Jojo Rabbit

par

Jojo Rabbit

Si on connaissait ses talents de patineur artistique grâce à Mel Brooks (La Folle Histoire du monde, 1981), Chaplin, lui, nous avait déjà révélé sa grâce de danseur d’opérette quelques années plus tôt (Le Dictateur, 1940). Footballer émérite dans la pochade nanardesque de Philippe Clair, (Le Führer en folie, 1974), David Wnendt en fera une star des internets pour orchestrer son come-back tout aussi hilarant qu’effrayant (Il est de retour, 2015). A croire que nous n’en n’avons toujours pas fini avec le plus célèbre des moustachus hargneux que l’Histoire ait connu… Tenez-vous bien, Taika Waititi remet le couvert avec Jojo Rabbit, une bien jolie fable sur un jeune louveteau nazi endoctriné comme pas deux, qui va découvrir qu’un Juif, ça ne porte pas de cornes, et que son BFF [Best Friend Forever pour le profane] imaginaire, Hitler en personne, pourrait ne pas être aussi cool qu’il n’en a l’air. Ce récit initiatique poignant lorgne davantage du côté de l’anarchisme des Marx Brothers que de la leçon politiquement correcte et lénifiante. Après tout, que pouvait-on bien attendre d’autre de la part d’un cinéaste judéo-maori qui envisageait de réaliser il y a peu Bubbles, un biopic en stop-motion sur Michael Jackson du point de vue de son chimpanzé ?

HYPE HITLER !

Jojo Rabbit, c’est le surnom qu’on donne à Johannes Betzler (Roman Griffin Davis), un scout blondinet haut comme trois pommes qui aime les chemises brunes, les croix gammées et le Führer dont il a d’ailleurs fait son ami imaginaire. Et devinez quoi ? On ne s’imaginait pas à quel point Hitler pouvait être aussi « hype », du genre à  « checker » ses amis à coups de « Heil ». Après tout, on a l’ami imaginaire qu’on mérite, non ? Souvenez-vous, pour Haley Joel Osment, c’était Bogus, le magicien bâti comme une armoire à glace qu’incarnait Gérard Depardieu période Barilla. Mais ça, c’était bien avant de voir des morts un peu partout. Passons… Jojo, lui, s’apprête à vivre un grand jour : il va enfin intégrer la « prestigieuse » Deutsches Jungvolk, une sorte de centre aéré pédagogique pour ados pré-pubères nazis, où les scouts brûlent des livres le soir au coin du feu et parachèvent leur endoctrinement avant d’être envoyés illico presto sur le front pour servir de bombes humaines dans des uniformes en papier mâché. Sous le commandement du capitaine Klenzendorf (Sam Rockwell), un héros de guerre éborgné, amateur de fanfreluches, et de Fräulein Rahm (Rebel Wilson), une fière poule pondeuse au service du Reich, Jojo découvrira que les Juifs doivent leurs écailles à une mutation génétique, qu’ils pondent des oeufs comme la reine-mère d’Alien et que les rabbins se fourrent des prépuces dans les oreilles. De ces précieux enseignements le garçon compte d’ailleurs apporter sa contribution au Reich avec un manuel à destination des bons aryens (désolé, on ne se refait pas), le Yoohoo, Jew qui compilera les signes distinctifs de la race inférieure. La ferveur du Castor Junior n’emporte malheureusement pas l’adhésion de ses camarades, à l’exception de Yorki (Archie Yates), un « petit gros » empoté incapable de tâter du poignard comme Jojo de la grenade explosive, la tristement célèbre Stielhandgranate qui va le défigurer et donc le rendre inapte à rejoindre la garde rapprochée du Führer. Cette petite panthère effarouchée – après tout, il n’a même pas le cran de tuer un lapin à mains nues, juste histoire d’épater la galerie ! – n’est désormais plus bon qu’à coller des affiches de propagande sur les murs de la pittoresque ville de Falkenheim, ou à collecter de la ferraille pour soutenir l’effort de guerre.  Ses grands discours nationalistes, Jojo les réserve pour le dîner à sa maman, Rosie (Scarlett Johansson), plus réservée que lui à l’égard de l’idéologie en vogue. Cette mère célibataire au foyer étrangement absente n’aspire à rien d’autre qu’à garder un minimum de dignité aussi bien pour Jojo que pour son pays, surtout depuis que son mari a disparu sur le front en Italie, et qu’elle cache dans sa maison une jeune Juive, Elsa (Thomasin McKenzie), au nez et à la barbe de son fils. Mais le fin limier ne tarde pas à découvrir le pot-aux-roses en l’absence de sa mère.  Parce qu’on a tous besoin d’un petit Juif caché dans le placard, enfin du moins dans le monde bariolé de svastikas de Jojo, le petit théoricien en herbe espère bien pouvoir observer la pousse des cornes sur la tête de sa colocataire, et donc accréditer davantage les thèses de son grand oeuvre sur le sujet. Inutile donc, comme le suggère Hitler, de mettre le feu à la maison puis d’accuser Churchill. Jojo s’embarque ainsi sur le chemin de la rédemption au cœur de la guerre, grâce à une charmante créature démoniaque, pendant que dehors, la situation tourne à la farce, quitte à envoyer au feu de vrais bergers allemands. Au terme de ce long et douloureux parcours, libéré de ses chaînes par la grâce de l’amour et de la littérature (on dit merci qui ? Merci Rilke !), Jojo enverra valser son doppelgänger dans le décor. Fuck off ! Place aux jeunes !

