Connaissez-vous Khartoum ? Située au confluent du Nil Bleu et du Nil Blanc, la capitale soudanaise fit l’objet d’un siège aux alentours de 1885 lors de la guerre coloniale britannique menée contre l’insurrection Mahdiste qui souhaitait établir un émirat dans la région. Le conflit, plus connu chez nos amis anglo-saxons sous le nom de « campagne du Soudan », vit la participation de figures politiques et militaires célèbres parmi lesquelles celles du tout jeune Winston Churchill mais aussi et surtout de Charles Gordon (aka Gordon Pasha), un général mystique et amoureux du Soudan auquel Charlton Heston prête ses traits dans le malheureusement bien méconnu Khartoum réalisé par Basil Dearden en 1966. Bonne nouvelle : l’éditeur Rimini offre à tous les cancres cinéphiles une bonne leçon d’histoire avec une édition mediabook collector du film en DVD et Blu-ray !
Khartoum pourrait posséder à bien des égards sa place dans un musée. Voilà une œuvre qui appartient à l’époque aujourd’hui révolue des films d’aventure à la gloire de la grande civilisation britannique répandue aux quatre coins du globe. Ce golden age commence au tournant des années 30 pour s’achever cinquante ans plus tard environ, comptant bon nombre de chefs d’œuvre du genre comme par exemple Les Trois Lanciers du Bengale (Henry Hathaway, 1935), empreint d’un « joyeux » élan colonialiste, selon les dires de l’époque « exemplaire des vertus anglaises »… Cet Orient fantasmé dans sa « sauvagerie » indomptable culminera avec un chef d’œuvre absolu du genre, le mythique Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962), une épopée symptomatique du malaise qui pèse sur une Angleterre engoncée dans sa légende victorienne. Et en effet, l’idéalisme old school et la chevalerie n’ont plus vraiment lieu d’être à une époque où soufflait le wind of change sur les colonies britanniques. C’est dans ce contexte de repli identitaire qu’apparaît sur les écrans le film de Basil Dearden qui rend hommage à l’aventurier militaire anglais « Gordon de Khartoum ». Mieux, cette oeuvre oubliée résume à elle seul cet esprit d’exploration des terres (encore) inconnues au nom de la science et du progrès. Plus de deux heures durant, Khartoum célèbre la bravoure de l’armée britannique en prise avec des indigènes qui refusent de se soumettre aux bonnes manières occidentales. Ce cher Gordon Pasha laissera d’ailleurs derrière lui un journal « intime » précieux qui permet de nuancer cette première approche très manichéenne. On y découvre en effet qu’au-delà de l’élan expansionniste fait de voies ferrées et de réseaux routiers git tapis en arrière-plan une peur profonde du communisme paré du masque de la religion !
Le miracle de l’esprit humain, c’est son jugement qui ne discerne pas seulement jusqu’à quelle bassesse il peut descendre, mais aussi jusqu’où il peut s’élever. Ce ne sont pas nos corps de chair qui toucheront les étoiles, ce seront nos plus beaux poèmes.
Le coup de l’année
Nous sommes en 1883. Un régiment anglais vient de se faire massacrer par les fanatiques du Mahdi. Gordon débarque alors à Khartoum sur les ordres du Premier Ministre Gladstone. Sa mission ? Prendre en charge l’évacuation des quelques 13 000 militaires et civils anglais pris en otage dans la capitale soudanaise par les 30 000 hommes du leader religieux fanatique. Ce fait historique relativement méconnu en France intéressera au tournant des années 60 Robert Ardrey, un homme singulier qui passera à la postérité aussi bien pour ses talents de scénariste et de dramaturge, que pour celui d’anthropologue. Spécialisé dans l’adaptation de romans, on lui doit quelques chefs d’œuvre de l’âge d’or hollywoodien parmi lesquels Les Trois Mousquetaires (George Sydney, 1948) ou encore Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (Vincente Minelli, 1962), mais également des précis de vulgarisation éthologique dans lesquels il parvient à la conclusion que « la première manifestation d’humanité était la capacité de tuer ».

