Pourquoi faut-il revoir L’Homme qui voulut être roi ?

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Un doux parfum de sable chaud embaume la VHS de L’Homme qui voulut être roi. A cette fragrance surannée s’ajoute celle, âcre, du cigare que mâchonnait John Huston, fumeur invétéré, mais surtout archétype de la  virilité d’un autre âge. Celui des « tough guys » qui en avaient (To Have and Have Not, 1944), des « hombres » ruisselants de sueur (Le Trésor de la Sierra Madre, 1948) et des parties de chasse en Tanzanie (L’Odyssée de l’African Queen, 1951). L’Homme qui voulut être roi sort pourtant aux États-Unis en décembre 1975, quelques mois après l’exubérance drag du Rocky Horror Picture Show (J. Sharman). Un OFNI perdu au beau milieu des seventies en somme. Car chez Huston, point de bas résille à paillettes ni de transsexuels extravertis, mais des canailles de soldats portées sur les femmes et la poudre à canon. Vous êtes prévenus : si vous n’aimez ni les camaraderies viriles, ni les histoires de bons sauvages, passez votre chemin ou allez vous faire f… !

LA DERNIÈRE ÉPOPÉE DE JOHN HUSTON

L’Homme qui voulut être roi, c’est d’abord une nouvelle de Rudyard Kipling, père de la bande à Mowgli pour les disneyphiles un tantinet éclairés, romancier prolifique et infatigable exégète de l’impérialisme britannique pour les rats de bibliothèques que nous sommes. Plus jeune lauréat du Prix Nobel de Littérature (qu’il reçoit à l’âge de 42 ans seulement), Kipling a également laissé derrière lui une longue liste de poèmes dans la plus pure tradition victorienne – de celle qui justifia les débordements colonialistes de la Reine aux Indes orientales – que Huston se vantait d’ailleurs de connaître sur le bout des doigts depuis la plus tendre enfance. L’exotisme façon « ancien Empire » de la nouvelle originale publiée en 1888 fascine le cinéaste au point de caresser le doux rêve de l’adapter sur grand écran avec son irlandais de père, le grand Walter H., et Clark Gable dès les années 40 sans doute quelques temps après avoir envoyé le premier pister l’or de la Sierra Madre. Le trésor de Kipling est bien plus vaste : il s’agit d’un pays tout entier à conquérir, le Kafiristan, province montagneuse perdue au nord-est de l’Afghanistan, visitée par Alexandre le Grand quelques 1500 ans plus tôt. « Aucun [autre] homme blanc n’y est jamais entré… et n’en est ressorti vivant. » Daniel Dravot et Peachy Carnehan, deux ex-artilleurs de l’armée, un brin fripouilles mais intrépides, ambitionnent d’y monter leur propre régiment et d’unifier les tribus dans le seul but de s’emparer du trône. Racontée par le second sous la forme d’un long flashback à Kipling en personne, alors correspondant pour le Northern Star (incarné chez Huston par Christopher Plummer), l’épopée comporte son lot de batailles homériques, de paysages grandioses et de beautés orientales. Cigare au bec, Huston imagine une grande fresque épique réalisée à grands frais dans la lignée des bobines d’aventures tournées à la chaîne dans les studios hollywoodiens tout au long des années 30. Réaliser une énième variation autour de Gunga Din (G. Stevens, 1939) restait encore envisageable vingt ans plus tard avec de vrais durs comme Gable, roi en son pays [l’acteur était surnommé le « King of Hollwood », ndlr] et Bogart. Les problèmes s’accumulent pourtant dès les années 50. Gable, un brin tatillon, exige de lire le scénario avant de sortir de son ranch, puis claque entre les doigts de Huston à cause d’une crise cardiaque. Bogart se fait aussi la malle suite à un méchant cancer de l’œsophage. Une dizaine d’années durant, le cinéaste ne cesse de bâtir des châteaux en Espagne, ou du moins, en Grèce, au Pérou, en Afghanistan ou encore au Bhoutan, quitte à s’y faire parachuter le temps de tourner son film ( !) 

