Rock-o-rico : la revanche rêvée de Don Bluth

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Mal accueilli à sa sortie en salles au début des années 90, Rock-o-rico n’a laissé qu’un souvenir duveteux à la « Minikeums Génération ». Son réalisateur, Don Bluth, perdait alors sa longue joute contre son ancien employeur, les studios Disney, dont il venait pourtant d’accomplir un vieux rêve. Les éditions Rimini exhument ce petit trésor de leurs tiroirs sous la forme d’une galette à croquer sans faim. 

Impossible d’évoquer Rock-o-rico sans raconter l’histoire d’un projet « fait de la même étoffe dont sont faits les rêves ». Un vieux fantasme né dans le charnier fumant d’une guerre qui opposa les héraults de l’animation hollywoodienne dans les années 30. Après avoir terrassé les Fleischer Brothers sur leur propre terrain avec Blanche-Neige et les sept nains (1937), Walt Disney rêve de barbouiller sur celluloïd les mythes les plus édifiants de la littérature occidentale. Aussi acquiert-il les droits d’adaptation d’une légende vieille de huit siècles, le Roman de Renart, récit anthropomorphique dont le personnage éponyme, un goupil roublard, ne peut cependant pas, selon lui, prétendre éduquer les bambins en culottes courtes. Au mi-temps des années 40, l’oncle Walt, échaudé par l’échec cuisant de Fantasia (1940), s’intéresse alors à Chantecler, coq dupé par l’animal facétieux. Le projet traverse la décennie suivante, se greffant à d’autres oeuvres du studio. Disney envisage ainsi de l’incorporer dans une séquence animée de son premier long-métrage en prise de vues réelles, L’Île au trésor (1950), puis se ravise. Le rêve se mue peu à peu en vieille marotte.

Marc Davis, animateur de Bambi et de la Fée Clochette, en témoigne dans The Animated Man: A Life of Walt Disney (M. Barrier, University of California Press, 2008) : « Nous avons développé une histoire sur Chantecler, et lorsqu’on en a parlé en réunion, la réponse était non ! L’excuse, c’était qu’on ne pouvait pas créer une personnalité à partir d’un coq. » Le scénariste Bill Peet démoralise à son tour les troupes de Disney, évoquant la bizarrerie d’un tel projet. Les animateurs fignolent néanmoins pendant six mois un scénario agrémenté de dessins préparatoires. Mais l’oncle Walt boude leurs storyboards. Les dessins préparatoires de Chantecler se dilueront finalement dans la production de Robin des Bois (1973), projet pitché par… Peet. Un camouflet de trop pour Don Bluth, un animateur désespéré par la lente dégringolade du studio à l’origine de sa vocation « Quand Walt est mort en 1966, un homme du nom de Woolie Reitherman – Wolfgang Reitherman -, a pris la relève », racontait-il en 2001 à Crescent Blues. « Woolie était un pilote de chasse de la Seconde Guerre Mondiale et il était [trop] timide pour exprimer ses émotions. Je ne pense pas que c’était Walt. » Don Bluth essaie alors déjà de réenchanter le cinéma d’animation chaque soir dans son garage…

DON BLUTH ET LE SECRET DE CHANTECLER

Au début des années 80, Disney ne fait guère plus rêver grand monde. Des productions aussi ambitieuses que Le Trou Noir (1979) et Tron (1982) ne parviennent pas à redorer le blason de la firme qu’on imagine fermer ses portes à la mort de Wolfgang Reitherman, victime d’un accident de voiture à Burbank, en 1985. La SF et le gaming réussissent pourtant bien à Don Bluth et ses anciens collègues de Disney, Gary Goldman et John Pomeroy. Leur association lui permet de réaliser son premier film d’animation, Brisby et le Secret de NIMH (1982), de développer des classiques du jeu vidéo (Dragon’s Lair, Space Ace), mais surtout de s’imposer comme le principal rival de son ancien employeur, malgré la faillite à l’horizon. « D’un point de vue créatif, ça a secoué Disney », confiera-t-il plus tard au Los Angeles Times. Au cours de la tournée promotionnelle de NIMH en Europe, Don Bluth annonce la pré-production de Chantecler, l’histoire d’un coq persécuté par un renard jusque dans ses rêves. Cette relecture des Contes de Canterbury de Geoffrey Chaucer disparaît dans le tumulte d’une grève des animateurs américaines longue de dix mois.

