Le 18 mars dernier, Pinocchio de Matteo Garrone s’apprêtait à sortir en salle. Alors, les affiches, collées sur tous les bus, sillonnaient la ville comme une vive promesse. Puis, la lumière s’est éteinte. Il a rejoint la longue liste des films « reportés » pour enfin, et malgré tout, être diffusé depuis le 4 mai en VOD sur la plateforme Amazon Prime Video. Pinocchio format poche. On le revoit avant de le voir. Qu’importe, le cinéma de Garrone est un théâtre qui s’émancipe de la mesure. Il ne coïncide pas, il s’évade. De Gomorra (2008) à Reality (2012), de Tales of Tale (2015) à Dogman (2018), Matteo Garrone fixe ses frénésies sans en dévoiler les structures, il n’explique rien, il libère le spectateur, il déculpabilise le regard. Il précipite sans entraîner dans des mondes « sur-fictionnels ». Son adaptation de Pinocchio semble avoir toujours été là. Elle est sans artifice, sans roulement de tambour. Elle efface les précédentes tant elle a l’air nouvellement inventée.
suR lEs rives de l’enfance
Avant la naissance du cinéma, l’imaginaire collectif murmurait son avenir dans les contes. Les monstres attendaient l’étincelle, tapis dans l’encre, ou ils répétaient leur avènement sur la scène. Ils ne parlaient pas encore à tout le monde. Ils insistaient sans bouger. Le cinéma leur a donné une ombre, cette poésie du corps, et une voix dans le mouvement, celle qui parle au public « composé des foules, de toutes les foules. » Ils hantent nos inclinaisons sans relâche. Ils nous signifient et matérialisent le plus souvent la guerre intérieure entre l’irrationalité « ludique » et la rationalité « instrumentale ». Les chimères fictionnelles sont devenues nos doubles grotesques où le symbolique ajuste son langage pour mieux contraindre l’inconscient. Pinocchio, le personnage crée par Carlo Collodi, a une place singulière, dans cette cartographie des créatures reflétées en mythes par le cinéma. De la première adaptation en 1911 à Steven Spielberg dans AI (2001) – où le réalisateur américain façonne un Pinocchio orphelin des hommes où le regret l’emporte sur l’aventure édifiante – l’enfant de bois ne cesse d’être réinvesti par le regard. Il est relu et réélu en permanence jusqu’à n’être plus dans son histoire. Il patauge dans des visions où se confondent morale conservatrice et bonnet d’âne. Matteo Garrone a procédé à l’inverse, il filme le conte dans un entre-deux idéologique, entre Darwin et Freud. Son pantin a une plasticité hors norme. On y voit ce que l’on veut puisque Garrone n’en fait pas sa marionnette. Dans le film, Pinocchio est à la fois le fantasme de Gepetto, l’enfant polymorphe désenchanté, et aussi l’objet devenu sujet à force d’échec. Il est notre désir poétisé dans un paysage déserté. L’acte somptueux de Garonne est situé dans ce geste presque antérieur où il semble nous révéler un conte. Il filme sa première lecture. Il se détourne de manière volontaire d’une vision de l’œuvre, il ne surpasse pas l’histoire. Il pense comme Beckett : « il ne met pas d’ordre à l’élémentaire. » Son Pinocchio a le goût focalisé de l’enfance « où le point de l’horreur rencontre le point de l’aurore », où la magie n’est pas un vain espoir mais une émotion brutale. Garrone opère à cette hauteur, sans superflu. Les personnages sont la seule perspective, il les enveloppe, il les saisit comme un enfant pour lequel l’important n’est jamais ailleurs. Ils sont au centre dans un décor sans fil. Il ne les soutient pas. Il filme, sur les mots, sur les rives de son enfance, où Pinocchio s’est imposé en figure spectrale de son cinéma. On le percevait de manière inconsciente. On ne l’aurait pas formulé et avant ce film, on n’y pensait pas. Pourtant, Pinocchio parlait déjà dans ses autres films. Il se préfigurait dans son obsession pour les êtres dont la beauté naît de la cruauté du monde. Dans la figure à la fois égarée et froide de Pinocchio, on devine les traits désespérés et inquiétants du héros de Dogman. Dans la filmographie de Garrone, Pinocchio est un écart, un retour à l’origine du premier rêve cinématographique. Il devient un film anachronique, « le bois » dans lequel les autres se sont fabriqués.

