Produit et distribué par un milliardaire misogyne, réalisé par une cinéaste de gauche farouchement indépendante, Outrage n’a que très rarement eu le privilège de se frayer un chemin sur les écrans depuis sa sortie américaine en septembre 1950. Les spectateurs français doivent en effet attendre une bonne dizaine d’années avant d’entendre prononcer son nom dans la bouche du « mac-mahonien » Pierre Rissient, qui dut lui-même passer par Bruxelles pour découvrir l’œuvre de sa réalisatrice, Ida Lupino. Plus tard, ni les éloges de Martin Scorsese (« ses films marquent une date dans l’histoire du cinéma américain »), ni les hommages officiels et autres rétrospectives plus confidentielles ne suffiront à légitimer pleinement les talents d’une actrice passée derrière la caméra pour échapper à l’emprise des studios hollywoodiens. Outrage est à ce titre une plaie béante, une profonde blessure, un grand cri de désespoir dans une Amérique puritaine où l’histoire n’a jamais cessé de s’écrire au masculin.
LA DOMESTICITÉ RETROUVÉE
Extérieur. Nuit. La caméra suit en plongée une jeune femme seule et éplorée dans les rues désertes d’une « cité sans voiles ». Le clair-obscur, le vibraphone menaçant et les cordes discrètes : le générique d’Outrage promet un grand film noir dans la veine des Dassin, Tourneur et consorts. Les 75 minutes suivantes déjoueront nos attentes. Le film d’Ida Lupino embrasse les codes de la série B policière le temps d’installer son sujet dans la classe moyenne blanche d’une « Capital City » bien tranquille où l’horizon professionnel des femmes se borne le plus souvent à un emploi peu qualifié. Ann Walton est une de ces working girls émancipées. Son privilège ? Exercer la profession de comptable à l’usine du coin en attendant d’épouser son collègue, Jim Owens. Les promesses d’une vie matrimoniale idyllique volent en éclat lorsqu’Ann est victime d’un viol, le soir, après avoir un peu trop tardé au travail. Incapable d’identifier son agresseur, elle doit désormais supporter les regards en coin et les messes basses de ses concitoyens. Ses perspectives d’avenir se réduisent en conséquence à une vie cloîtrée dans la maison familiale, « loin de la foule déchaînée ». Ann prend donc la tangente à bord d’un bus en direction de Los Angeles. Son périple s’achève par accident quelques kilomètres en amont du soleil californien dans un paisible bourg de province. La jeune femme s’y réinvente grâce à une nouvelle identité et un second gagne-pain, en plus de panser ses plaies grâce à Bruce Ferguson, un pasteur revenu d’un passage à vide mystique. Le spectre du viol la rattrape deux mois plus tard sur les ondes hertziennes qui relaient sa petite entreprise d’escamotage à travers le pays. Ann doit alors justifier de sa santé mentale devant la loi avant de rejoindre ses pénates. Elle vient en effet d’assommer un homme trop pressé de lui décrocher un baiser au cours d’une fête de village. Le tribunal lui accorde enfin le retour à la vie « normée » à condition de se placer docilement sous la « nécessaire » tutelle d’un psychiatre.

