme le symbole du déconfinement, le porte-drapeau du retour en salles, la mascotte naturelle de ce que l’on a fantasmé comme « le retour à la normale ». Cela pose un problème assez révélateur de notre manière de consommer ces films destinés au plus grand nombre : Tenet n’était pas prévu pour ce rôle. Il n’a jamais été conçu dans ce sens. Au moment où le film a été terminé, l’épidémie n’existait pas, du moins pas en occident. Seuls quelques détails de post-production ont été supervisés après le début du confinement, rien de majeur. Et Tenet n’est pas un Avengers. C’est un film de studio, mais un véritable blockbuster qui porte la marque distincte de son auteur, en thèmes et en style. Ce n’est pas une franchise, c’est un film original et son plus grand argument de vente reste le nom de son réalisateur. Sur un pitch très particulier qu’aucune bande-annonce ne s’est risquée a vraiment dévoiler de façon assez explicite. Tenet a été vendu pour ce qu’il est : un film d’action complexe, nébuleux et qui ne pourra pas parler a tout le monde. De fait, lui donner le rôle de sauveur du cinéma, des salles ou du bien-être artistique ou moral d’Hollywood c’était déjà partir avec une balle dans le pied et les ligaments cassés à coups de marteau.


NOUS VIVONS DANS UN MONDE CLAIR-OBSCUR
Un film ne peut pas être tout à la fois pour tout le monde. Et c’est seulement quand on sort de cette pression invraisemblable et unique dans l’Histoire qu’on peut s’intéresser au film en lui-même. Mais encore une fois, nous sommes stoppés avant d’entrer dans le vif du sujet par un autre contexte, une affaire dans l’affaire, et c’est la problématique des différents formats de Tenet. Que tout ceci est bien frustrant. Mais pour bien comprendre à quel point cette question de formats a de l’importance il faut en avoir fait l’amère expérience. Ainsi, votre serviteur a découvert le film en 70mm (dont il existe seulement 3 copies sur le territoire français). Format adoptant le ratio des salles 2K traditionnelles en 2.20 alors que la majorité du film a été tourné en IMAX 1.43. Traduisons simplement : en 70mm ou dans 99% des salles en France, le film a été découpé, massacré. Il manque la moitié de l’image en haut et en bas sur un nombre irrationnel de plans. Résultat : cela change le découpage, la composition, le sentiment que véhicule le plan, le sens du raccord. Le décalage ne s’est ressenti que à la 2e vision, cette fois en IMAX (et en IMAX numérique donc en 1.90, pas en 1.43, donc il manquait une part non négligeable d’image). Le constat est sans appel : c’est le jour et la nuit. C’est deux films distincts. Oui c’est le même montage, mais en dehors de ça, rien n’est semblable. L’étalonnage semble différent, le mixage audio passe du brouhaha inaudible à une clarté cristalline. L’invisible devient visible. On ne voit vraiment Tenet qu’en le voyant en IMAX. Et alors oui, en IMAX, le spectacle est là et magnifique. Mais ce n’est pas une qualité en soi, c’est même l’inverse. Nolan ne prend pas soin à ce que le film soit aussi fluide, beau et appréciable dans le pire des formats pour le commun des mortels. Il fait donc de son film un sport de riches.
Qui ira le voir en IMAX ? Sûrement des milliers de personnes, mais certainement pas la majorité des gens. Et le ressenti sur le film en est si différent qu’il devient assez banal dans la version 2.20, autant qu’il devient assez fascinant en IMAX. Et une fois de plus, on touche là une contradiction énorme sur le rôle donné à Tenet : on a présenté le film comme celui qui justifiait que les gens retournent en salles pour un film qui montre sa vraie nature uniquement dans des rares salles dans le monde aux places chères. C’est de l’élitisme en soi et le caractère populaire que devrait avoir un tel blockbuster est balayé dès les premières secondes quand les premiers vrombissements de basses de la BO nous font perdre un tympan alors qu’en IMAX, on perçoit le travail subtil de la musique et du sound design. Les personnes qui vous diront ce qu’elles ont pensé du film devraient donc avant tout vous dire de quel film il s’agit, puisqu’il existe autant de Tenet différents que de formats différents. Pour ma part, cette critique s’appuiera sur la version IMAX, puisqu’il s’agit de la plus proche de celle tournée par le réalisateur.


