Pour ses 50 ans, Le Parrain ressort en « version restaurée », un travail supervisé par son réalisateur en personne, Francis Ford Coppola. Après les trois versions d’Apocalypse Now (1978, 2001, 2019), après la transformation au montage du Parrain III (1990) en The Godfather, Coda : The Death of Michael Corleone (2021), refaire une petite beauté à la pellicule de son grand œuvre paraît être d’une ambition bien sage : que faut-il lire derrière une telle entreprise ?
LA SUBVERSION SELON COPPOLA
Restaurer un film, c’est refaire la façade pour dégager une plus-value. Ressortir The Godfather, pour Coppola, c’est bien entendu ressortir son chef d’œuvre artistique, voire le chef d’œuvre artistique par définition : rappelons que Stanley Kubrick lui-même parlait de ce qui était probablement le plus grand film de l’histoire et très certainement son plus beau casting. Plus important aux yeux des producteurs, ressortir Le Parrain, c’est avant tout ressortir un chef d’œuvre commercial : le plus gros succès du cinéma lors de sa sortie, avec quasi 26 semaines (!) consécutives en tête du box-office nord-américain, des recettes équivalentes, en dollars constants, au PIB des îles Tonga. De quoi le faire demeurer aujourd’hui encore parmi les trente plus grands succès commerciaux du cinéma, notamment du fait… Des nombreuses ressorties.
Il ne faut pas oublier, en effet, que Coppola a déjà proposé régulièrement de redécouvrir dans les salles obscures les affaires non moins opaques de la famille Corleone. Plus encore, en 2006, il a une première fois sous-traité la restauration du Parrain vers la technologie 4K, via l’entremise de son ami Steven Spielberg ; The Godfather: The Coppola Restoration, a à peine plus de dix ans. Il est vrai que cette restauration a été saluée par Coppola mais, nuance de taille, il ne l’a pas été dirigée en mains propres, contrairement à la version 2022.
Les vaches du succès commercial ont été maigres depuis le début du XXIe siècle pour Coppola, partant volontairement, dans ses dernières réalisations, vers une démarche de cinéma d’auteur, et engrangeant plutôt les dollars du côté de ses exploitations viticoles. Pourtant, malgré les sirènes de l’intimiste et de l’expérimental, un dernier appel du film d’auteur à gros budget semble avoir atteint ses vignes : le titre de son prochain projet, Megalopolis, parle de lui-même. Il résume à lui seul les ambitions intactes du metteur en scène, prêt à dépenser cent millions de dollars pour tutoyer, selon ses dires, l’antiquité, le futur… En grande partie sur fonds propres. Coppola n’a jamais eu peur de se salir les mains : sur la paille, n’a-t-il pas, au début des années 1960, participé à la production de films érotiques, pour se redonner un coup de fouet financier ? Ressortir son premier chef d’œuvre peut ainsi être l’occasion de remplir les caisses sans se mettre à nu.
Faut-il s’offusquer d’une telle lecture mercantiliste ? Bien évidemment, non : bienvenue dans le monde du cinéma. Le Parrain a toujours été l’œuvre de la complémentarité artistique parfaite entre l’industriel et le cousu main. Le restaurer pour quelques (dizaines de millions de) dollars de plus, et utiliser le pactole pour mieux le réinvestir dans la machine à rêves, c’est revenir au syllogisme originel de sa carrière (et du cinéma) : il faut jouer l’argent contre l’argent, c’est-à-dire produire des films grand public, profiter de leur élan, pour financer des projets originaux, plus à risques. Tant que l’argent pédale, tu ne tombes pas. Ce plan de Coppola, théorisé avant même Le Parrain, de sciemment subvertir la logique hollywoodienne, prendre aux films riches pour donner aux projets qui sinon resteraient pauvres, est un plan qu’il semble se plaire à réitérer aujourd’hui.
Il faut en tout cas saluer la geste d’une humanité sans pareille, de la part du réalisateur : qui, à 80 ans passés, serait prêt, en vendant ses vignes, à sacrifier toute sa fortune, et à fureter les fonds de tiroir, simplement pour tout remettre en jeu, au risque de la déroute complète, pour une œuvre autrement invendable ? Il faut disposer d’une fougue intellectuelle rare pour oser prendre un tel risque, et être bien hypocrite pour reprocher l’aspect en partie mercantile de ce Parrain à la sauce 2022. Comme l’aurait dit Bismarck : le cinéma, c’est comme la saucisse, mieux vaut ne pas en voir les coulisses.


UN RÊVE DE VOYEUR
La pellicule originale du Parrain a été éprouvée par un nombre considérable de copies, du fait du succès non moins monstre du film dès sa sortie. Et si restaurer le Parrain sonnait par conséquent comme des dernières volontés anticipées, Coppola souhaitant faire profiter le monde, à titre anthume, d’une Joconde par ses soins restaurée ? Car Le Parrain est un peu la somme de tous les films, art total, à l’image de l’opéra wagnérien.
