Adaptation d’un roman noir poisseux de William Lindsay Gresham paru en 1946 – et porté aussitôt à l’écran par Edmund Goulding -, Nightmare Alley annonce dès ses premières images une période de diète pour son réalisateur Guillermo Del Toro, d’ordinaire versé dans les spectacles gargantuesques. Mais derrière le lustre du remake classieux, tout en cuivres et contre-jours, se dissimule un régime d’images d’une monstruosité venimeuse.
THE ART OF MURDER
Pas besoin d’aller chercher bien loin pour comprendre ce qui a pu piquer l’attention de Guillermo Del Toro dans un récit pulp cauchemardesque traversé de freaks grotesques, de prestidigitateurs cupides et de vamps manipulatrices. Son auteur, un poète maudit marxiste et miséreux, a traîné ses guêtres dans les cirques ambulants depuis l’enfance. Nightmare Alley, son premier roman [réédité en 1997 dans la collection Série Noire sous le titre Le Charlatan, ndlr] témoigne ainsi de sa fascination pour les barnums, leurs freaks et geeks sublimes, et le langage ordurier des bonimenteurs de cirques itinérants. On y croise des magiciens et des prestidigitateurs portés sur la bouteille, des diseuses de bonne aventure libidineuses, mais aussi des femmes fatales, certes moins sulfureuses que dans d’autres grandes œuvres canoniques du genre. La première adaptation réalisée par Edmund Goulding en 1947 ne parvint ni à synthétiser l’essence d’un « monde qui ne sent pas très bon » décrit par Raymond Chandler dans son essai critique The Art of Murder, qu’à casser l’image de sa vedette Tyrone Power, bellâtre romantique désireux d’écorner son image dans le rôle de Stanton Carlisle, un mentaliste roublard qui extorque la fortune des richissimes patients de sa complice, la psychologue Lilith Ritter, grâce aux enregistrements de ses séances et un code secret mis au point par un médium de cirque itinérant qu’il a lui-même assassiné par inadvertance. L’intrigue originelle, trop sulfureuse au goût du nabab Darryl F. Zanuck, fondateur de la 20th Century Fox, finira diluée dans une œuvre certes dense et jouissive, mais moins pittoresque, qui ne connaîtra un véritable succès qu’à partir d’une seconde vague d’exploitation au milieu des années 50, notamment dans les circuits de drive-in aux États-Unis.
« J’ai été baptisé épiscopalien, élevé en agnostique, converti à l’Unitarisme, et je suis devenu hédoniste, stoïque, communiste, mystique, et un quêteur éclectique de vérité » avait pour habitude de proclamer William Lindsay Gresham. La seconde adaptation de son roman synthétise davantage le parcours spirituel d’un « besogneux » de l’écriture qui écrivait comme « d’autres fabriquent des commodes ». Passée entre les mains d’un geek cinéphile et collectionneur, la seconde relecture de Nightmare Alley tient plus du spectacle forain poisseux que du roman de gare aussitôt lu, aussitôt digéré. Guillermo del Toro use à la fois de son savoir-faire artisanal et de sa connaissance encyclopédique du cinéma pour laisser entrer les monstres dans une œuvre qui ne se bornait jusqu’à présent qu’à en esquisser la silhouette. Et la noirceur du polar de Gresham de s’infiltrer dans les arcanes d’une intrigue tortueuse à souhait dont aucun personnage ne sort indemne. Bradley Cooper prête cette fois sa sympathique belle gueule à Stan Carlisle, vagabond parricide tourmenté par les fantômes d’un passé meurtrier. Perdue au pays des femmes araignées et des nains catcheurs, cette bête hideuse d’un nouveau genre ne cesse de se soustraire aux regards. Del Toro déploie des trésors d’ingéniosité dans la mise en scène d’un carnaval de faux-semblants, convoquant au détour d’une séquence de course-poursuite les œillades oniriques de Dalí dans La Maison du docteur Edwardes (A. Hitchcock, 1945) et la monstrueuse parade de Tod Browning à travers le regard prégnant d’un cyclope baignant dans du formol. Plus contorsionniste que véritable médium, Stan Carlisle ne doit sa survie qu’à l’appréhension d’un langage hypocrite pour aider « les gens désespérés à se dévoiler ». Cette économie du mensonge devient une autre spirale entre les mains de Lilith Ritter, campée par Cate Blanchett, qui ne parvient difficilement à retenir une propension au surjeu dans l’interprétation d’une femme qu’on s’empressera de cataloguer « puissante » en fermant les yeux su sa vénalité crasse.