LE PALAIS DU PALINDROME
Un James Bond quantique. Voilà en quatre mots comment résumer ce film. L’intrigue raconte la mission d’un agent de la CIA (sans nom dans le film, simplement nommé « le protagoniste », vraiment, sans blague) qui doit stopper une 3e guerre mondiale temporelle opposant l’humanité du futur à celle du présent. L’enjeu : l’annihilation du monde. L’arme : le temps inversé. Qu’il s’agisse d’une balle, d’un objet, d’une voiture ou d’une personne, l’inversion du temps permet de se faire confronter deux lignes temporelles en contradiction. Autrement dit on peut voir un homme aller à rebours dans le temps se battre contre un homme qui suit le temps de façon linéaire. Et de cette idée naissent des scènes d’action forcément originales, des poursuites, des affrontements et chaque code du film d’espionnage et d’action est détourné par ce dispositif. Par exemple une scène banale d’interrogatoire devient hallucinante passant du côté à l’endroit puis à l’envers du temps, les réponses précédant les questions. Cela fait de Tenet un film à la fois unique et aussi totalement cohérent avec la manipulation du temps explorée par Nolan dans ses autres films. On en trouve des traces dans Memento (2000) et son intro passée en marche arrière et son histoire racontée a rebours, Le Prestige (2006) et son style quasi-épistolaire imbriquant des souvenirs dans des souvenirs, Inception (2010) et sa dilatation du temps par l’excuse des strates des rêves, Dunkerque (2017) et sa narration a 3 temps distincts et enfin Interstellar (2012), la première incursion de Nolan dans les mécaniques quantiques relatives au temps. Et comme pour Interstellar, sa vision du temps est à la fois aussi rassurante que frustrante, nous faisant sentir un grand ordre manifeste finalement imperturbable (ce qui fausse l’idée de suspense au moins a posteriori, puisque tout est joué d’avance) et en même temps l’idée sous-jacente que tout grand destin emportant avec lui l’humanité n’est pas l’œuvre d’une main divine mais bien humaine et d’un individu tirant les ficelles (littérales dans Interstellar avec les cordes derrière la bibliothèque, plus symboliques dans Tenet).
Si l’idée sur le papier est très excitante dans ce qu’elle permet, surtout de ludique par rapport au genre dans lequel il s’inscrit, l’exécution manque un peu de souffle pour convaincre parfaitement. Le premier vice caché d’un pitch si prometteur c’est qu’il faut prendre le temps de l’expliquer, et que tout le monde ne parviendra pas à le comprendre. Ce n’est pas un jugement de valeur en soi, beaucoup de spectateurs intelligents sont sortis du film estomaqués de n’y avoir absolument rien pigé sans aucun complexe. Bien que bavard et long en explications, la complexité de l’effet peut laisser le spectateur frustré ou rempli de questions sans réponses et Nolan dit clairement que c’est au spectateur de s’investir pour « colmater les fuites », autrement dit combler les trous de logique. A ce titre, je dois dire que deux visions du film ne m’auront pas suffit à comprendre les actions de tous les personnages ou leurs motivations à certains moments clés. Le fait de pouvoir reculer dans le temps puis re-avancer en marche avant crée plusieurs doubles dans le monde mais les méchants du film qui ont accès à cette technologie ne semblent pas vouloir profiter de ce joker « infini » pour se garantir la victoire, ni même à pouvoir prédire de qui mourra quand et comment quand bien même ils devraient avoir accès à ces informations cruciales sur le futur. Mais dans l’idée, chaque faille paraîtra fainéante aux yeux des sceptiques ou justifiable aux yeux des fans. C’est un jeu tacite entre le film et le spectateur et c’est à vous de savoir si vous voulez jouez ou non. Un personnage le dit clairement avant le 3eme acte « si vous pensez encore de façon linéaire, inutile d’aller plus loin », nous mettant en garde qu’on va être largués si on a pas été attentifs à la moindre réplique d’exposition du film. Ce qui est assez taquin et sadique en même temps.


QUE DIRE DE TENET ?