General Gordon’s Last Stand, de George W. Joy © Jupiterimages
Sans doute est-ce pourquoi Ardrey verra-t-il d’un très mauvais œil l’infantilisation du public américain annihilé par la télévision au tournant des années 50, allant même jusqu’à qualifier James Dean de simple effet de mode. Il décide donc de poursuivre cette réflexion iconoclaste sur le « singe tueur » par des nouvelles recherches qu’il lui faut financer. Khartoum fera donc l’affaire. Quelle aubaine ! Le producteur engagé Julian Blaustein, auquel on doit notamment le western anti-conformiste La Flèche brisée (Delmer Daves, 1950), se trouve prêt à le payer grassement pour écrire un scénario sur un épisode historique qui le fascine. Comble de l’ironie : le projet apparaît à l’ordre du jour un an et demi avant la sortie de Lawrence d’Arabie ! Khartoum passera entre temps de la MGM à la Warner jusqu’à la United Artists pour une production qu’on annonce déjà comme un sacré grand spectacle. Gregory Peck, Burt Lancaster puis James Mason sont tour-à-tour évoqués pour endosser le costume de Charles Gordon pendant que le producteur et son scénariste commencent les repérages en Afrique. « Le coup de l’année » reviendra finalement ex-aequo à Charlton Heston et Laurence Olivier dans une valse de va-et-vient faite d’hésitations. Derrière la caméra, c’est Lewis Gilbert, rompu aux usages du film de guerre, qui devrait prendre les commandes de Khartoum aux côtés de Freddie Young, le célèbre chef opérateur de… Lawrence d’Arabie, encore lui !

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BRANLE-BAT DE COMBAT
La conjoncture politique ne permettra pas à l’équipe de s’installer au Soudan. Direction donc l’Égypte pour démarrer une production à près de 8 millions de dollars, tournée dans un format adapté à ce gigantisme d’un autre âge, l’extra-large 70mm Ultra Panavision. Pour l’anecdote, seuls dix films auront recours à ce procédé entre les années 50 et 60 dont les très célèbres Révoltés du Bounty (Lewis Milestone, 1962) ou encore Ben-Hur (William Wyler, 1959) avec Charlton Heston une fois encore dans le rôle-titre. Il faudra attendre Les Huits Salopards (2016) de Quentin Tarantino pour le redécouvrir en salle. Imaginez un peu le ratio : une image de 1 mètre de hauteur possède une largeur de 2,76 mètres ! Retour dans le désert, donc. Charlton Heston se lance le défi d’incarner son Lawrence de Khartoum pour faire la nique à Peter O’Toole, acceptant par ailleurs de jouer un personnage plus âgé que lui. Mais la production s’interrompt brusquement lorsqu’éclate la révolution populaire soudanaise de 1964. Les rats quittent alors le navire un-à-un : Freddie Young pris par le tournage du Docteur Jivago (1965) de son camarade Lean, suivi de Lewis Gilbert plus intéressé par un film pop plus modeste, le pétillant Alfie (1966). Blaustein revient alors de sa pêche en Angleterre avec le réalisateur Basil Dearden parachuté sur le projet contre l’avis de Charlton Heston qui en voudra au cinéaste d’avoir si maladroitement mis en scène Khartoum. Ce « nouveau » poulain appartient quant à lui à l’écurie des studios Ealing où il a déjà fait ses armes depuis les années 40 dans les films de genre (thriller et fantastique principalement) aux côtés d’autres cinéastes restés à la postérité contrairement à lui : Val Guest, Roy Ward Baker etc. Son style de mise en scène nerveuse devrait s’accommoder parfaitement avec son habitude de tourner en extérieurs pour plus d’authenticité. Ne resteront de lui au contraire que des critiques qui lui reprocheront son bureaucratisme. Ce reproche d’habile faiseur, Dearden ne fera malheureusement que le confirmer avec Khartoum. Le réalisateur n’ira même pas jusqu’en Afrique pour tourner mais posera ses caméras dans les studios de Pinewood où il s’avouera gêné par le recours au 70mm, un format trop distrayant selon lui pour suivre l’intrigue. Pour plus de confort, Dearden rappelle le chef opérateur de son précédent long-métrage, Ted Scaiffe, pour filmer une œuvre sur laquelle il ne s’implique que très peu.

