Les deux Papes

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Les deux Papes

En cette fin d’année 2019, Netflix semble vouloir nous aider à trancher : le cinéma est-il une exigence ou un support ? Les productions destinées au web sont-elles des « meilleurs films » à récompenses comme les autres ? Qu’il semble loin, le psychodrame ayant entouré la sortie de Roma (A. Cuarón, 2018) et sa possible razzia de statuettes dans les cérémonies ! Cette année, en un mois à peine, la plateforme tabasse les cinéphiles avec trois films dont la distribution et la qualité rendent inenvisageable leur absence aux Oscars : The Irishman (M. Scorsese), Marriage Story (N. Baumbach) et, enfin, Les deux Papes, fable intimiste et (un peu) historique signée Fernando Meirelles. L’occasion pour le réalisateur brésilien de s’interroger, comme il le fait souvent, sur les zones d’ombre de son continent, mais surtout de traiter frontalement des questions de mutations sociales, de prise du pouvoir des peuples sur les symboles de l’autorité, de progrès. Avec une douceur et un optimisme tout à fait bienvenus pour accueillir la nouvelle année.

Un duel au sommet

En dépit de son synopsis, Les deux Papes s’ouvre sur une rencontre ratée : celle de l’Église avec le XXIsiècle. Nous sommes en 2005. Jean-Paul II, pape vénéré, véritable rockstar médiatique, a comme on dit rejoint la maison du Seigneur, laissant derrière lui ses paradoxes et une institution catholique bien embêtée. A l’heure de voter pour le nouveau chef de l’Eglise, les fronts et les soutanes se froissent, on hésite entre inclure le Vatican dans un siècle de mutations ou en faire le dernier village gaulois résistant à l’envahissant progrès. On attend de Dieu un signe, mais le chef des troupes reste bien silencieux. Ses voies, comme souvent, sont impénétrables. Dès l’introduction, Les deux Papes est donc posé comme un affrontement, le plus brûlant de tous, entre progrès et tradition. Entre institutions millénaires et remous basistes qui prétendent en secouer les fondations. Entre deux hommes, surtout, dont le réalisateur brésilien Fernando Meirelles fait les incarnations presque métaphoriques tant elles sont caricaturales de chacun des camps.

Candidat n°1 : Joseph Aloisius Ratzinger, le potentiel « Pape politique ». Il est né au cœur du vieux continent, ambitieux comme pas deux, le chouchou du défunt Jean-Paul et des figures les plus frileuses du Vatican. Il s’y voit déjà, ses cheveux blancs parfaitement assortis à la tenue papale, défendant le retour des messes en latin. Être pape, il s’y est préparé toute sa vie et possède tous les réseaux nécessaires. Avec lui, l’agneau de Dieu et les moutons de la tradition seront bien gardés.

© Netflix

Candidat n°2 : Jorge Mario Bergoglio, le potentiel « Pape hippie ». Ses fresques, à lui, ses palais, ce sont les œuvres de street art qui couvrent les murs décatis de sa Buenos Aires natale. C’est là qu’il se senti utile, au milieu des brebis égarées des quartiers pauvres. Si sa religion entend sauver les hommes, alors ainsi soit-il : il sera un homme parmi les hommes, aimant le football et la danse, les sourires des femmes et les chansons du groupe Abba. A l’écouter, on croirait que le catholicisme est à tous, les croyants bien sûr, mais aussi les pêcheurs, les divorcés, les homosexuels et même les animaux et végétaux.

© Netflix

L’histoire est connue : la victoire (serrée) revient à Joseph Ratzinger, désormais Benoît XVI, le nouveau nom des vieux rouages de la diplomatie vaticane. Le choix n’est pas du goût de Fernando Meirelles, qui se moque des apparats du Saint-Siège par une mise en scène ironique et pop qui n’est pas s’en rappeler les plus belles scènes de The Young Pope, la série de Paolo Sorrentino. L’Église a choisi son camps, le réalisateur aussi, et l’histoire aurait pu s’achever ici. C’est au contraire là qu’elle débute.

