Les grands films, c’est un peu comme les grands vins : au milieu d’une dégustation de crus d’exception, il y en a forcément un qui semble plus faible que les autres. C’est malheureusement la position de Punch-Drunk Love (2003) dans la brillante filmographie de son auteur, Paul Thomas Anderson. Car, ne nous y trompons pas, le film force autant le respect que les autres, c’est juste que pour son quatrième film, Anderson se calme un peu et accouche d’une superbe comédie romantique à la flamboyance contenue mais bien présente. Essayons de comprendre pourquoi ce discret chef d’œuvre est si à part dans la filmographie de son auteur, et si peu présent dans le cœur des admirateurs de celui-ci.
Quelque part sur une des longues avenues du vaste plateau de la San Fernando Valley, à Los Angeles, se trouve l’entrepôt de Barry Egan. Ce modeste entrepreneur pétri d’angoisses et de frustrations mène une existence solitaire, raisonnable et effacée, passée à gérer son business stagnant de déboucheurs de toilettes ventousés et à subir les brimades successives de ses sept sœurs despotiques. Depuis peu, il cultive une obsession pour l’opération promotionnelle d’une compagnie aérienne, pour laquelle il entrevoit une faille qui pourrait le rendre riche en miles. Le jour où il découvre un harmonium sur le trottoir de son bureau est aussi celui de sa rencontre avec la belle Lena. Ces deux événements apparemment dissociés bousculent la monotonie de son quotidien et le poussent à reprendre sa vie en main. Celle-ci peut enfin commencer.
HOMMES MODÈLES
Aujourd’hui encore, Punch-Drunk Love apparaît comme l’un des films les moins connus d’Anderson et probablement l’un des moins estimés. À quoi est-ce dû ? Replaçons-le dans son contexte pour trouver quelques pistes d’explications. En premier lieu, on constate que sa place dans la filmographie de son auteur joue pour beaucoup dans cette postérité particulière. C’est un film qui arrive après trois œuvres singulières, dont deux vraiment marquantes. Si Anderson avait démarré au cinéma avec Punch-Drunk Love, il est à parier que ce film ne connaîtrait pas le même sort. D’une part parce qu’on est toujours plus conciliant, et souvent a posteriori, avec le premier film d’un grand réalisateur, et d’autre part, parce que ses qualités sont indéniables.
Mais c’est bien Hard Eight (1996) qui jouit de son statut privilégié et un peu intouchable de « premier film », soit quelque chose de perfectible mais très prometteur. Puis, dès le suivant, Anderson frappe fort avec Boogie Nights, pour lequel il arrive à réunir un solide casting (Burt Reynolds, Julianne Moore, Mark Wahlberg) et un scénario démesurément ambitieux et original pour un jeune cinéaste de 27 ans. En 1997, ce deuxième essai réussi confirme son talent et le place tout de suite dans la liste des cinéastes à suivre. Si Anderson cite allègrement Scorsese dans la réalisation de Boogie Nights, les influences de Magnolia (1999), son troisième film, sont puisées dans les films chorals de Robert Altman, son mentor de toujours. Ours d’Or au festival de Berlin en 2000, cette histoire entrelace durant trois heures les récits dramatiques de plusieurs destins. Un procédé de mise en scène aussi organique que froid, un montage fiévreux et une direction d’acteurs qui détonne font de Magnolia une œuvre sidérante et empreinte d’un lyrisme orageux. Voilà pour l’avant.
UN TREMPLIN POUR LA GLOIRE
Arrivé à ce stade, Paul Thomas Anderson est un réalisateur vénéré par son public et chouchouté par ses producteurs. Chacun voit en leur nouveau poulain un futur grand auteur. Fort de ses deux précédents succès et d’un prix très prestigieux, ce dernier a le champ libre pour sa prochaine réalisation. Son choix se porte sur un scénario a priori bien éloigné de ce que l’on attend de lui après deux films-fleuves : Punch-Drunk Love, soit une comédie, qui plus est romantique, de seulement 90 minutes, avec Adam Sandler pour tête d’affiche. Autant d’éléments qui commencent déjà à écrire la destinée du film. Est-ce que les habitués de PTA regrettent sa patte gentiment virile et frontale ? Les amateurs du genre ne savent-ils pas trop quoi faire de cette romance estampillée « auteur » à l’humour innovant ? Les fans de Sandler sont-ils déroutés par sa présence dans un film aux codes différents des précédents ? Toujours est-il que, malgré le Prix de la Mise en scène glané à Cannes en 2002, le succès du film à l’international est tout relatif et les entrées remboursent à peine le budget de production.