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C’est le réalisateur de seconde équipe Yakima Canutt, le doubleur de John Wayne dans La Chevauchée fantastique (John Ford, 1939) qui prend dès lors en charge le tournage des grandes batailles en Égypte avec un réalisme déconcertant, impliquant des milliers de milliers de figurants, de chevaux et de chameaux… Dont des cadavres d’animaux morts ! Un autre morceau de bravoure revient au photojournaliste américain Eliot Elisofon qui filmera l’inoubliable prologue du film raconté en voix off par Leo Genn, lui aussi habitué aux superproductions (Quo Vadis de Mervyn LeRoy en 1951 ou encore Moby Dick de John Huston cinq ans plus tard). On retiendra au final du film outre sa démesure la performance « haute en couleur » d’un Sir Laurence Olivier grimé dans la peau du Mahdi. En effet, l’acteur singera l’accent outrancier de son personnage en écoutant des enregistrements de soudanais reproduits à la façon de Peter Sellers.
The Battle for Khartoum
Khartoum sort sur les écrans le 15 juin 1966, quelques semaines après Un homme et une femme de Claude Lelouch qui ravira haut la main à Robert Ardrey… l’Oscar du meilleur scénario original l’année suivante ! Le film fait un triomphe dans une Angleterre qui devient championne du monde de football à la même période. La France et les États-Unis lui réservent un accueil plus frileux, obligeant notamment le distributeur outre-Atlantique à vendre sans succès la production sous un titre alternatif plus tapageur : The Battle for Khartoum. Reconnaissons également son anachronisme : 1966 sera marqueé par une vague de films contestataires en Occident dont la fameuse Trilogie crépusculaire du dollar de Sergio Leone. Revoir Khartoum cinquante ans plus tard, c’est non seulement découvrir quelques incohérences historiques certes nécessaires au scénario (Gordon ne rencontra en réalité jamais le Mahdi), mais surtout apprécier la performance sensible de Charlton Heston dans l’un de ses derniers grands rôles historiques après avoir incarné pêle-mêle Buffalo Bill, Moïse, Jean le Baptiste ou encore Michel-Ange.

© United Artists
C’est également apprivoiser un regard plus mélancolique que nostalgique sur une époque célébrant encore tardivement l’impérialisme à la papa. D’aucuns affirmeront que le film met au contraire en scène la lutte par armées interposées de deux formes de fanatismes sans jamais prendre parti pour l’un ou l’autre. Nous en doutons encore… Pour l’heure, cette nouvelle généreuse galette DVD offerte par les éditions Rimini propose une magnifique restauration dont le travail sur la colorimétrie rend hommage à la photo d’origine, au point d’avoir l’impression d’assister à une véritable projection dans son salon, sans même souffrir du traditionnel souffle sur la piste son des films qui commencent à prendre sérieusement de la bouteille. Le coffret s’enrichit d’un livre d’une centaine de pages, Khartoum, le dernier rempart, en partenariat avec La Plume. Le lecteur cinéphile y découvrira moultes anecdotes sur le tournage du film, mais également une analyse politique et historique précise du conflit soudanais. Cette petite pépite vient bien évidemment en supplément de la traditionnelle bande-annonce d’époque, d’un making-of d’une vingtaine de minutes sous forme d’interview menée par l’historien du cinéma Sheldon Hall mais aussi d’une conversation très cinéphile d’une demi-heure entre Jean-François Rauger, responsable de la programmation à la Cinémathèque, et de Jean-François Baillon, spécialiste du cinéma britannique. Outre ces bonus, cette nouvelle édition recèle un énième trésor, à savoir un entretien avec Heston Jr., Fraser, qui évoque l’amour de son paternel pour l’Histoire et l’art du comédien. Le fils deviendra d’ailleurs réalisateur pour la télévision (L’Île au trésor en 1990 avec son père), puis le cinéma avec Le Bazaar de l’épouvante (1993) d’après le roman fantastique de Stephen King, un genre vers lequel s’orientera d’ailleurs son père à partir des années 70.
Khartoum (1966 – Royaume-Uni) ; Réalisation : Basil Dearden. Scénario : Robert Ardrey. Avec : Charlton Heston, Laurence Olivier, Richard Johnson et Ralph Richardson. Chef opérateur : Edward Scaife. Musique : Frank Cordrell. Production : Julian Blaustein. Format : 2,76 : 1. Durée : 134 minutes.
Disponible en DVD et Blu-ray le 29 septembre 2019.