Si, suivant l’opinion d’un Scorsese, un film est avant tout une musique, toute l’œuvre est ici contenue en abyme dans la bande originale de Nino Rota. Le thème si célèbre, élaboré en 1958 dans une version plus folklorique pour le film Fortunella d’Eduardo De Filippo, abandonne dans Le Parrain son côté fellinien et circassien, sa légèreté, pour se redéployer avec une lente pesanteur : celle de la machine à broyer de la tradition, celle d’un mariage dont l’arrière-boutique prend déjà des accents d’enterrement, celle, pour faire simple, du physique de Marlon Brando, joues comprises.
Si un film est avant tout une distribution, Le Parrain nous sert non pas une mais deux générations de l’actors studio, alors à son apogée, réunies ici en une seule famille. Les traits de Marlon Brando, y compris dans ses compositions muettes, servent un regard qui ne souffre d’aucune contestation, un corps séculaire, appuyant ses sentences définitives. En face, mi-écrasé mi-déployé, Al Pacino joue des nuances de la retenue pour mieux laisser éclater une énergie explosive, une violence sous-jacente, celle d’un milieu qui sait se rappeler, malgré lui malgré elle, à son bon souvenir. A ses côtés et à l’opposé, James Caan, après avoir joué une merveille de jeunesse sabrée, amputée, dans Les Gens de la pluie (1969), se transmue par miracle en sale gosse, imbu de l’importance de sa famille. Il est la version brute d’un matériau qui, chez Vito, a su se façonner, s’urbaniser : un emportement tout instinctif qui n’est que le reflet non poli d’une famille qui s’estime telle. Il est en cela le digne siamois du personnage de Talia Shire. Isolé, sollicitant, bientôt implorant, Cazale porte le flambeau détonnant de la fragilité, dans un milieu qui croyait s’en être gardé. Sa fragilité est moins constructive que morbide, entre violence impuissante et regrets, pleins humanité. R. Duvall est aux antipodes, trop posé pour faire partie de la famille, trop étranger pour se permettre de céder gratuitement à l’émotion ; il joue un sourd déchirement : comment être véritablement un frère dans une famille italienne si soumise à la généalogie ? Comment être avocat, et pleurer ? Il est en cela la némésis de Diane Keaton, qui, ilot de civilisation, cherche au contraire à ne pas s’intégrer, et détonne. Son regard tend à être celui du spectateur (dans son versant éthique), qui veut croire à la rédemption de Michael, et qui ne voit que l’impuissance.
Si un film est avant tout un scénario, Le Parrain est plus que cela : il est classique, au sens théâtral du terme. Il est une tragédie, portrait sans appel de sentiments contradictoires et d’une chute ; un portrait épuré, coupé au couteau, d’une destinée inébranlable : celle d’un héros qui croit, vainement, fuir l’inéluctable.
Si un film est avant tout une réalisation, l’association des plans rapprochés de Coppola au travail ciselé de l’obscurité, par le « prince des ténèbres » de la photographie Gordon Willis, fait bel et bien du Parrain, choix assumé par les intéressés, une œuvre picturale, une suite de tableaux vivants parmi ceux qui savent buriner les traits des visages pour l’éternité, « Vito » Brando en représentant l’archétype. Au-delà de la forme, Le Parrain parvient à synthétiser les diverses inspirations qui infusent le cinéma, en leur donnant une cohérence qui frôle l’évidence. Ainsi, derrière la tragédie, derrière le portrait réaliste d’un milieu mi italo-américain mi-souterrain, des fulgurances transparaissent par à-coups : le drame intimiste, d’un père, ployant dans l’ombre, qui apprend la nouvelle de son fils, ou encore l’horreur à l’état pur. Cette dernière perce derrière la sécheresse d’un plan sans coupe des plus célèbres : une tête de cheval à la présence surréaliste au cœur du sein des seins domestique, un lit. En éventrant ce lieu de l’intime, en y associant la présence de l’animalité, Buñuel, notamment son Âge d’or (1930), n’est pas loin.
Pour reprendre les termes du critique Roger Jellinek, au sujet du livre mais applicables au film : Le Parrain est un rêve de voyeur. Cela sonnerait presque comme l’une des productions érotiques de ses tendres années, le wagnérien en plus.


LE MARTYR DES CORLEONE
Ressortir Le Parrain, c’est aussi nous inviter à le revoir, comme si son propos était celui d’un film contemporain proposant une lecture de notre époque ; comme si le message se coulait parfaitement dans l’actualité, et s’imposait… Pour enfoncer un clou dans le cinéma contemporain.
Rappelons les propos récents de F. Ford Coppola, selon lequel les réalisateurs contemporains n’ont pour seul rêve que de réaliser le prochain Marvel, ce qui serait symptomatique d’une fuite face au réel adressée au public, plutôt que la représentation de ses problèmes, de ses espoirs, de ses doutes ; en bref, si l’on acte que Disney a gagné, le cinéma ne sera plus qu’une machine à laver des dollars. C’est qu’il n’est pas sûr (litote) que Le Parrain eût pu voir le jour en 2022 : les films « intermédiaires », à mi-chemin entre l’auteur et le commercial, sont en voie d’extinction dans les salles, ce que regrette en première ligne (médiatique) la génération du Nouvel Hollywood (Scorsese, Spielberg…). L’enjeu est grave, mais pas désespéré, et encore moins nouveau.
