« Tu trouves pas que souvent, quand les gens parlent, c’est vraiment plate ? ». A 14 ans, Juliette (Alexane Jamieson) s’ennuie à l’école, où des « cons » l’insultent en permanence sur son poids. Les derniers mois avant les vacances ne seront pour autant pas une promenade de santé puisqu’elle va être amenée à se remettre en question mais aussi ses amitiés et sa famille. La jeune Alexane Jamieson incarne ici un personnage popularisé par une flopée de teens movies et coming-of-age stories dont on nous inonde chaque année en salle. Mais si Anne Émond délivre une fiction dans la droite lignée des récents Lady Bird (Greta Gerwig, 2017), Booksmart (Olivia Wilde, 2019), Eighth Grade (Bo Burnam, 2018), etc., c’est pour mieux renouveler le genre avec une rare authenticité, en décalage total avec ses contemporains.
COMING-OF-AGE STORIES
Jeune Juliette nous transporte d’emblée dans une époque incertaine où l’on s’habille à la mode des années 80 dans des bâtiments un peu vieillots qui portent la trace du temps. Le chef opérateur lui-même, Olivier Gossot, teinte son image d’un vernis jaunâtre old fashioned. Jeune Juliette est-il donc réellement un film de 2019 ? Il suffit de prêter attention aux conversations de Juliette et de son amie Léane (Léanne Désilets) pour nous en convaincre puisqu’il y est question d’Ed Sheeran et de téléphones portables… Qui brillent par leur absence à l’écran ! Les quelques ordinateurs qu’on pourra brièvement apercevoir au cours du film feraient, eux, bien triste mine face aux gadgets high tech des productions contemporaines hollywoodiennes. Ne comptez pas plus entrapercevoir Twitter, Snapchat, Youtube ou même d’autres réseaux sociaux… L’ancien et le moderne cohabitent bien singulièrement dans un monde adolescent dont on mesure l’universalité à l’aune du peu de références attendues (mais déçues) à la pop culture américaine. C’est là l’un des choix les plus importants, les plus appréciables et les plus intelligents de la cinéaste qui nous offre à quelques semaines des fêtes de Noël un film atemporel.
Que l’on soit jeune dans les années 1980 ou dans les années 2020, les grandes émotions restent les mêmes.
Ce seul refus d’ancrer l’histoire de la jeune Juliette dans une époque bien déterminée permet à la cinéaste d’éviter les écueils évoqués précédemment. Eighth Grade trouvait ainsi par exemple sa seule raison d’être dans son usage des réseaux sociaux. Mieux, à en croire Anne Émond, si l’adolescence est un « terreau tellement fertile » sur lequel on peut toujours poser un « regard qui se renouvelle », alors pourquoi ne pas ajouter le sien ? Son personnage principal ne ressemblera en rien aux archétypes des coming-of-age stories où l’on ne croise guère de « grosse torche », malheureux surnom affublé à Juliette par ses camarades. Cette-dernière se singularise non seulement par sa dégaine peu commune que par son comportement complexe qui lui permet en retour de gagner encore en densité, et donc en « réalisme ». Juliette, passionnée par la lecture, une activité peu en vogue chez ses camarades, n’apprécie guère de servir d’élève-modèle au nom de ses qualités scolaires. De même, son combat acharné pour la justice au quotidien ne l’empêche pas pour autant d’énoncer tout un fatras d’horreurs et de mensonges improbables.

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Et l’amour dans tout ça ? Juliette en rêve, mais refuse toutes ses manifestations. Certes, son personnage, parfois insupportable, ne prétend pas à la perfection, mais peut-on seulement lui reprocher son intégrité qui n’a d’égale que son authenticité ? Jeune Juliette donne l’occasion à sa réalisatrice de jouer avec certains clichés du genre pour mieux les détourner, car « reprendre les codes du coming of age de manière décomplexée » la faisait rire et lui donnait « l’impression d’être beaucoup plus juste ». La traditionnelle belle-mère, bien souvent considérée comme un élément perturbateur au sein de la cellule familliale, reçoit ainsi au contraire l’accueil bienveillant de Juliette qui doit désormais composer avec la nouvelle compagne de son père. De même, exit le cliché du père célibataire qui bataille pour entretenir une relation apaisée avec sa progéniture. Ici, Anne Émond nous dépeint avec justesse une figure paternelle proche de sa fille sans conflit aucun.
HOME MOVIES
Le chef opérateur Olivier Gossot souligne le réalisme de son sujet en composant un jeu de lumières naturaliste en 35mm, un luxe à l’heure du digital, quitte à dissimuler des éléments du cadre dans un clair-obscur qui lorgne du côté de l’âge d’or de la peinture hollandaise. On ne s’étonnera donc pas de découvrir que la seule source de lumière visible à l’image provienne parfois d’une fenêtre, comme chez Vermeer ou Rembrandt, ou au contraire qu’une source directe, comme le soleil, ne « crame » légèrement le celluloïd. Ce choix, Anne Émond le justifie comme une pure et simple nécessité car « a priori rien n’était « beau » dans ce que nous allions filmer : une banlieue morne, la lumière crue du Québec en juillet, des acteurs pas du tout embellis par les costumes et les maquillages. Le 35 mm était décisif, selon nous, pour donner au film son ton estival, chaleureux ». Jeune Juliette pourrait même bien être un film de vacances, les incrustations de répliques à même l’image en plus (les « cons » de Juliette », etc.) auxquelles s’ajoutent des split screens et autres transitions un peu kitschs. Ces procédés stylistiques teintent ce home movie d’une touche « pop » et enfantine, à la limite du bédéesque, nous facilitant l’entrée dans le monde ingrat d’une adolescente dont le film adopte exclusivement le point de vue.
Aussi la réalisatrice confirme-t-elle cette impression lorsqu’elle déclare que « dans le fond et la forme, je voulais rester à son niveau. Je ne voulais surtout pas l’observer de haut ». Et c’est un pari réussi : l’authenticité et la gouaille de son personnage principal gagnent notre sympathie dès l’ouverture du film. Impossible dès lors de ne pas vouloir la quitter des yeux pendant une centaine de minutes. Jeune Juliette parvient ainsi à s’inscrire genre populaire sur-codifié, la coming-of-age story, en en détournant très habilement les canons. Sa réalisatrice brosse un portrait singulier et rafraîchissant de l’âge ingrat en donnant à voir des archétypes bien trop souvent relégués au hors-champ, parmi lesquels un enfant autiste Asperger, une adolescente lesbienne meilleure amie de l’héroïne rondelette, etc., confrontés à des problèmes davantage universels que générationnels. Et si Jeune Juliette ne nous épargne pas quelques stéréotypes usés jusqu’à la corde – le beau gosse, les mean girls, etc. -, c’est toujours pour mieux permettre à sa jeune héroïne de les déboulonner gentiment.

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Jeune Juliette (2019 – Québec) ; Réalisation et scénario : Anne Émond. Avec : Alexane Jamieson, Léanne Désilets, Robin Aubert, Gabriel Beaudet, Antoine Desrochers, Christophe Levac, Stéphane Crête et Tatiana Zinga Botao. Chef opérateur : Olivier Gossot. Musique : Vincent Roberge. Production : Sylvain Corbeil et Marie-Claire Lalonde. Format : 1,85:1. Durée : 97 minutes.
En salle le 11 décembre 2019.