LA PROPAGANDE DU MAL
Nightmare Alley donne surtout l’opportunité à Guillermo del Toro d’assumer une vraie passion pour le noir, un genre qu’il courtise assidûment depuis ses premiers courts-métrages. Entre ombres et lumières surgit un microcosme folklorique que le réalisateur sature de rouge, de vert et de teintes cuivrées, une palette chromatique censée permettre facilement de convertir son pastiche au noir et blanc pour donner l’impression de voir un film tout droit sorti des années 40, une version alternative d’ailleurs baptisée Nightmare Alley: Vision in Darkness and Light. Fantasme cinéphile ? Mû par son appétit insatiable, Del Toro embarque à bord de son train fantôme une galerie de gueules cassées pittoresques (mention spéciale à Ron Perlman en Monsieur Muscle dont le visage ciselé évoque celui de l’interprète original de son personnage, Mike Mazurki, l’une des plus légendaires sales gueules de l’Âge d’or hollywoodien) et pêche du côté de son casting féminin. Rooney Mara peine en effet à convaincre dans le rôle de l’ingénue Femme électrique, complice involontaire de son mari Stan, rongé par une soif dévorante de pouvoir. Sans grande raison, il relègue également à l’arrière-plan la compagne du mentaliste qui a mis au point le mystérieux code secret, une diseuse de bonne aventure à laquelle Toni Collette prête ses traits (et son turban), personnage en revanche bien plus présent dans la version de Goulding. A force d’étirer un arc narratif pourtant déjà saisissable en moins de deux heures, le cinéaste finit par nous perdre dans un salmigondis longuet et indigeste, pêchant là sans doute par gourmandise. Surtout, del Toro s’embourbe dans un arrière-plan freudien un brin superficiel.
La psychologie de comptoir de Nightmare Alley alimente un discours déconstructeur qu’on soupçonne d’avoir pris racine presque par hasard, à l’insu de Guillermo del Toro et de sa co-scénariste Kim Morgan. Les archétypes de leur monstrueuse foire aux vanités évoquent en filigrane ces « quêteurs éclectiques de vérité » rompus à l’usage du travestissement dans l’arène politique. Dans cette énième (re)lecture, le code secret verbal et corporel dont use Stan dans son numéro de « Great Stanton » devant un public éberlué devient la clé de voûte d’une Amérique promise au spectacle permanent assurée par une classe politique qui a rompu tout dialogue avec le réel. Étalée entre 1939 et 1941, l’action de Nightmare Alley se superpose à une actualité brûlante en Europe. Elle commence ainsi lorsque Hitler envahit la Pologne et s’achève lors de l’entrée en guerre des États-Unis. L’époque est à la propagande et aux discours électrisants. La tribune politique devient le traitement néfaste d’une thérapie de groupe à l’échelle (inter)nationale. Les prestidigitateurs s’y bousculent. L’un d’eux s’appelle Joseph Goebbels. Il est en charge de la propagande du « Mal » et pérore : « Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir un certain effet. » A des dizaines de milliers de kilomètres de là, un publicitaire du nom d’Edward Bernays, par ailleurs neveu de Sigmund Freud, justifie l’existence d’un « gouvernement invisible » pour manipuler l’opinion des masses en démocratie dans un très célèbre manifeste fondateur de la propagande moderne. Sombre rhétorique pour d’obscurs desseins. Nightmare Alley convoque-t-il ces effroyables revenants en guise d’avertissement à un pays depuis peu débarrassé d’un autre genre d’empereur mégalo ? Peu importe, pourvu que le spook show continue !
A la production : Guillermo del Toro, J. Miles Dale, Bradley Cooper pour Searchlight Pictures, TSG Entertainment et Double Dare You.
Derrière la caméra : Guillermo Del Toro (réalisation). Guillermo Del Toro et Kim Morgan (scénario). Dan Laustsen (chef opérateur). Nathan Johnson (musique).
A l’écran : Bradley Cooper, Cate Blanchett, Toni Collette, Willem Dafoe, Richard Jenkins, Rooney Mara, Ron Perlman, Mary Steenburgen.
En salle le : 19 janvier 2022.