Une banqueroute plus tard, Don Bluth ressuscite sa société avec l’aide de Morris Sullivan, un courtier de Los Angeles bluffé par NIMH.  « Il est arrivé quand nous étions désespérés, et il nous a sauvés », racontera-t-il au Times en 1989. Sa renaissance, Don Bluth la doit aussi à Steven Spielberg qui le courtise pour développer coup sur coup Fievel et le Nouveau Monde (1986) puis Le Petit Dinosaure et la Vallée des Merveilles (1988), deux mastodontes au box-office. Mais lorsque Disney reprend du poil de la bête sous l’impulsion de son nouveau président, Jeffrey Katzenberg, l’horizon s’obscurcit sous le ciel d’Irlande où Don Bluth a déménagé ses ateliers, les plus grands d’Europe, avec un peu moins d’une centaine de collaborateurs, leurs familles et animaux domestiques. Produit à Dublin par la société britannique Goldcrest Films, Charlie (1989) quitte les cinémas la queue entre les jambes. Le triomphe de La Petite Sirène (1989) innonde les cinémas. Bluth est battu par les flots, mais ne sombre pas.

COMME UN COQ EN PÂTE

Inutile de compter sur la suite de Fievel pour se refaire : Spielberg lui a fait faux bond avec son propre studio, Amblimation. Pire : il s’est compromis avec Katzenberg en produisant Qui veut la peau de Roger Rabbit (1988), une prouesse technique (presque) sans précédent. Don Bluth émulera donc ses challengers sur leur propre terrain avec Chantecler, relecture de la pièce de théâtre éponyme d’Edmond Rostand sur un coq persuadé faire se lever le soleil à se lever par la seule force de son chant. « C’était plus compliqué que ce qu’on proposait d’habitude à un public d’enfants de 4 ans, alors on l’a détourné et essayé de le dire aux enfants – si vous perdez votre confiance en vous, vous ne pouvez rien faire », expliquera-t-il au LA Times en 1992. « On a raconté ça sous la forme d’une sorte de dessin animé loufoque. » Coqueluche de la basse-cour, Chantecler devient sous le coup de crayon de Bluth un épigone d’Elvis Presley. « C’était un coq, il se pavanait. Elvis était le grand héros de mon enfance. » Un héritage artistique qu’il assume en offrant le rôle de Chantecler à un ancien guitariste du King, Glen Campbell. « A l’origine, il ne devait pas imiter Elvis. En fait, nous étions très timides à l’idée de lui demander de le faire. Mais une fois qu’il a entendu la musique, il a commencé à rire et nous ne savions pas comment il allait le prendre. Mais il s’est approché du micro. Il a soudainement imité Elvis. Et puis il a dit : « Les Jordanaires [les choristes d’Elvis Presley, ndlr] sont en ville. Amenons-les et faisons-les chanter. »

