L’aventure de Mme Muir : le fantôme en fête de Joseph L. Mankiewicz

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Si nous évoquons l’œuvre de Joseph L. Mankiewicz, nous pensons tout de suite à La Comtesse aux pieds nus, Eve ou Cléopâtre. Pourtant, L’aventure de Mme Muir marque tout autant les esprits par la puissance fantasmatique de ses images. Sa ressortie en salles est l’occasion de revoir l’un des meilleurs films du réalisateur, magnifique célébration de l’essence surnaturelle du cinéma.

L’aventure de Mme Muir n’est pas une simple romance fantastique, dans laquelle une jeune veuve s’éprend du fantôme de l’ancien propriétaire de son cottage. Le film est une expérience cinématographique relevant de ce que Derrida nomme la « spectralité », dynamique souterraine des rapports inconscients qu’entretiennent l’œil et l’image. Le spectre, reflet psychanalytique des profondeurs psychiques, est « l’inquiétante étrangeté » à laquelle renvoie la vision haptique du cinéma. Lucy Muir se retrouve confrontée à cette hantise, à ce dédoublement de la perception abolissant tout repère spatio-temporel au profit de la prégnance hallucinatoire de la mémoire. Avec le capitaine défunt, le passé devient le véritable avenir : ensemble, ils réécrivent le souvenir, transforment la nécessité consciente de l’irréversible en l’appropriation poétique d’une destinée commune. On ne sait ce qu’aurait été leur vie sans et avant cette rencontre, et c’est cette inconcevabilité d’un récit déterminé qui fait de l’impossible la voix de l’invisible, du fantôme l’incarnation de l’image.

Le souvenir du capitaine figure alors l’interdit pulsionnel d’un désir saturant le champ de vision, confondant le réel et l’irréel dans cette attirance tumultueuse pour la mort, le besoin irrépressible de la rendre désespérément vivante. Le spectre donne un corps à la passion, aux projections d’un manque indescriptible, qui, sans son apparition, serait resté informulé dans le refoulement, le déterminisme silencieux de l’affect empêché.  Son image transgresse la finitude, réalise la réversibilité improbable de la chair et de l’éther, repousse les frontières de l’imaginable : du regard de Lucy au nôtre, elle matérialise l’impensé, permet au cinéma d’être la révélation bouleversante de l’inconnu œuvrant dans nos existences.

La traduction française du titre du film est de fait particulièrement parlante : la relation de Mme Muir avec le défunt est en effet l’aventure d’une ouverture à l’au-delà, au dépassement des apparences tangibles du monde matériel. Plus qu’une histoire d’amour, le film est une conversion aux sphères inexplorées de l’esprit, à l’épreuve de la survivance, telle qu’elle se donne à vivre dans l’image. La vérité de la passion se joue dans la reconnaissance d’une telle expérience : nous sommes, pour toujours, deux, le passé du présent et l’avenir du passé. Le cinéma côtoie la psychanalyse, transformant la perte en horizon, la réminiscence en accomplissement. L’amour entre ces deux êtres repose sur la subtile cohabitation de l’image et de la parole : chaque échange se voit redoublé de l’impression indescriptible laissée par la captation visuelle du spectre, aussi bien du point de vue de Lucy que du spectateur, jusqu’à ce que l’image ne soit plus qu’un dialogue à elle seule, la sublimation du langage en cinéma.

La scène finale se voit ainsi coupée de mots. Nous nous laissons emporter, comme Lucy dans les bras de son amour, par la simple présence de l’image qui s’impose à nous. La main tendue du spectre prend le temps à rebours, rend à sa bien-aimée les traits de sa jeunesse, ravive l’émotion qui était alors la leur au moment de leurs entrevues éphémères. En cet instant, ils sont hors d’atteinte, transportés par ce paroxysme de la reviviscence, l’épuisement des ressources du passé dans leur mort conjointe. Ils disparaissent progressivement, finissent par rejoindre le hors-champ de l’éternité, ultime décor de l’immortalité du cinéma.

A la production : Fred Kohlmar pour 20th Century Studios.

Derrière la caméra : Joseph L. Mankiewicz (réalisation). Philip Dunne (scénario). Charles Lang (chef opérateur). Bernard Herrmann (musique).

A l’écran : Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders, Edna Best, Vanessa Brown, Anna Lee, Robert Coote, Natalie Wood.

En salle le : 1er février 2023.

Copyright photo : 20th Century Studios.