Exit la Maison Blanche, direction Buckingham. Cinq ans après son hypnotique Jackie, Pablo Larraín poursuit son exploration des poupées désenchantées avec Spencer, biopic fantomatique consacré à Lady Di, comme une version horrifique du The Crown de Netflix. Nouveau pays, nouveau château, mais toujours le même principe (concentration du récit sur quelques journées seulement, oscillation étouffante entre intimité et protocole) et des réflexions qui se complètent plus qu’elles ne se répondent sur le sens de l’histoire et la notion de récit. Qu’on se le dise : le réalisateur chilien n’a pas succombé à la folie des remakes et des reboots. Son nouveau film forme avec celui de 2016 un diptyque fascinant, comme hors du temps.
FEMME AU BORD DE LA CRISE DE NERF
C’est Noël. Toute la famille royale se donne rendez-vous sur une de ses terres, dans une bâtisse sans âge, un château austère qui baigne dans une brume si épaisse qu’on en perd son chemin. Seuls les chauffeurs officiels, semble-t-il, en connaissent l’accès. Dès ses premiers plans, le film de Pablo Larraín se détache de l’esprit du conte. Il est « a tale based on a true tragedy », comme on nous l’annonce d’emblée. Oui, il y aura des têtes couronnées et des robes somptueuses, des murs aussi surchargés de tableaux que les tables de victuailles, mais l’ensemble est filmé sans magie, sans éclat. Les couleurs sont ternes, les visages sont morts, le récit adopte les codes du film d’épouvante ; Diana danse au milieu des couloirs vides et des fantômes comme la petite Anastasia du dessin animé. Elle tente d’y insuffler de la vie. En parlant et soufflant trop fort, dans des accès de colère d’autant moins maîtrisés qu’ils sont des appels à l’aide. En se faisant souffrir (boulimie et mutilation) pour se prouver qu’elle existe vraiment, qu’elle est une femme de chair et de sang. Elle jure et s’exhibe. Elle refuse la pudeur pour se donner une matérialité.
Voici tout ce que le Larraín arrive à faire dire à sa Diana par la force de ses images (splendides). Comme souvent chez lui, les dialogues sont décharnés, réduits à leur simple fonction informative. Les membres de la famille royale ne se parlent pas, comme pour mieux faire résonner les jurons, la violence, exprimée par la pièce rapportée. Il y a chez le réalisateur chilien une véritable tension de la parole, qui est aussi secondaire dans la structure de ses films que centrale dans leur trame. Chez Jackie, elle se développait autour du mythe de Camelot qui revenait comme une rengaine et soutenait la Première Veuve dans son travail mémoriel. Mme Kennedy se faisait compteuse officielle, Parque qui tissait une mémoire par journaliste interposé. « Don’t let it be forgot, that for one brief, shining moment, there was a Camelot » lançait-elle aux spectateurs en conclusion du film. Ici, le mythe n’est plus un idéal à atteindre mais une menace qui pèse sur Diana et s’incarne sous la forme d’une biographie d’Anne Boleyn (deuxième épouse du roi Henri VIII, qui la mit à mort pour mieux vivre avec sa maîtresse). La jeune princesse lit cet ouvrage historique comme des prévisions pour sa personne, la gorge serrée par la peur des schémas qui se répètent. Après tout, la famille royale n’est-elle pas le chantre du temps qui frise, avec ses protocoles et ses traditions qui se répètent depuis des siècles et sont défendues contre tout ? L’individu meurt, le récit historique demeure ; une même conclusion chez Jackie et Lady Di. On a cent fois montré une Diana rebelle, mille fois analysé ses rapports tumultueux avec la famille royale ; Pablo Larraín évite la redite en inscrivant sa protagoniste dans sa réflexion signature : celle du temps long, qui vitrifie, boucle, écrase. Sa princesse est une victime de l’Histoire.


Histoire éternelle
C’est là que les parcours des Jacqueline Bouvier et Diana Spencer selon Larraín divergent, voire s’opposent. Toute la dynamique de Jackie visait à montrer comment une femme submergée par les événements peut reprendre la main en s’emparant de la plume. La fausse naïve avait compris mieux que quiconque que si la mémoire des faits meurt avec les hommes qui la portent, le papier résiste au temps. En somme, que le récit triomphera toujours de la vérité, que l’Histoire n’est pas dictée par les dates mais par ceux qui ont conscience de l’écrire. Une conclusion fascinante, surtout à une époque où se développe le concept de « post-vérité ».
A l’inverse, Diana a peur du temps long dans lequel s’inscrit pourtant la famille de son époux. Les traditions et le protocole l’engoncent plus encore que ses robes. « Ici, il n’y a pas de futur, et le passé est le présent », nous explique-t-elle. Le poids des rituels royaux est tel qu’il parvient même à avancer la date de Noël. Pourtant, elle souhaite vivre au présent. Elle n’a pas le choix, d’ailleurs : son avenir marital semble bouché, son passé est peuplé d’épouvantails et de reines assassinées qui la hantent. Le réalisateur matérialise cette claustrophobie temporelle en construisant son film comme une vierge de fer qui se referme. Les personnages subissent d’abord des répétitions annuelles (la traditionnelle pesée de Noël), avant d’être embarqués dans une valse rythmée par les valets qui toquent aux portes, les repas à heures fixes et les immuables ordres d’arrivée (à table ou sur la photo : après la reine, toujours !) La princesse met un point d’honneur à être en retard, moins par caprice que pour se prouver qu’elle est encore capable d’initiative. De même ses exhibitions à la fenêtre de sa chambre, qui lui permettent de maîtriser ce qu’elle offre aux paparazzis qui la traquent. Si elle doit être victime, alors qu’on lui laisse la possibilité d’être son propre bourreau par la boulimie, la mutilation, la nudité ou les provocations de toutes sortes. Très noir, le film se clôt pourtant sur une éclaircie, une virée en voiture belle d’être spontanée. Diana s’envole, Diana chante, Diana fait découvrir à ses enfants les délices des hamburgers. Diana vit, tout simplement. Si Jackie s’achevait sur une allégeance au récit historique, Larraín choisit d’en affranchir sa princesse britannique. « Je me suis demandée ce qu’on dirait de moi dans mille ans. Quand tu es de la famille royale, plus le temps passe, plus on te résume à un mot : Guillaume le Conquérant, Elizabeth la Reine Vierge, Diana… Si je deviens reine un jour, qui serai-je ? » L’Histoire, cette fois-ci, a été clémente en faisant d’elle la « princesse des coeurs », la « princesse du peuple », une princesse à échelle humaine.
A la production : Maren Ade, Janine Jackowski, Jonas Dornbach, Juan de Dios Larrain, Paul Webster et Pablo Larraín pour Fabula Productions, Komplizen Productions et Shoebox Films.
Derrière la caméra : Pablo Larraín (réalisation). Steven Knight (scénario). Claire Mathon (cheffe opératrice). Johnny Greenwood (musique).
A l’écran : Kristen Stewart, Timothy Spall, Jack Farthing, Sean Harris, Stella Gonet, Richard Sammel, Elizabeth Berrington, Lore Stefanek.
Sur Amazon Prime Video le : 17 janvier 2022.