Au tournant des années 1990, la production de Chantecler, rebaptisé Rock-o-rico d’après un scénario de David N. Weiss (Charlie), progresse si bien que Bluth révèle déjà le synopsis à la presse : « C’est l’histoire d’un personnage nommé Chantecler qui pense que lorsqu’il chante, le soleil se lève. En réalité, c’est le cas, jusqu’à ce qu’un jour, dans la cour de la ferme, un autre coq se batte avec Chantecler et l’occupe tellement que le soleil, qui a l’habitude de se lever chaque matin à cette heure-là, pointe sa petite tête par-dessus la colline. Chantecler n’a pas chanté et quand il voit que le soleil s’est levé sans lui, il est abattu. Tous les animaux de la ferme se moquent de lui, alors il s’en va en disant : « Je ne suis personne ». Le soleil est très contrarié après ça et se cache derrière les nuages pour ne plus jamais sortir. Pendant ce temps, le coq s’en va à la ville et devient une rock star, qui rappelle beaucoup Elvis Presley. Les animaux de la ferme se rendent compte qu’ils ont des problèmes parce que la pluie est arrivée, que le monde est inondé et qu’il n’y a plus de soleil. Ils se rendent donc en ville et tentent de ramener Chantecler à la maison. »

LA REVANCHE D’UNE BLONDE

Pour damer le pion à Disney, Don Bluth conçoit sa propre version de Jessica Rabbit, Goldie Pheasant, une poule de luxe parée d’une poitrine plus opulente que son modèle. Goldcrest ne goûte pas à cette surenchère mammaire. Rock-o-rico doit chanter sa mélopée au plus large public. Ces seins que le public américain ne saurait voir disparaîtront donc sous un col en plumes. Un même coup de baguette transformera le verre de vin de Chantecler en soda, un héros ne pouvant compter sur les bienfaits de la dive bouteille. Don Bluth doit se plier aux moindres exigences de ses producteurs, quitte à extraire l’une des séquences préférées de son équipe. « C’était la scène où le Grand Duc [un hibou maléfique doublé par Christopher Plummer en VO, ndlr] était dans sa cuisine en train de préparer une tourte à la mouffette. C’était un bébé mouffette avec la voix d’un acteur de huit ans. Goldcrest nous a fait couper la plupart de cette séquence, même si le bébé mouffette s’échappe. Cette séquence était l’une des séquences préférées des enfants de l’équipe. Ce fut une grande déception car elle suscitait certains des plus gros rires du film. Nous avons vraiment eu l’impression que le film était vidé de sa substance. »

Au milieu de cette cacophonie, Don Bluth doit composer avec la mort de Victor French, réalisateur chargé des scènes en prise de vues réelles, et une action en justice intentée par Goldcrest. En mars 1991, la firme demande aux tribunaux irlandais de liquider son studio, incapable, selon elle, de rembourser un prêt de 300 000 dollars et d’honorer les dettes contractées auprès d’autres créanciers. Les producteurs de Goldcrest abandonnent leur requête un mois plus tard lorsqu’ils trouvent un accord amiable et signent un contrat leur garantissant de distribuer trois films produits par Rich Entertainment, un studio d’animation religieux. Mais Rock-O-Ricko embaume déjà le gibier faisandé. Les déboires judiciaires de Bluth sèment l’inquiétude chez les distributeurs. La Samuel Goldwyn Company, plus aventureuse – on lui doit d’avoir importé aux États-Unis des anime de la Toei dès les années 80 -, investit une quinzaine millions de dollars dans une campagne publicitaire massive en vue d’une sortie américaine en avril 1992. Pendant que Chantecler s’époumone à la Macy’s Thanksgiving Day Parade à l’automne, Don Bluth voit s’éloigner la menace d’un face-à-face avec Disney, dont le prochain film, Aladdin, ne débarquera en salles que sept mois plus tard. A l’arrivée, seul Beethoven et des critiques mitigées rentreront dans les plumes de Rock-o-rico, dont la facture classique et la BO endiablée peinent à rehausser l’indigence de son scénario, évocation en filigrane du cannibalisme du show business. Dans un geste très pavlovien, les spectateurs français se raccrocheront au doublage d’Eddy Mitchell, disciple presleyen doublé d’un cinéphile prosélyte (La Dernière Séance) qui trouve en Chantecler l’un de ses plus beaux avatars.

Rock-o-rico est disponible en DVD et Blu-ray aux éditions Rimini.

Copyright photo de couverture : Jacques Bourguet / Sygma / Getty Images.