© Rod Tolmie/RKO Radio Pictures

© Rod Tolmie/RKO Radio Pictures
La trame narrative d’Outrage suit en surface le modèle éculé d’une descente aux Enfers jusqu’à la rédemption finale. La sinistre ligne d’horizon promise à sa victime sacrificielle s’esquisse grâce au sens de la mise en scène d’Ida Lupino, d’une rare limpidité. Les contemporains de la cinéaste ne manqueront pas d’ailleurs de rappeler à l’ordre la cinéaste, trop éprise de clarté socio-psychologique à leur goût. Variety lui reprochera ainsi son sujet « qui n’aurait pas dû être filmé » à l’heure où les médias vantent les mérites de la domesticité retrouvée à des millions de lectrices. Les rares femmes à trouver leur estime dans un « travail d’homme » se heurtent à une campagne de propagande massive quasi étatique. Les « années Pearl Harbor » viennent en effet de convaincre les citoyennes américaines de leurs aptitudes professionnelles à des postes « masculins ». La fin de la guerre signe alors l’irrémédiable retour au foyer dont il va bien falloir vanter les charmes auprès des « Rosies ». La « maison pour tous » supplante l’usine. L’aspirateur, la riveteuse. Retour à la case départ. Outrage est à ce titre un film de chambre (« kammerspiel », en allemand) traversé de fulgurances expressionnistes dans son premier quart d’heure. L’ombre du maudit M de Fritz Lang se profile dans la séquence du viol que Lupino filme, Code Hays oblige, dans un clair-obscur contrasté à glacer le sang. La séquence, inaugurale et matricielle, amorce l’enfermement d’Ann qui intériorise dès lors sa douleur à mesure que sa vie sociale se circonscrit à l’espace domestique. La maison familiale « moderne » – comprenez : « conçue pour le confort de la ménagère » – imaginée par le directeur artistique Harry Horner, reprend le motif de la cage, identique à l’austère bâtisse victorienne de L’Héritière de William Wyler dont ce-dernier a également dessiné les plans ( !) L’avenir d’Ann Walton s’écrira dans un monde frivole de chambre à coucher, cuisine, sexe et bébés. Loin du film à thèse ou du pamphlet féministe tendance marxiste radical, Outrage démystifie par le paradoxe la domesticité d’après-guerre, sans jamais flatter l’œil du spectateur masculin.
OUTRAGE AUX BONNES MOEURS
Ann Walton est certes trop jeune pour avoir enfilé un bleu de travail dans les années 40. Son interprète, Mala Powers, n’est même pas majeure lorsqu’elle tourne dans Outrage, son premier grand rôle au cinéma. Elle rejoint ainsi le casting d’Ida Lupino – qui aime se faire appeler « Mère » en plateau – à peu près au même âge où la cinéaste a fait ses premiers pas à Hollywood. Son indépendance, Ida Lupino l’a conquise à la sueur de son front, au terme de deux longues décennies de travail à la chaîne pour les beaux yeux des nababs de la Paramount et de Warner Bros. La « Bette Davis du pauvre » comme elle se plaît à se désigner avec une savoureuse ironie – elle accepte la plupart du temps des rôles refusés par l’actrice – fait ses classes auprès de gros durs de la profession, dont Raoul Walsh et Nicholas Ray, qu’elle observe attentivement entre deux prises.

© RKO Radio Pictures
Lasse des rôles de femmes fatales et d’amantes névrotiques (ou pire de faire-valoir), Ida Lupino se refuse à Jack Warner pour un second contrat, un coup de tonnerre, certes « discret », dans l’histoire hollywoodienne. A son tour, elle s’engage à produire des films empreints du réalisme social qu’elle admire aussi bien chez ses compatriotes indépendants Robert Rossen et Stanley Kramer, que dans le cinéma italien néo-réaliste de Rossellini. Son œuvre, intime et personnelle, produite grâce à sa propre société, The Filmakers, co-fondée avec son mari et un scénariste qui a fait ses armes dans le film noir (notamment chez Dassin), témoigne d’une rare tendresse pour les déclassé(e)s et les « gens ordinaires pris dans des situations ordinaires » que le même Rosselllini la somme de vive voix de montrer dans ses films. Ironie du sort, Ida Lupino signe sa déclaration d’indépendance dans le magazine qui vient de condamner Outrage cette même année. Le coproducteur du film, Howard Hughes, habitué au scandale depuis l’effeuillage mammaire de Jane Russell dans son western Le Banni(1943), empoche la recette promise par le contrat caduque signé avec trois olibrius épris de liberté à l’aube de l’âge d’or de la télévision. Les Filmakers associés lui avaient promis une recette juteuse : des scripts réalistes et un budget modeste. L’Amérique domestiquée préférera les cabrioles de Lucille Ball sur petit écran aux bigames et aux serial killers d’Ida Lupino dans les salles obscures.