Cary Grant dans Gunga Din, adaptation d’un poème de Rudyard Kipling par George Stevens sortie en 1939 © Alexander Kahle/RKO

Humphrey Bogart embringué dans une chasse au trésor dans la Sierre Madre par John Huston, en 1948 © Mac Julian/Warner Bros.

Son casting rêvé change au gré des projets qu’il parvient à concrétiser entre temps. Huston rapatrie ainsi Robert Mitchum de Dieu seul le sait (1957), Richard Burton de La Nuit de l’Iguane (1964), Marlon Brando de Reflets dans un œil d’or (1967) et enfin Paul Newman de Juge et Hors-la-loi (1972). Ce dernier, flatté de recevoir le genre d’offre qu’on ne peut refuser, jette l’éponge, se considérant trop américain pour une œuvre qui fleure bon le gin. Après avoir tourné une dernière fois sous la direction du réalisateur malade dans un médiocre thriller sorti en 1973 (The Mackintosh Man), Newman oriente les deux John, Huston et son producteur Foreman, vers deux collègues britanniques, Sean Connery et Michael Caine, deux ex-prolos unis par une amitié vieille de vingt ans, pour incarner respectivement Dravo et Carnehan. Le premier, un vrai tatoué, aime autant les femmes que le whisky. Une aubaine pour Huston qui a la descente et la conquête faciles. Le second a répondu à l’appel sous les drapeaux dans sa jeunesse, ce qui épargnera de lui apprendre le maniement d’une arme à feu. Connery n’hésite pas un instant à s’embarquer à bord d’une aussi grosse production où l’on ne l’obligera à porter ni un smoking ni un toupet. Caine, lui, admire suffisamment Huston pour signer à l’aveugle un contrat avec un homme qu’il compare à « Dieu après une nuit blanche ». Entourée d’une équipe de vieux de la vieille, dont le chef décorateur Alexandre Trauner, quasi doppelgänger de Billy Wilder, le réalisateur recrée les mystérieuses citées d’or décrites par Kipling entre les Alpes françaises et l’Atlas marocain, le temps d’y dépenser les 8 millions de dollars soutirés à Columbia au terme d’une épopée hollywoodienne longue de trente ans. Presque septuagénaire, John Huston renoue ainsi avec le faste du vieil Hollywood en tournant in situ une production pharaonique d’un autre âge à près. A titre de comparaison, Columbia Pictures n’accordera que la moitié de ce budget à John Millius pour tourner une autre épopée avec Sean Connery, Le Lion et le Vent, sortie la même année que L’Homme qui voulut être roi.

Sean Connery, John Huston et Michael Caine sur le tournage de L’Homme qui voulut être roi, en 1975 © Kathy Fields/Columbia Pictures Corporation

« Peachy » Caine et sa femme, « Roxanne » Shakira, sous le soleil marocain, en 1975 © Kathy Fields/Columbia Pictures Corporation