Je ne voulais en aucun cas faire un drame classique sur la haine et les préjugés parce que nous sommes désormais beaucoup trop habitués à ce genre de films. Quand quelque chose semble un peu trop facile, j’aime semer le chaos. J’ai toujours été convaincu que la comédie est le meilleur moyen de mettre le public à l’aise. Alors, dans Jojo Rabbit, j’amène le public au bon état d’esprit en le faisant rire, et une fois qu’ils ont baissé la garde, je commence à semer ces petites doses de drame qui ont un poids sérieux et prennent leur place en eux.

Taika Waititi

LE CIEL EN CAGE

Jojo Rabbit, c’est d’abord un roman de Christine Leunens, Le Ciel en cage/Caging Skies(éd. Philippe Rey, 2007), dans lequel un nazillon viennois de 17 ans revenu méchamment amoché des Jeunesses Hitlériennes découvre que sa famille cache une jeune juive dans le grenier. Lorsque la mère de Taika Waititi, elle-même d’origine juive russe, fait découvrir le livre à son fils en 2011, le réalisateur jouit d’une petite renommée au box-office néo-zélandais grâce à la comédie dramatique Boy, sur le passage à l’âge adulte d’un ado maori fan de Michael Jackson. Pour n’importe quel cinéaste un peu ambitieux, adapter Le Ciel en cage, c’est s’offrir un ticket en première classe pour Hollywood qu’on sait friand des grands sujets historiques et moralisateurs. Mais c’est là bien mal connaître Taika Waititi ! Il suffit de voir quel sort il a réservé à Dracula et sa mythologie dans le court mockumentaire What What We Do In The Shadows (2005) pour comprendre que l’artiste donne bien plutôt volontiers dans le détournement parodique irrévérencieux à la Mel Brooks. Le projet lui donnerait également l’occasion de revisiter sa jeunesse bohème à Berlin où il s’était essayé à la peinture. Comme l’ami imaginaire de Jojo, Waititi ne percera pas dans les arts plastiques et s’en ira donc jouer au dictateur en plateau, après avoir troqué son pinceau pour une caméra chez lui, en Nouvelle-Zélande. Comme Adolf, son destin le mènera vers la mythologie nordique avec Thor : Ragnarok (2017), dont le marteau surpuissant fascinait d’aillleurs Himmler, geek avant l’heure. Bref, toutes les routes semblaient mener Taika vers Falkenheim. Si lui aussi trouve que les nazis ne sont vraiment pas des chics types, passer deux heures à cracher sur grand écran une haine des plus communes ne satisfait alors pas pleinement ses aspirations de metteur en scène.

La Fürhermania à Cologne, en 1936 © ullstein bild

La Beatlemania à New York, en 1964 © Associated Press

Fidèle à son humour transgressif, Waititi adjoint à Johannes un ami imaginaire, lequel, selon toute probabilité, ne pourrait prendre que l’apparence d’Adolf Hitler, du moins tel que l’imaginait un garçonnet de 10 ans aussi fan du Führer dans l’Allemagne des années 40 que ne pouvait l’être une groupie des Beatles dans le Swinging London des sixties. Aussi comprendra-t-on pourquoi le dictateur apparaît à l’écran comme un camarade de jeu un peu benêt, toujours plein d’enthousiasme, même surmonté d’une coiffe d’Indien ou un bonnet de bain ! Imaginez donc un peu maintenant Waititi pitcher son film aux pontes des studios, et vous comprendrez pourquoi il lui aura fallu huit ans pour trouver un type assez barge à Hollywood pour accepter d’apposer le logo de sa firme au mieux sur une production de première classe, au pire sur une farce de très mauvais goût. Seule la Fox consentira à financer le projet, à condition de capitaliser sur le nom du réalisateur devenu entre-temps bankable grâce à son succès chez Marvel. Taika Waititi se retrouve alors obligé d’incarner lui-même Hitler, une idée qui ne le met pas vraiment à l’aise au début, surtout qu’il va devoir diriger son film dans un costume d’époque plus vraiment en vogue et voir sa trombine affublée de la panoplie mèche-moustache sur des affiches placardées un peu partout dans l’espace public.

Ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’en enfilant le costume de nazi et en me regardant dans le miroir, je me suis rendu compte d’à quel point le monde qu’ils ont construit est enfantin et immature. Si vous faites attention aux détails des uniformes, vous verrez qu’il y a des éclairs sur les boucles de ceinture, un crâne et des os sur leurs chapeaux. C’est un peu comme s’ils utilisaient les fantasmes d’un petit garçon quand ils ont créé toutes ces choses

Taika Waititi

PAS DE PRINTEMPS POUR HITLER

Taika Waititi  incarne un Führer cartoonesque, proche parent de Papa Schultz, prenant ainsi mieux à rebours les tristes souvenirs laissés par le bonhomme et son idéologie pour en tirer une subtile satire contre la haine et ses thuriféraires dans un écrin pop aux couleurs pastels. La photo, signée Mihai Malaimare Jr (on lui doit notamment le noir et blanc classieux du Tetro de F.F. Coppola) convoque un spectre de couleurs étonnamment vibrantes pour donner à voir une sombre époque que des générations de cinéastes nous ont habitué à imaginer sous une lourde chape de plomb grisâtre. Le cinéaste et son chef op’ ont donc décidé de donner un bon coup de pied dans la fourmilière en nous rappelant que le citoyen du IIIe Reich ne portait pas uniquement, voire que rarement, la chemise brune, à en croire les rares photos en couleur de l’époque. L’Allemagne de et vue par Jojo Rabbit se teinte ainsi de verts luxuriants, de rouges incandescents et de rose bonbon, en écho lointain au Budapest de Wes Anderson. Et c’est peut-être bien cette même tonalité acidulée qui parvient à nous faire véritablement toucher du doigt le cœur de la problématique à l’œuvre dans la mécanique burlesque savamment huilée par Taika Waititi. Le cinéaste semble en effet nous inviter à une bien singulière (re)lecture de l’histoire, dans la lignée des Chaplin, Brooks et consorts. Et si Adolf Hitler, pop star n°1 du Reich, n’était tout simplement pas le meilleur acteur que l’Histoire ait jamais connu ? Pop, c’est ce dont nous convainc le générique « électrisant » de Jojo Rabbit et ses images d’ados nazis fanatiques extraites du Triomphe de la volonté (L. Riefenstal, 1935) remontées au son de « Komm, Gib Mir Deine Hand » (plus connue sous le titre « I Want to Hold Your Hand », des Beatles), prélude à la version allemande de « Heroes » (« Helden ») du générique de fin, composée par Bowie lors de son séjour à Berlin, « éloge ultime de la pop quant au triomphe possible de l’esprit humain sur l’adversité » à en croire David Buckley, fan absolu du chanteur. Acteur à succès, Hitler l’était, pour sûr. Combien d’orateurs et d’illusionnistes de sa trempe auront su emporter aussi unanimement l’adhésion des foules avec une obséquiosité qui confine à la bouffonnerie ? Alors certes, Waititi n’entend ni ériger un monument à la gloire du Führer, ni même venger la mort de 6 millions de Juifs… Ou alors peut-être faudrait-il s’en remettre aux surhommes hyper-virils dont Hollywood fait ses choux gras depuis trop longtemps en toute innocence ? Le cinéaste marche donc ici d’autant plus sur la corde raide qu’il contribue à la mythologie néo-fasciste des comic books, certes avec beaucoup d’auto-dérision, mais aussi désormais au devoir de mémoire, sans la révérence attendue envers l’Holocauste, alors que les extrémistes de tout poil n’ont jamais autant tenu le haut de l’affiche dans l’Amérique de Trump, lui-même abonné au toupet et à l’arrogance. Le nazisme et ses exégètes, Hollywood n’a su que trop bien les conspuer, et bien souvent pour regonfler à bloc son propre roman national. Mais a-t-on un jour sérieusement prêté à l’oreille à ces bouffons impertinents qui renvoient les Shylock au placard pour mieux moquer leurs bourreaux ? Ironie de l’histoire, ce sont souvent les premiers à saigner qui portent le plus judicieusement le coup d’estoc. Ainsi des trois Stooges (You Nazty Spy !, 1940), de Jack Benny (To Be or not to Be de Lubitsch, 1942) ou encore de Peter Sellers (Docteur Folamour de Kubrick, 1964). Taika Waititi est un de ceux-là, à n’en pas douter. Mais pour l’heure, il ne fait toujours pas bon rire à Hollywood, encore frileuse à l’idée de se dérider pour la cause. Non, décidément non, il n’y a pas de printemps pour Hitler…

Jojo Rabbit (2020 – États-Unis, République Tchèque et Nouvelle-Zélande) ; Réalisation : Taika Waititi. Scénario : Taika Waititi d’après le roman Le Ciel en cage de Christine Leunens. Avec : Roman Griffin Davis, Thomasin McKenzie, Scarlett Johansson, Taika Waititi, Sam Rockwell, Rebel Wilson, Alfie Allen, Stephen Merchant et Archie Yates. Chef opérateur : Mihai Malaimare Jr. Musique : Michael Giacchino. Production : Taika Waititi, Carthew Neal, Chelsea Winstanley, Kevan Van Thompson. Format : 1,85:1. Durée : 108 minutes.

En salle le 29 janvier 2020.  

Copyright photo de couverture : Larry Horricks/Fox Searchlight Pictures/The Ringer illustration.