Sorti de ce puzzle cérébral qui flattera l’ego du public chevronné comme il insultera celui qui était juste venu voir un film à grand spectacle, que dire de Tenet ? Qu’il s’agit d’un James Bond en fin de compte assez simple et assez creux, une fois mis de côté ses effets d’inversion. Les personnages sont assez peu écrits, encore moins fouillés, leurs interactions encore plus minimalistes que dans les autres Nolan (a l’exception de Dunkerque). Les codes sont si dépouillés que tout semble apparent : Clémence Poesy fait office de Q, Martin Donovan en M, une séquence d’action en introduction avant le titre, et le plus évident : un méchant principal vivant sur un yacht avec sa femme qu’il bat. Exactement comme dans Opération Tonnerre (T. Young, 1965), Jamais plus jamais (I. Kershner, 1983) et Permis de tuer (J. Glen, 1989) – dont il avait déjà copié-collé l’introduction dans The Dark Knight Rises (2012). Nolan est à ce point si obsédé par James Bond qu’il parsème de références évidentes ses films, mais ici c’est cette fois la structure entière d’Opération Tonnerre qui semble servir de squelette au film, avant qu’on y ait ajouté un aspect de SF à la Doctor Who (dont il référence, probablement involontairement, le personnage de River Song) ou Red Dwarf (dont l’épisode Backwards, culte en Angleterre d’où vient Nolan, montrait une Terre à rebours dans le temps face à des héros en marche avant). Et malheureusement, même s’il est très plaisant de voir Nolan s’aventurer sur des terres de plus en plus bondiennes, et même si ses scènes d’action ont ce côté original qui les justifient, le film peine à se démarquer visuellement. Ses séquences de poursuite ou de cascades en voiture ressemblent juste à celles que produiraient encore Europa Corp s’ils n’étaient pas en faillite. Osons le dire : on pouvait en attendre plus de Nolan. Un peu plus. Certes il y a de belles idées, de bonnes cascades et des plans qui interrogent vraiment sur leur fabrication, mais on reste sur notre faim régulièrement en termes d’action, de scope, et de gigantisme propre aux meilleurs Bonds. On pourra toujours se féliciter d’entendre une BO savoureuse de Ludwig Goransson singeant Zimmer mieux que du Zimmer, se féliciter de voir un casting à peu près au poil, à un Kenneth Branagh près cabotinant encore en méchant russe – vous vous souvenez de lui en méchant dans Jack Ryan Shadow Recruit (2014) ?
Non ? Et ben tant pis c’est quand même le même rôle – de beaux set-pieces construits en dur, du travail de maquette, des efforts de la photo en IMAX, du montage assez clair pour une histoire qui ne l’est pas toujours au premier abord, et, soyons honnêtes, l’ensemble n’est pas déplaisant à suivre et laisse en bouche le goût d’un film comme on en a rarement ou jamais vu. Ce qui est déjà exceptionnel pour le Hollywood actuel, convenons-en. Alors qu’importe que le film soit parfois caricatural ou creux dans ses personnages, qu’importe la symbolique lourdingue (le héros s’appelant « le protagoniste », on ne s’en remettra pas), qu’importe que l’esthétique générale soit pauvre ou peu inventive et qu’importe que son action manque d’ampleur ou de générosité. Peut-être que l’important n’est pas là. Tenet nous fait retourner en salles. Nous redonne le goût du spectacle sur grand écran. Nous montre des choses qu’on ne peut pas voir dans la rue. Il nous refait croire à l’impossible. C’est déjà pas mal. Et suffisant pour pardonner à Nolan de nous l’avoir un peu fait à l’envers.
A la production : Christopher Nolan, Emma Thomas et Thomas Hayslip pour Syncopy et Warner Bros.
Derrière la caméra : Christopher Nolan (réalisation & scénario). Hoye Van Hoytema (chef opérateur). Ludwig Göransson (musique).
A l’écran : John David Washington, Robert Pattinson, Elizabeth Debicki, Aaron Taylor-Johnson, Himesh Patel, Dimple Kapadia, Clémence Poésy, Michael Caine, Kenneth Branagh, Martin Donovan.
En salle le : 12 août 2020.