© Rod Tolmie/RKO Radio Pictures

© Rod Tolmie/RKO Radio Pictures
L’aventure des Filmakers s’achève en 1953. Hollywood, sur le déclin, ne tolère aucune transgression. Le talent d’Ida Lupino s’étiole au cours des années 60 dans la réalisation d’épisodes de célèbres séries télévisées, parmi lesquelles Alfred Hitchtchock presents, Les Mystères de l’Ouest, La Quatrième Dimension ou encore Ma sorcière bien-aimée. S’il est question d’outrage dans sa carrière au même titre que dans son film éponyme, c’est bien aux bonnes mœurs. La très forte pression sociale finit par avoir raison d’Ann Walton comme d’Ida Lupino, deux écorchées vives priées de reprendre leurs rôles. La première ne se dépêtre jamais vraiment du patriarcat criminel dont elle a fait les frais. La transgression de l’ordre exige une punition. Une jeune femme doit ici payer le prix de son émancipation imprudente. Son agresseur, « un névrosé » parmi tant d’autres, n’assumera jamais les conséquences de ses actes. La réhabilitation promise par la loi, que représente un homme, signe donc à nouveau le triomphe du masculin. La lente guérison d’Ann et sa réhabilitation passent ainsi successivement entre les mains de quatre institutions sous autorité patriarcale : la maison (le père), l’église (le prêtre), la justice (les policiers, le juge) et la médecine (le psychiatre). Une lecture purement féministe d’Outrage reste encore possible hors-cadre par le prisme (auto)biographique. Enchaînant de brillants échecs, Ida Lupino doit éponger les dettes de l’homme auquel un contrat la lie. Howard Hughes asservit en effet ses signataires en s’arrogeant le droit de choisir les sujets, les titres et les rôles principaux des œuvres des Filmakers, en plus de piocher dans le maigre pécule de la compagnie pour promouvoir leurs propres films.
Lupino envisage alors à son tour d’étendre ses activités à la distribution, une erreur fatale qui mettra un terme à l’aventure et à sa courte échappée belle. L’artiste est allée trop loin, au point d’attirer l’attention de la Commission sur les activités antiaméricaines de McCarthy. Il est temps de faire profil bas. Ida Lupino reprend à son tour son rôle dévolu de « Bette Davis du pauvre ». Entre temps, elle sera devenue la seconde femme de l’histoire du cinéma à intégrer la prestigieuse Directors Guild of America. La première, Dorothy Arzner, une lesbienne « émancipée », s’est retirée de l’industrie depuis une bonne dizaine d’années, sentant la situation tourner à son désavantage. La fin de carrière de Lupino, quant à elle, prolonge hors-champs le destin d’Ann Walton. Perdue dans les vapeurs de l’alcool, la cinéaste se cloître aux dernières heures de sa vie quelque part dans les environs de Burbank, Los Angeles, ignorant qu’elle avait ouvert la voie à Kathryn Bigelow, Kelly Reichardt et bien d’autres émules.

© Théâtre du Temple Distribution
Outrage (1950 – États-Unis) ; Réalisation : Ida Lupino. Scénario : Collier Young, Ida Lupino et Malvin Wald. Avec : Mala Powers, Tod Andrews, Robert Clarke, Raymond Bond, Lillian Hamilton, Rita Lupino, Hal March, Kenneth Patterson, Jerry Paris, Angela Clarke, Roy Engel, Lovyss Bradley, Hamilton Camp, William Challee, Tristram Coffin, Jerry Hausner, Bernie Marcus, Joyce McCluskey, Albert Mellen, John Morgan, Vic Perrin, John Pelletti et Beatrice Warde. Chef opérateur : Archie Stout. Musique : Paul Sawtell. Production : Malvin Wald et Collier Young – The Filmaker et RKO Radio Pictures. Format : 1.37:1. Durée : 75 minutes.
Sortie originale le 15 décembre 1950 en France / Reprise en version restaurée le 9 septembre 2020.
Copyright photo de couverture : Rod Tolmie/RKO Radio Pictures/Gone Hollywood.