LE PANACHE DE SEAN CONNERY

John Huston n’a peur de rien : ni de laisser son équipe tourner sans lui une scène en pleine montagne pendant qu’il dessaoule plus bas dans son hôtel à Chamonix, ni de dépeindre des peuplades orientales barbares « qui ont la peau foncée et sont moches ». Bien sûr, il est difficile de passer outre l’arrogance colonialiste d’un pareil « connard paresseux », comme le racisme de Kipling, « prophète de l’impérialisme britannique » tant décrié par Orwell. Profondément attaché à l’Irlande, où il s’est d’ailleurs exilé au début des années 50 en réaction à la chasse aux sorcières de McCarthy, Huston ignorait-t-il ces considérations du romancier : « avant l’arrivée des Anglais en 1169, les Irlandais étaient des voleurs de bétail vivant dans la sauvagerie » ? Sans doute. Du moins, peu importe. La géographie n’a jamais été son fort, contrairement à Kipling. Difficile de ne pas sourire quand on imagine un aventurier de la trempe de Huston débarquer au Pakistan dans l’espoir d’y embaucher des blonds aux yeux bleus. « Nous n’avons pas rendu le monde meilleur » concluent Dravot et Carnehan au terme de leur périple. Ces hommes qui voulurent être rois incarnent chacun à leur façon les multiples facettes d’un monde révolu, celui des contrées lointaines fantasmées, des plaisirs de la chair scandaleux, des héros incorruptibles et de l’esprit d’aventure érigé en modus vivendiIl n’y a point d’anti-héros dans cette histoire profondément imprégnée de préceptes judéo-chrétiens. Pas même du côté des vilains « sauvages ». Dravot et Carnahan pêchent par excès d’orgueil. Les deux superbes canailles s’arrogent le droit de régner sur un peuple sans connaître sa culture et de duper un ordre religieux tout entier en prétendant venir des sphères célestes (« Nous ne sommes pas des dieux, mais des Anglais. Ce qu’il y a de mieux juste après eux ») jusqu’à ce que la chair ne les trahisse. Dravot prend femme (ici incarnée par l’épouse de Michael Caine, Shakira, dans l’une de ses très rares apparitions sur grand écran), contrevenant au dogme local, et saigne accidentellement, achevant ainsi de prouver qu’il est humain, trop humain. « L’Inde [n’était peut-être] pas assez vaste pour des hommes comme [eux]. » Le monde n’aura pas non plus suffi à John Huston, farceur invétéré devant la Mort, s’offrant le luxe de fumer comme un pompier malgré son emphysème. Aussi, L’Homme qui voulut être roi raconte la quête illusoire d’Achab qu’il mit en scène vingt ans plus tôt dans son adaptation du Moby Dick de Meville. Mais si le plus célèbre des capitaines de baleinier sombre avec son navire sans jamais harponner le cachalot éponyme, Dravot et Carnahan, eux, accomplissent leur mission en gardant la tête haute. C’est même peut-être la dernière grande image prégnante du film lorsqu’on éjecte la VHS du magnétoscope.  

Sean Connery, planté au beau milieu d’un pont de cordes suspendu au-dessus d’un ravin, chante avec son plus bel accent écossais un hymne populaire de l’évêque anglican Reginald Heber dédié aux saints et aux martyrs (The Son of God Goes Forth to War). La séquence, parmi les moins spectaculaires du métrage, atteint des sommets d’émotion dans sa simplicité même. Elle détonne d’autant plus que pendant près de cent-vingt minutes durant, Connery, cynique à souhait, s’est imposé en roi tout-puissant, capable de provoquer une avalanche d’un éclat de rire et de rallier une tribu à sa propre cause. Les cinéphiles acharnés s’efforceront d’y trouver une métaphore de la vie de John Huston, lui-même autrefois propriétaire d’une mine d’argent au Mexique. L’aventure l’aura épuisé si bien qu’il n’aura pas la force d’imposer à la Columbia un compositeur pour la bande originale de son film [Maurice Jarre en signe finalement la musique, ndlr]. L’odeur de sable chaud s’est estompée. La neige tombe désormais à gros flocons sur l’écran noir. De ceux qui parasitent les VHS de notre enfance recouvertes d’une fine pellicule de poussière là-haut sur l’étagère. Huston, Connery et Caine ne cesseront jamais de de conquérir notre cœur en même temps qu’ils gravissent des sommets.

L’Homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King, 1975 – États-Unis et Royaume-Uni) ; Réalisation : John Huston. Scénario : John Huston et Gladys Hill d’après l’oeuvre de Rudyard Kipling. Avec : Sean Connery, Michael Caine, Christopher Plummer, Saeed Jaffrey, Larbi Doghmi, Jack May, Karroom Ben Bouih, Mohammad Shamsi, Albert Moses, Paul Antrim, Graham Acres, The Blue Dancers of Goulamine et Shakira Caine. Chef opérateur : Oswald Morris. Musique : Maurice Jarre. Production : John Foreman et William Hill – Columbia Pictures et Devon/Persky-Bright. Format : 2.39:1. Durée : 129 minutes.

Sortie originale le 17 décembre 1975 aux États-Unis, puis le 21 avril 1976 en France.

Disponible en VHS depuis 1989.

Copyright illustration en couverture : Graphicook/Kathy Fields/Columbia Pictures.

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