Arrivé dans les salles françaises trois mois après sa sortie aux États-Unis, Tár de Todd Field figure parmi les favoris aux Oscars. Si le film répond aux critères requis pour recevoir une statuette, il est peut-être plus significativement une confrontation directe avec le désenchantement redouté des grands récits, l’aveu dérangeant de notre propre vide.
Tár fait beaucoup de bruit. Nous entendons les vagues d’applaudissements saluant la performance de Cate Blanchett, les sifflements destinés à son alter ego fictif et éponyme, les différentes versions de la Symphonie n°5 de Mahler. Le film est en effet bruyant, car il est avant tout la cristallisation d’un ensemble de paroles, celles, tout d’abord, de la protagoniste, qui s’accumulent, se déversent, saturent le cadre spatio-temporel de sa progression narrative, puis les nôtres, extradiégétiques, qui parachèvent l’œuvre existentielle de la cheffe d’orchestre.
La surcharge verbale des premières minutes s’évanouit peu à peu, finit par laisser place à l’effacement de l’artiste derrière l’image qu’elle renvoie, le retrait de ses mots recouverts par l’obsession d’un langage qui lui échappe, se désiste de la réalité qu’elle a construite, rêvée, jusqu’au fantasme de se hisser à la légende des plus grands, que seul son public, semblable à nous, spectateurs, est en mesure d’approuver ou non. Le film ne peut donc se passer du regard hors caméra, du jugement esthétique de la critique, puisque c’est précisément l’enjeu de l’ascension de Lydia Tár : elle est un évènement créé non pas tant par ses exploits, la multiplication de ses récompenses, que par l’aura, triomphante ou décevante, à partir de laquelle nous choisissons de la percevoir.
De cette mise en abyme du succès, le langage de l’art devient celui du mythe, où les frontières entre la vérité et le mensonge sont brouillées, contournées, pour n’être finalement que le miroir déformant de projections dangereusement humaines, momentanément oubliées dans l’aspiration névrotique au sublime. Comme dans les mythes antiques, la lumière de Lydia Tár est d’une perfection aveuglante, au risque de provoquer sa perte, l’embrasement des ailes de sa gloire. L’éclat du monologue initial finit par s’éteindre dans le silence fracassant de sa descente aux enfers. Le mythe est alors une tragédie invoquant le divin qu’elle dit ressentir lorsqu’elle joue, la hantise de ses fautes la fatalité d’un destin, dont les mouvements symphoniques de Mahler en signent la froideur implacable des actes.
Seule face à elle-même, à la désillusion de son hybris, la cheffe d’orchestre s’attarde devant les propos de son modèle Bernstein, pour lequel la musique traduit ce que nous sommes incapables de dire. Ironie, là aussi tragique : Lydia Tár, maîtresse absolue de l’expression, aussi bien verbale que musicale, jusqu’au point de changer son propre prénom, est dépossédée par la surnature même de l’idole qu’elle pensait avoir réussi à créer de toutes pièces à hauteur divine. Soudainement, tout se tait : elle, la symphonie, le film. Les notes parlent pour elle, les images pour nous. Le génie de Mahler s’essouffle à travers elle, est étouffé par la profondeur de son vide. L’émotion inexprimable propre à la musique relève désormais de l’inhumain auquel appartenait le sacre du personnage : non plus le ravissement devant la transcendance divine de l’art, mais le masque glaçant de sa folie naissante. Le film se termine alors sur la paradoxale inexpressivité de ce visage condamné à vivre avec la déraison qu’il inspire, le bruit aliénant de son non-être.
A la production : Todd Field, Alexandra Milchan & Scott Lambert pour Focus Features, Standard Films et EMJAG Productions.
Derrière la caméra : Todd Field (réalisation & scénario). Florian Hoffmeister (chef opérateur). Hildur Guðnadóttir (musique).
A l’écran : Cate Blanchett, Nina Hoss, Mark Strong, Sophie Kauer, Noémie Merlant, Allan Corduner, Ian Gallego, Adam Gopnik.
En salle le : 25 janvier 2023.