Habemus papam ?

Huit années ont passé depuis l’arrivée de Benoît XVI (Anthony Hopkins) à la tête du Saint-Siège. Bergoglio (Jonathan Pryce), lui, s’en est retourné en Argentine, où l’enthousiasme qu’il témoigne devant les matchs de foot dissimule mal une crise profonde. Cette Église répressive qui prône le retour au latin, qui pardonne moins les interprétations libres de la Bible que les attouchements sur mineurs, n’est pas la sienne. Ni une, ni deux : le voilà qui s’envole pour Rome avec, dans son cartable, une lettre de démission à faire signer par le Pape. En même temps qu’il laisse derrière lui son continent, le film quitte les sentiers de l’histoire vraie pour s’engager sur la voie de la fiction avec Anthony McCarten en guise de pilote. Le scénariste était sans doute le plus à même d’imaginer cette rencontre entre deux figures cruciales du catholicisme, lui qui avait déjà affiché son goût pour les tournants de l’Histoire dans Les Heures sombres (J. Wright, 2017). La formule est la même : imaginer comment l’Église a joué le tout pour le tout en deux jours seulement, loin des regards, par le dialogue et la négociation. Sauf que loin d’emprunter le ton plein de « sueur et de larmes » de Joe Wright, Fernando Meireilles étonne en choisissant la forme du buddy movie. Les paysages sont doux et bucoliques ; les situations, souvent cocasses. Les répliques font mouche, et l’on applaudit les joutes verbales comme un point marqué au polo : avec le contentement discret du connaisseur. Par sa fraîcheur, sa douceur, le film choisit son camp, celui des sourires de Jonathan Pryce contre la solennité figée d’Anthony Hopkins. Tel le Christ dans l’hostie, celui-ci incarne l’institution qu’il dirige par l’attitude de son corps voûté, tentant d’avancer à petits pas maladroits dans d’immenses palais de marbre.

Les ficelles sont grosses et l’on peut s’agacer parfois de voir cette invitation à la simplicité virer au simpliste. Juste à temps, le réalisateur remonte le temps pour offrir à ses deux protagonistes l’épaisseur d’un passé trouble, se donnant du même coup l’occasion de rappeler les démons récents de son continent, dont il avait déjà exposé la laideur dans La Cité de Dieu (F. Meirelles et K. Lund, 2002) ou Blindness (F. Meirelles, 2008). La seconde partie du film gagne ainsi en subtilité, lorsque l’angélique Bergoglio descend de son nuage et que Benoît XVI voit se découdre sa soutane de certitudes. L’Histoire, on le sait, donnera finalement raison au progrès. Benoît abdique pour donner la main aux progressistes. Le film se clôt sur l’accession au pouvoir de Bergoglio, désormais Pape François, chargé de porter non plus la voix de Dieu parmi les hommes, mais de faire résonner les voix des hommes au cœur des institutions religieuses. Comme si la rigidité du culte s’était finalement brisée sous le vent du progrès. Comme si tous les marbres du Vatican ne pouvaient condamner l’Église à l’immobilité. Si la base des peuples a pu changer l’Église, elle peut changer le monde. La conclusion du film ne dit pas autre chose et souffle sur cette fin d’année morose une brise salutaire d’espoir.

© Netflix

Les deux Papes (The Two Popes, 2019 – Royaume-Uni, Italie, Argentine et USA) ; Réalisation : Fernando Meirelles. Scénario : Anthony McCarten. Avec : Anthony Hopkins, Jonathan Pryce, Juan Minujin, Sidney Cole, Federico Torre, Matthew T. Reynolds, Maria Ucedo et Sara Pallini. Chef opérateur : Dan Mindel. Musique : Bryce Dessiner.  Production : Tracey Seaward et Mark Bauch. Format : 2,20:1. Durée : 126 minutes.

Disponible sur Netflix le 20 décembre 2019.