© Greta De Lazzaris

© Greta De Lazzaris
le désenchantement originel
Garonne déploie un art de la simplicité où le fantastique se joue dans le dénuement. Il agit dans un creux, entre l’arte povera et le cinéma muet, un sillon brut, où notre imaginaire n’est pas le prisonnier du sien mais où il se saisit du vide agencé, par le cinéaste, pour dessiner son propre désarroi sur la peau des personnages. On regarde une ritournelle. Un cinéma minimal où même le hors-champ se tait. Il transfère, à l’image, les mots de H. Von Kleist sur le théâtre des marionnettes « à mesure que la réflexion se fait plus faible, la grâce jaillit toujours plus forte et plus rayonnante ». L’atmosphère est poussièreuse presque grise, la solitude des personnages se modèle dans des pupilles où seule la misère parle. Les hommes sont mutiques. Et s’ils parlent, c’est le manque d’argent qui dit les mots. Pinocchio naît de ce manque mais il n’y échappe pas, au contraire c’est dans son ombre qu’il se transforme. Garrone n’idéalise personne, il s’emploie même à assombrir tous les personnages ou plutôt à les renvoyer à leur désenchantement originel. La fée turquoise sous les traits de Marina Vlatch ressemble plus à un fantôme malheureux qu’à une projection maternelle, Gepetto (Roberto Benigni) a le malheur chevillé aux os. Les créatures, elles, marionnettes et chimères, sont égarées dans un monde où l’exploitation de l’autre est une nécessité devenue une nature. L’inhumanité de Pinocchio désincarne celle d’une société trop sordide pour qu’un merveilleux se forge et Garrone insiste sur cette absence, sur le vide créé par un trop plein de pauvreté. Pinocchio s’aventure dans la désobéissance, il ne cède pas même quand ses jambes brûlent, il y revient toujours, il s’éprouve dans une cavale tragique à la poursuite de ses métamorphoses, loin du père.
Pinocchio ne devient humain, que parce qu’il a échoué. L’échec n’est pas ici le refus du savoir mais la connaissance dans son inachevé. Le film ne cède jamais à la morale. Garrone se concentre sur la subjectivité qui ne s’engendre que du refus et du mensonge. Et, si le nez s’allonge lorsque Pinocchio ment, il sacralise la scène comme le premier véritable instant où la condition végétale se meurt, pusiqu’« aucun mortel ne peut garder un secret… La trahison suinte par tous les porcs de la peau. » Matteo Garrone « farce » et attrape le nostalgique du paradis enfantin perdu avant même d’être entendu où les « il était une fois » ne répare pas les souvenirs. Quelque part, Tabucchi a écrit que le regard comporte en soi un peu de sadisme, ainsi la caméra de Garrone punit l’enchantement, elle institue un rapport de force avec les illusions. Elle les torture par un rien qui oblige à tout. Son film est un théâtre muet, où le mélancolique emporte tout jusqu’aux couleurs, où la mémoire est défunte.

© Le Pacte
Pinocchio (2020 – Italie, France et Royaume-Uni) ; Réalisation : Matteo Garrone. Scénario : Matteo Garrone et Massimo Ceccherini d’après l’oeuvre de Carlo Collodi. Avec : Roberto Benigni, Federico Ielapi, Gigi Proietti, Marine Vacht, Rocco Papaleo, Massimo Ceccherini, Alessio Di Domenicantonio, Davide Marotta, Maurizio Lombardi, Massimiliano Gallo, Paolo Graziosi, Teco Celio, Alida Baldari Calabria, Gianfranco Gallo, Maria Pia Timo, Enzo Vetrano et Nino Scardina. Chef opérateur : Nicolai Brüel. Musique : Dario Marianelli. Production : Matteo Garrone, Jeremy Thomas, Jean Labadie, Paolo Del Brocco, Anne-Laure Lazzareschi, Marie-Gabrielle Stewart, Peter Watson et Andrea Zoso – Le Pacte. Format : 2.35:1. Durée : 125 minutes.
Disponible en VOD sur Amazon Prime Video à partir du 4 mai 2020.
Copyright illustration de couverture : Le Pacte.