Car Le Parrain ne se réduit pas à un film grand public sur la tragédie d’une famille mafieuse, ni à la représentation plus générale de ce milieu : Coppola l’a assumé clairement, les Corleone et le film tout entier sont une métaphore, celle du capitalisme aux États-Unis ; un capitalisme comme revivifié par la superpuissance militaire américaine triomphante en 1945, où toute entreprise doit se montrer à la hauteur de cette puissance, fût-elle interlope. Et quelle entreprise plus capitalistique et états-unienne à la fois que le cinéma ?
Le film se plaît à montrer que la mafia, comme tout commerce, n’est pas une entreprise individuelle, quoi qu’on en dise : il s’agit d’appartenir à une grande famille. Le récit est moins celui d’une prise de pouvoir violente, de la part d’un « Scarface » parvenu, que celui d’une transmission ; pas de révolte contre la société, mais un patrimoine généreux à faire fructifier, de manière apaisée, en s’intégrant pleinement à cette dernière. Le Parrain place le film de mafia sur la voie de la respectabilité. Le personnage le plus antipathique du film est à cet égard le personnage sans attaches personnelles, joué par Sterling Hayden : un policier… « Blood is a big expense », « This is business. Not personal » : autant de répliques à travers lesquelles le surgissement de la violence n’est jamais présenté comme un acte isolé, individuel et gratuit : le film ne donne pas à voir le sang pour appâter le spectateur, tout comme Vito ne recrute pas des éruptifs.
Si la mafia est une entreprise comme une autre, le cinéma l’est aussi. Si le personnage de Johnny Fontane, dans le roman, était clairement inspiré de F. Sinatra, ce n’est pas son intrigue, une plongée dans le milieu du show-business, qui concentre et épuise la lecture métaphorique du film à l’endroit du règne des studios : Michael Corleone s’en charge personnellement. Il est, tout le long du film, à l’image des réalisateurs faisant face à Hollywood : il cherche à se prouver qu’il peut exister par lui-même, tout en appréciant de retrouver sa famille lors des événements majeurs. Michael jure silencieusement qu’il ne veut pas de la facilité de ce système corrupteur, comme tout réalisateur ambitieux artistiquement… Pour mieux plonger à la première occasion. C’est que Michael, face à sa famille, se tient à une distance respectable, mais ne veut pas fuir : il se sent au mariage véritablement chez lui ; sa distance prudente cache une proximité trouble, qui ne demande qu’à fuser. L’appel de la mafia est en quelque sorte l’appel du confort, pour Michael, tout comme l’appel du film de studio l’est pour un cinéaste : il s’agit de ne plus fuir un destin par d’autres tout tracé, une place au chaud réservée, et abandonner toute prétention individuelle et artistique.
Le destin de Michael est aussi sombre que celui prédit aux cinéastes, une fois tombés dans l’acceptation du règne des grands groupes : il se fige. Quand la porte, celle du plan final, se referme, Michael ne relève plus de l’héritage, en tant que transmission de l’ancien pour créer du neuf : il n’est que testament. Sa vie n’attendait que d’être vécue, le cycle éternel du tourbillon familial avait une fin entraperçue, mais ce cycle, cette porte, se referme sur lui. Elle acte que le cinéaste a cédé face aux studios. L’hybris, cet orgueil d’échapper à une implacable destinée, a encore frappé en vain : les ambitions initiales de Michael, tout comme celles du cinéaste indépendant, finissent écrasées. « Look how they massacred my boy », se lamentait Vito : il avait, une fois encore, raison.
Ressortir Le Parrain sonne donc comme une mise en garde. Cette restauration est le reflet d’une époque qui se borne à broyer du cinéaste, en les forçant à revisiter des classiques. Coppola a tout du moins l’honnêteté, ici, de refuser le remake, de refaire une déclinaison moderne, pour, à l’inverse, se contenter de moderniser sans refaire. Coppola dépoussière son classique d’un strict point de vue technique, comme rappelant, dans ce nouvel écrin, qu’un film ne perdure pas dans la mémoire collective à travers ses itérations bassement commerciales, mais bien par la modernité de son matériau filmique. Rien de daté dans Le Parrain, alors autant nettoyer la seule chose qui ploie face au temps, sa pellicule.
Là où certains veulent mettre à jour des œuvres accusant leur âge, Coppola se contente de mettre au propre : Michael Corleone ne vieillit pas. Car, à partir du moment où la porte s’est fermée, où le cycle tragique l’emporte, où le chef d’œuvre a délivré son message au public d’hier comme d’aujourd’hui, Michael ne vieillit plus.
A la production : Albert S. Ruddy & Gray Frederickson pour Paramount Pictures.
Derrière la caméra : Francis Ford Coppola (réalisation). Francis Ford Coppola & Mario Puzo (scénario). Gordon Willis (chef opérateur). Nino Rota (musique).
A l’écran : Marlon Brando, Al Pacino, James Caan, Robert Duvall, John Cazale, Diane Keaton, Talia Shire, Sterling Hayden.
En salle le : 23 février 2022.