Premier Contact : Denis Villeneuve aux limites de l’expérience humaine

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Après Prisoners (2013) et Sicario (2015), Denis Villeneuve entame, en 2016, son cycle de science-fiction avec Premier Contact. Si le cinéaste semble délaisser le réalisme haletant et tragique de ses premiers films, cette entrée dans l’irréel en est un prolongement, continuant d’investir les limites de l’expérience humaine jusqu’au risque de son insignifiance. Ce « premier contact » est alors le nécessaire recours au renouvellement de notre manière de voir et dire le monde, auquel nous initie l’invasion extra-terrestre, vision dédoublée des profondeurs de l’image cinématographique.

Premier Contact pourrait être un film de science-fiction tel que nous avons l’habitude de voir, articulé autour de l’opposition manichéenne entre les envahisseurs et la survie de l’humain. Ne s’enlisant nullement dans le schématisme, il propose au contraire d’investir la contradiction en la supprimant, en effaçant la limite de l’inhumain et de la Terre alors fondus dans un même continuum, une même continuité spatio-temporelle de la transgression, celle d’une métaphysique devenue transformation surhumaine de la nature même de l’homme, de la vocation transcendante de son être éminemment temporel.

Le titre anglais de Premier Contact, Arrival, rend compte de la fissure fondamentale, de cette arrivée qui fait évènement dans la révision historique, de cette rupture épistémologique dans l’ordre de la connaissance, où la frontière entre ce qui est et ce qui ne s’est jamais vu est franchie par l’étrangeté d’une présence, l’inconnu d’un dialogue, intriquant le même et l’autre, le normal et l’anormal, l’être et la menace de sa suppression. Car, comme l’indique cette fois-ci le titre français, cette « arrivée » est avant tout un « premier contact », l’invasion inaugurale d’une altérité originelle au coeur du processus vital, qui trouve, à rebours des attentes, son sens dans le miroir tendu de ce nouveau langage extra-terrestre : il s’agit en effet de redonner toute sa place à la parole, à la fécondité du signifiant, à la matérialisation esthétique des signes aliens, qui, par la fluidité de leur incarnation au présent, nous exposent à la durée virginale d’une conscience conquise non plus dans la prévision logo-centrée de son savoir, mais dans la liberté expressive de cet intarissable réservoir d’esquisses produites, messagères d’une volonté commune à dire l’impossible, traduire l’invisible d’une réconciliation avec la vie en-deçà de la mort.

Sony Pictures Releasing
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UNE PAROLE VENUE D’AILLEURS

Dire vraiment revient alors à voir autrement, et ce renversement de la perception s’opère à partir de l’appréhension inédite du temps dévoilée dans le langage intempestif de ces créatures, toujours reculées, dissimulées derrière l’apparition surnaturelle de leur moyen de communication. Leur image réfléchissante fait intrusion dans nos sens subtilement reliés à cette autre dimension d’une temporalité fractale, dissémination d’instants enchâssés les uns dans les autres, rétroactifs et projectifs, superposant les strates inexplorées du passé et du futur. Chaque image produite est une pré-diction, à la fois une modalité signifiante anticipant l’avenir par l’imprévisibilité même de son émergence étrangère parmi nous, et une nébulosité psychique antérieure à la formation du langage, relevant, dans sa structure interne, d’un archaïsme étonnamment novateur. Ce qui fait que cette civilisation extra-terrestre est plus avancée que nous ne repose pas sur l’organisation structurelle de leur langage, mais sur l’énergie qu’elle cherche à transmettre, cette impulsion symbiotique d’une origine commune, au-delà des limites spatiales de l’univers, qu’est précisément la vérité du temps retrouvé, d’une insertion particulière de l’être dans le présent, de cette subtile commutation de la mémoire en devenir. C’est ce que comprend la protagoniste, la linguiste Louise Banks (Amy Adams), qui incorpore, fait sienne cette parole venue d’ailleurs, en laissant vibrer en elle cette onde prophétique, transfigurée dans la rencontre tangentielle de sa destinée et du sort de l’humanité.

Alors, soudainement, elle est, parce qu’elle voit. Reprise de la vie, douleur de la perte. L’épreuve individuelle s’imprègne d’une résonance cosmique : le moi s’efface au profit d’une conscience élargie, soutenue par la conviction que peu importe le chemin, peu importent les obstacles, l’arrivée restera toujours inachevée, ouverte à l’infini. La réponse est en elle, sous nos yeux, devant nous, dans ce réel si souvent déserté, rarement étreint : le sentiment existentiel de complétude, l’inclination idéale à la plénitude ne trouvent leur écho que dans la traversée momentanée du vide, la retombée provisoire du soulèvement créateur, en lesquels seulement peut résonner le sens de l’entreprise terrestre paradoxalement vouée à l’accomplissement dans la désillusion souveraine de son impernanence. Vivre, c’est risquer d’éteindre l’impétueuse flamme de toute naissance, compromettre la pérennité du souvenir dans l’éclatement d’un présent incertain : cela, Louise le comprend, sait qu’elle l’intègrera dans la chair de sa chair, qu’elle consentira à cette joie tragique du temps, qui lui annoncera, à la mort de sa fille, qu’elle aura intensément aimé, réalisé la plus belle oeuvre de l’art d’exister. « I embrace it » sera sa réponse à la vérité extra-terrestre : s’en remettre, malgré la souffrance de notre condition, à l’amour inconditionnel de la vie, à l’acceptation libératrice de l’irréversible.

La réplique bouleversante de Louise est alors le double humain de la photogénie graphique des aliens, palpable dans chaque plan du film, dont la prégnance sensible se fait aussitôt élévation spirituelle. Premier Contact annonce d’ores et déjà Blade Runner 2049 et Dune, par cette épuration formelle de la vision, cette fascination pour les pouvoirs métamorphiques de l’image, redonnant une matière intensément vivante aux premières volontés du cinéma.

A la production : Mark Burg, Oren Koules, Chris Rock, Daniel J. Heffner, James Wan et Leigh Whannell pour Twisted Pictures et Serendipity Productions.

Derrière la caméra : Denis Villeneuve (réalisation). Eric Heisserer (scénario). Bradford Young (chef opérateur). Jóhann Jóhannsson (musique).

A l’écran : Amy Adams, Jeremy Reiner, Forest Whitaker, Michael Stuhlbarg, Mark O’Biren, Tzi Ma, Frank Schorpion, Lucas Chartier-Dessert.

Sur Ciné + le : 4 mars 2023.

Copyright illustration : Keith Negley.