Tout cela est sans incidence dans la carrière de son réalisateur. En effet, il planche déjà sur son futur projet, un film de grande ampleur avec la star Daniel Day-Lewis. Le film sort cinq ans plus tard et c’est à ce moment-là que s’effectue la bascule. There will be blood (2007) est le premier succès grand public d’Anderson (attirant même une nuée de film bros), ainsi qu’un vrai tournant dans sa carrière. Ceux à qui il avait manqué retrouvent leurs marques avec des thèmes plus éloquents, et ces personnages d’hommes sombres et torturés sur fond de capitalisme poisseux. Tout le monde s’accorde alors pour dire qu’il s’agit d’un des meilleurs films américains de la décennie. Anderson est en position. Et qu’importe si les films suivants, le sublimement austère The Master (2012) et Inherent Vice (2014), film de détective barré, sont considérés comme des échecs commerciaux, le consensus critique et cinéphile est, lui, très favorable à ces deux œuvres complexes. PTA retrouve ensuite Day-Lewis pour Phantom Thread (2017). Il atteint avec ce dernier un nouveau seuil de perfection visuelle et scénaristique qui, une fois encore, lui redonne les honneurs du box-office et des nominations aux Oscars. Enfin, Licorice Pizza (2022), son dernier en date qui s’inscrit dans la mouvance hollywoodienne de films centrés autour de l’enfance de leur cinéaste et/ou d’une période de cinéma révolue (voir aussi The Fabelmans, Once Upon a Time in Hollywood, Armageddon Time…). L’accueil de Licorice Pizza est également dithyrambique et son insertion dans cette série de films nostalgiques scelle encore un peu plus le statut de son auteur et de ses films. Voilà pour l’après.
ULTRAMODERNE FINITUDE
C’est bien beau, mais où est Punch-Drunk Love dans tout ça ? À ce stade, cela fait longtemps qu’il s’agit pour beaucoup d’un lointain souvenir. C’est vrai que comparé à tous les autres, il se retrouve noyé dans une masse prestigieuse à côté de laquelle il serait difficile pour quiconque de faire le poids. Est-ce vraiment avec son ambition sommaire, sa durée standard, son absence de stars (ou en tous cas leur emploi hors sujet) et son statut bancal de comédie romantique sérieuse et pour adultes, qu’il entend se mesurer au reste de la troupe ? Et bien qu’on le croie ou non, la réponse est oui.
À l’occasion de son 20e anniversaire, le film retrouve le chemin des cinémas dans une version restaurée pour permettre à des chanceux de découvrir ou de redécouvrir cette pépite qui n’a rien à envier à ses frères. Bon, le creux du mois d’août n’est peut-être pas la meilleure des stratégies pour lui assurer les foules, mais ça a au moins le mérite de replacer l’église de Punch-Drunk Love au milieu du village de Paul Thomas Anderson. Car pour l’auteur de ces lignes, fervent dévot de cette obédience, c’est ni plus ni moins de ça dont il est question. Un film d’une grande finesse, donnant à voir de manière unique des marginaux aussi attachants que délicats. Une mise en scène inventive et enlevée, qui ne cesse de mettre en valeur les tribulations de Barry et Lena. Un délicieux duo de personnages névrosés, tellement tangibles qu’ils en deviennent irrésistibles. Un scénario moderne et plus que jamais valable, qui révolutionne avec modestie un genre balisé, voire borné, et essoré au fil des années. Une romance initiée à l’envers par Lena, une femme décidée mais fragile jouée par une Emily Watson désarmante. Un écrin dramatique pour Adam Sandler, acteur habitué des comédies plus ou moins potaches, qui livre ici une performance qui révèlera sa palette de jeu et changera son image. Une ode à Los Angeles, pourtant impitoyable jungle individualiste, où une sorte de magie est toujours susceptible d’opérer, malgré tout. Une musique décalée, indolente autant que rythmée, accompagnant le récit comme une élégante fanfare itinérante. Un grand Philip Seymour Hoffman à jamais dans nos cœurs, une série de clins d’œil à Altman, un final Hawaiien… Bref, une histoire bourrée de charme mais sans grandiloquence. Son auteur sait, pourtant, qu’il en est capable, mais il se donne pour contrainte de condenser son observation intelligente des rapports humains, son sens affûté des dialogues et son humour insolent dans une forme qui ne lui ressemble pas, a priori.
Il y a bien un avant et un après Punch-Drunk Love, mais pas seulement pour son réalisateur, pour son public également. Bien qu’elle ait jouée en sa défaveur, sa position particulière dans l’œuvre de PTA apparaît aujourd’hui comme tout à fait cohérente. Bijou fragile pris en sandwich entre deux œuvres plus musclées, marchepied involontaire d’un écrasant succès à l’origine d’un tournant pour son auteur, film intimiste permettant à ce dernier de se recentrer, Punch-Drunk Love est aussi un objet précieux et pas rancunier sur lequel le temps ne semble avoir aucune prise. Un très grand cru à savourer jusqu’à l’ivresse.
A la production : Paul Thomas Anderson, Daniel Lupi & Joanne Sellar pour New Line Cinema, Ghoulardi Film Company & Revolution Studios.
Derrière la caméra : Paul Thomas Anderson (scénario & réalisation). Robert Elswit (chef opérateur). Jon Brion (musique).
A l’écran : Adam Sandler, Emily Watson, Philip Seymour Hoffman, Luis Guzman, Mary Lynn Rajskub, Rico Bueno, Jim Smooth Stevens, Larry Ring.
Ressortie en salles le : 9 août 2023.